MAI 2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Un marché à cent trente mille milliards de cheveux

ALEXIS VANNIER

Eric Constantino a ouvert son premier salon de coiffure en Chine il y a cinq ans, et le deuxième en juin dernier. Il a su accompagner le retour de la coiffure, non plus seulement comme un acte d’hygiène mais aussi comme une manière d’affirmer sa personnalité.

Eric Constantino est toujours là pour prodiguer ses conseils.

On raconte qu’un fabricant américain de cigarettes, au siècle dernier, cherchant de nouveaux débouchés pour ses produits, aurait consulté un livre de géographie et, comparant les populations des différents pays, aurait pointé son doigt sur la Chine. C’est aussi ce potentiel énorme, 1,3 milliards de têtes à coiffer, qui a attiré le coiffeur français Eric Constantino, il y a cinq ans, dans l’empire du Milieu. « La Chine était le pays qui offrait le potentiel de développement immédiat le plus important pour nous, explique, avec une pointe d’accent du sud, le patron des salons qui s’appellent pourtant Eric Paris. Car à l’époque, au niveau de la coiffure en Chine, il n’y avait rien. Mais en même temps, la Chine s’ouvrait à la consommation ».

Le choix des trois partenaires, deux Français et un Chinois, se porte tout d’abord sur Beijing, la capitale, et la ville la plus en avance en Chine selon Eric Constantino. Cinq ans plus tard, Eric se classe parmi les cinq premiers salons de coiffure pékinois par le chiffre d’affaires « Et encore, précise Eric Constantino, ceux qui sont devant nous, le font avec six ou sept fois plus de personnel et en tournant 18 heures sur 24. Nous, nous ne sommes que dix ici. » En juin dernier, Eric a ouvert son deuxième salon, à Shanghai cette fois, et « depuis octobre, nous sommes rentables, hors amortissement. » La stratégie suivie a été la même qu’à Beijing : cibler tout d’abord une clientèle expatriée qui permet d’attirer petit à petit une clientèle locale, la nouvelle classe moyenne supérieure chinoise, ces jeunes cols blancs qui ont les moyens de se payer une coupe à un tarif français, c’est à dire deux à trois fois supérieur au prix pratiqué dans un salon chinois haut de gamme.

Beaucoup de chemin parcouru donc, en cinq ans, pour ce coiffeur français, même si – évidemment – tout n’a pas été facile : « deux mois après l’inauguration d’un premier salon sur Wangfujing, la principale artère commerçante de Beijing, dans lequel nous avions beaucoup investi, on apprend que la rue va être fermée durant deux ans pour rénovation… Il a fallu tout recommencer à zéro ! » Beaucoup de chemin parcouru également pour la coiffure en Chine. En effet, si ce domaine a toujours occupé une place importante dans l’art chinois de la mise–  il n’y a qu’à admirer les fabuleux chignons portés par les femmes des temps jadis sur les anciennes peintures pour s’en convaincre – les dix années de troubles de la révolution culturelle, comme l’explique le sinologue français Jean-Philippe Béja, ont brutalement, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, cassé le fil de cette tradition « contre-révolutionnaire » : « À l’époque, il n’y avait que deux coiffures autorisées pour les femmes : les nattes pour celles qui n'étaient pas mariées et les cheveux courts pour les femmes mariées. Le seul moyen de contourner cette règle et de pouvoir porter les cheveux détachés, c’était au moment de sortir de la douche, en attendant qu’ils sèchent. Et je me souviens, à la fin des années 70, lorsque je suis venu à Shanghai, les Shanghaiennes donnaient toujours l’impression de sortir de la douche ! »

Si dans les années 80, les choses ont commencé à bouger, « il y a seulement cinq ans, rappelle Eric Constantino, on en était encore au stade de la coiffure hygiénique » : on se faisait couper les cheveux pour être propre, pas pour être beau. Mais en même temps ce pays s’ouvrait à la consommation, avec l’apparition dans les kiosques chinois des magazines de mode internationaux, Elle, Cosmopolitan ou Madame Figaro, dont Eric Constantino, en tant que seul coiffeur français de Beijing, occupe régulièrement les colonnes et qui sont aussi les lectures des jeunes femmes dynamiques et aisées qui représentent le cœur de la cible d’Eric.

Technique et conseil

Modernisme et décoration qui plaisent à la clientèle ciblée.

Que vient chercher cette clientèle chinoise chez ce coiffeur français ? Deux choses essentiellement : un peu de « French touch » et beaucoup de savoir-faire : « En France, il faut suivre une formation de trois à cinq ans avant de pouvoir se prétendre coiffeur, alors qu’en Chine, tout comme aux États-Unis d’ailleurs, elle n’est que de neuf mois », rappelle Eric. Et la différence se voit, ciseaux à la main, au niveau des techniques de coupe – « incomparables » selon Lang Hongtao, un des coiffeurs chinois de l’équipe d’Eric – mais aussi dans toute la chimie (couleurs, permanentes…) qui occupe une place grandissante dans le métier de coiffeur. Là où dans bien des salons chinois on utilise des prêts à l’emploi dont la provenance n’est pas toujours très claire, chez Eric Constantino, on utilise exclusivement des produits importés de France fournis par un grand groupe de cosmétiques et on parle réaction chimique et colorimétrie… « Les clientes sont également très sensibles au traitement des cheveux que l’on peut offrir, explique Eric. Notamment à Beijing, où la pollution et la sécheresse de l’air agressent  beaucoup les cheveux. Enfin, elles viennent chercher un conseil. Nous offrons un modèle de coiffure latin, c’est à dire très doux et qui s’adapte aux formes du visage, différent de ce que proposent par exemple les coiffeurs coréens ou japonais avec leurs formes très géométriques. C'est certes très beau sur le papier, mais dès que le cheveu repousse, cela devient importable. En fait, la coiffure c’est un peu comme la gastronomie : on ne peut pas comparer un sushi avec une tranche de foie gras frais ! Nous avons quelques siècles de culture en plus dans ces deux domaines… ». 

Pour le conseil, si la langue n’est pas un obstacle (Eric travaille avec une interprète), il reste tout de même à surmonter un important fossé culturel : « Contrairement à la France, par exemple, où la coiffure doit être le reflet de la personnalité, en Chine, nous sommes dans un pays où la coiffure doit répondre à une situation sociale. Par exemple, lorsqu’une avocate vient chez nous, elle nous demande à être coiffée… comme une avocate ! On doit alors discuter longuement avec la cliente pour comprendre ce qu’elle entend par là… »

Technique + professionnalisme + écoute du client, ce sont là les ingrédients essentiels du succès de ce coiffeur français en Chine, devenu une star que s’arrachent les magazines de mode chinois.  Eric démontre ainsi que l’on peut respecter les canons de la beauté classique chinoise tout en créant de nouvelles formes de coiffures, plus esthétiques et sachant prendre en compte la physionomie et la personnalité des individus.  Il démontre aussi que, dans son cas au moins, le mot cheveu en chinois, « fa », synonyme de richesse, qui a fait le succès des « fa cai », légumes en forme de cheveux servis lors des banquets de la fête du Printemps, peut réellement être annonciateur de prospérité…