Un
marché à cent trente mille milliards de cheveux
ALEXIS
VANNIER
Eric
Constantino a ouvert son premier salon de coiffure en Chine il
y a cinq ans, et le deuxième en juin dernier. Il a su accompagner
le retour de la coiffure, non plus seulement comme un acte d’hygiène
mais aussi comme une manière d’affirmer sa personnalité.
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Eric Constantino est toujours là pour
prodiguer ses conseils. |
On raconte qu’un fabricant américain
de cigarettes, au siècle dernier, cherchant de nouveaux débouchés
pour ses produits, aurait consulté un livre de géographie et,
comparant les populations des différents pays, aurait pointé son
doigt sur la Chine. C’est aussi ce potentiel énorme, 1,3 milliards
de têtes à coiffer, qui a attiré le coiffeur français Eric Constantino,
il y a cinq ans, dans l’empire du Milieu. « La Chine était
le pays qui offrait le potentiel de développement immédiat le
plus important pour nous, explique, avec une pointe d’accent du
sud, le patron des salons qui s’appellent pourtant Eric Paris.
Car à l’époque, au niveau de la coiffure en Chine, il n’y avait
rien. Mais en même temps, la Chine s’ouvrait à la consommation ».
Le choix des trois partenaires, deux Français et un
Chinois, se porte tout d’abord sur Beijing, la capitale, et la
ville la plus en avance en Chine selon Eric Constantino. Cinq
ans plus tard, Eric se classe parmi les cinq premiers salons de
coiffure pékinois par le chiffre d’affaires « Et encore,
précise Eric Constantino, ceux qui sont devant nous, le font avec
six ou sept fois plus de personnel et en tournant 18 heures sur
24. Nous, nous ne sommes que dix ici. » En juin dernier,
Eric a ouvert son deuxième salon, à Shanghai cette fois, et « depuis
octobre, nous sommes rentables, hors amortissement. » La
stratégie suivie a été la même qu’à Beijing : cibler tout
d’abord une clientèle expatriée qui permet d’attirer petit à petit
une clientèle locale, la nouvelle classe moyenne supérieure chinoise,
ces jeunes cols blancs qui ont les moyens de se payer une coupe
à un tarif français, c’est à dire deux à trois fois supérieur
au prix pratiqué dans un salon chinois haut de gamme.
Beaucoup
de chemin parcouru donc, en cinq ans, pour ce coiffeur français,
même si – évidemment – tout n’a pas été facile : « deux
mois après l’inauguration d’un premier salon sur Wangfujing, la
principale artère commerçante de Beijing, dans lequel nous avions
beaucoup investi, on apprend que la rue va être fermée durant
deux ans pour rénovation… Il a fallu tout recommencer à zéro ! »
Beaucoup de chemin parcouru également pour la coiffure en Chine.
En effet, si ce domaine a toujours occupé une place importante
dans l’art chinois de la mise–
il n’y a qu’à admirer les fabuleux chignons portés par
les femmes des temps jadis sur les anciennes peintures pour s’en
convaincre – les dix années de troubles de la révolution culturelle,
comme l’explique le sinologue français Jean-Philippe Béja,
ont brutalement, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres,
cassé le fil de cette tradition « contre-révolutionnaire » :
« À l’époque, il n’y avait que deux coiffures autorisées
pour les femmes : les nattes pour celles qui n'étaient pas
mariées et les cheveux courts pour les femmes mariées. Le seul
moyen de contourner cette règle et de pouvoir porter les cheveux
détachés, c’était au moment de sortir de la douche, en attendant
qu’ils sèchent. Et je me souviens, à la fin des années 70, lorsque
je suis venu à Shanghai, les Shanghaiennes donnaient toujours
l’impression de sortir de la douche ! »
Si
dans les années 80, les choses ont commencé à bouger, « il
y a seulement cinq ans, rappelle Eric Constantino, on en était
encore au stade de la coiffure hygiénique » : on se faisait
couper les cheveux pour être propre, pas pour être beau. Mais
en même temps ce pays s’ouvrait à la consommation, avec l’apparition
dans les kiosques chinois des magazines de mode internationaux,
Elle, Cosmopolitan ou Madame Figaro, dont
Eric Constantino, en tant que seul coiffeur français de Beijing,
occupe régulièrement les colonnes et qui sont aussi les lectures
des jeunes femmes dynamiques et aisées qui représentent le cœur
de la cible d’Eric.
Technique et conseil
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Modernisme et décoration qui plaisent
à la clientèle ciblée. |
Que vient chercher cette clientèle chinoise chez ce
coiffeur français ? Deux choses essentiellement : un
peu de « French touch » et beaucoup de savoir-faire :
« En France, il faut suivre une formation de trois à cinq
ans avant de pouvoir se prétendre coiffeur, alors qu’en Chine,
tout comme aux États-Unis d’ailleurs, elle n’est que de neuf mois »,
rappelle Eric. Et la différence se voit, ciseaux à la main, au
niveau des techniques de coupe – « incomparables » selon
Lang Hongtao, un des coiffeurs chinois de l’équipe d’Eric – mais
aussi dans toute la chimie (couleurs, permanentes…) qui occupe
une place grandissante dans le métier de coiffeur. Là où dans
bien des salons chinois on utilise des prêts à l’emploi dont la
provenance n’est pas toujours très claire, chez Eric Constantino,
on utilise exclusivement des produits importés de France fournis
par un grand groupe de cosmétiques et on parle réaction chimique
et colorimétrie… « Les clientes sont également très sensibles
au traitement des cheveux que l’on peut offrir, explique Eric.
Notamment à Beijing, où la pollution et la sécheresse de l’air
agressent beaucoup les
cheveux. Enfin, elles viennent chercher un conseil. Nous offrons
un modèle de coiffure latin, c’est à dire très doux et qui s’adapte
aux formes du visage, différent de ce que proposent par exemple
les coiffeurs coréens ou japonais avec leurs formes très géométriques.
C'est certes très beau sur le papier, mais dès que le cheveu repousse,
cela devient importable. En fait, la coiffure c’est un peu comme
la gastronomie : on ne peut pas comparer un sushi
avec une tranche de foie gras frais ! Nous avons quelques
siècles de culture en plus dans ces deux domaines… ».
Pour
le conseil, si la langue n’est pas un obstacle (Eric travaille
avec une interprète), il reste tout de même à surmonter un important
fossé culturel : « Contrairement à la France, par exemple,
où la coiffure doit être le reflet de la personnalité, en Chine,
nous sommes dans un pays où la coiffure doit répondre à une situation
sociale. Par exemple, lorsqu’une avocate vient chez nous, elle
nous demande à être coiffée… comme une avocate ! On doit
alors discuter longuement avec la cliente pour comprendre ce qu’elle
entend par là… »
Technique + professionnalisme + écoute du client, ce
sont là les ingrédients essentiels du succès de ce coiffeur français
en Chine, devenu une star que s’arrachent les magazines de mode
chinois. Eric démontre ainsi que l’on peut respecter
les canons de la beauté classique chinoise tout en créant de nouvelles
formes de coiffures, plus esthétiques et sachant prendre en compte
la physionomie et la personnalité des individus.
Il démontre aussi que, dans son cas au moins, le mot cheveu
en chinois, « fa », synonyme de richesse, qui
a fait le succès des « fa cai », légumes en forme
de cheveux servis lors des banquets de la fête du Printemps, peut
réellement être annonciateur de prospérité…