AVRIL 2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Le quotidien d’un expert étranger en Chine

LISA CARDUCCI

Caricature : Du Jinsu.

Pour la troisième fois, je descendais à l’aéroport de Beijing en août 1991. La première, c’était en 1985; je voyageais en touriste. Mon deuxième séjour remonte à quatre ans plus tard. Je résidais alors à l’Institut des langues de Beijing, et j’étais venue en Chine pour terminer la rédaction de mon roman Stagioni d’amore dont une partie se déroulait en Chine, comme j’avais écrit les trois autres parties dans les pays qui servaient de cadre à l’action. Je partageais une chambre avec une Hollandaise à l’Institut des langues de Beijing. Il ne s’agissait pas d’une pension ouverte à tout venant ; donc, afin de pouvoir y loger, j’avais dû m’inscrire aux cours de  chinois, payer la scolarité et, bien sûr, aller en classe chaque avant-midi.

En 1991, cette fois, j’étais invitée comme professeur à l’Université des langues étrangères no 2. Je disposais d’un appartement de deux pièces (12 x 3 m), avec une entrée, une cuisinette et une salle de bains. Véritable orgie d’espace quand les « familles » chinoises vivent parfois dans une seule pièce et partagent les services avec les voisins de palier. Des meubles simples, mais le confort et le nécessaire y étaient. Même la literie était fournie, et changée chaque semaine. Chaque pièce d’ameublement portait une étiquette numérotée fixée à vie par une généreuse application de vernis. C’est dans le salon que je travaillais, aussi bien que je m’y reposais ou que j’y recevais des visiteurs. J’y avais installé mon ordinateur et mon chevalet.

Voici maintenant notre campus. À côté de notre résidence, les dortoirs des étudiants chinois. Ils étaient 1 400 seulement (notre université était petite) à se partager 30 professeurs et huit langues. Le japonais et l’anglais formaient des sections indépendantes. Nous avions aussi une soixantaine d’étudiants étrangers. Notre université deviendrait bientôt l’université d’Hôtellerie et de Tourisme. En général, les étrangers demeurent deux ans à un poste d’enseignement, car on veut éviter, semble-t-il, qu’ils deviennent trop familiers avec les Chinois.

Les visiteurs chinois étaient admis entre 8 h et 22 h 30, et devaient toujours laisser leur carte d’identité à la réception, signer à l’arrivée et au départ. Bien entendu, personne n’aurait pu passer la nuit chez un étranger. Nous, les étrangers, n’étions jamais inquiétés quant aux visites que nous recevions, mais souvent les Chinois avaient à répondre de leurs actes, pour peu qu’ils fréquentassent des étrangers. Entre 1993 et 2000, les choses ont progressivement changé. La confiance s’est établie, le contrôle de la vie privée, autant des Chinois que des étrangers, est devenu moins strict, et les mesures disciplinaires se sont assouplies, jusqu’à disparaître dans certains cas ou endroits.  Si je raconte ces événements passés, c’est pour permettre de constater combien rapidement et profondément la Chine a changé.

À la cantine des étrangers (enseignants et étudiants), tous les plats coûtaient, en 1991-1992, entre 2 et 6 yuans. Ce prix peut paraître très bas, mais était plus élevé que dans bien des petits restaurants fréquentés par les Chinois. L’on déjeunait à 11 h 30 et dînait à 17 h 30. C’est tôt pour les Occidentaux, mais on s’y fait rapidement. Nous avions de l’eau chaude de 6 h 30 à 8 h et de 18 h 30 à 21 h.

Deux ans plus tard, les prix auront considérablement augmenté à la cantine. De plus, elle sera ouverte jusqu’à 21 h et accessible à tous, Chinois comme étrangers. Le développement économique s’effectue à un rythme foudroyant, et toutes les institutions d’État ont dû trouver des moyens de s’autofinancer. D’où le jaillissement, du soir au matin, de restaurants, bars, cafés, cinémas, discothèques sur les campus universitaires comme ailleurs dans la ville.

Je cuisinais souvent chez moi, seule ou avec des étudiants. La première fois que j’ai reçu des amis chinois, les invités ont goûté, par politesse. Beaucoup plus tard, j’ai compris combien j’étais loin de la cuisine que j’aurais voulu « chinoise ».

Tirer une leçon de ses erreurs

Le campus était situé en banlieue. Les mulets étaient plus nombreux que les autos! Photos : Lisa Carducci.

C’est en faisant des gaffes qu’on apprend. Je n’oublierai jamais cette aventure. J’allai au marché et achetai six gros œufs qui faisaient plus d’un jin (500 g); puis, je choisis une pièce de gingembre. Or, la marchande à qui je demandai le prix me dit en souriant qu’il fallait acheter au moins un demi-jin. « Je suis seule, lui répondis-je, c’est trop. Je n’en ai pas besoin d’autant. » Tous les marchands, des campagnards de la banlieue, se mirent à rire et l’un d’eux me demanda si j’étais « Meiguo ren » (étatsunienne). Après m’être identifiée comme canadienne, je revins à la charge : un seul morceau me suffisait. Alors, ils tinrent conciliabule, et l’un d’eux suggéra de me demander un mao (dans la langue orale, pour jiao soit 1/10 de yuan), ce que je payai, glissant mon acquisition dans mon sac.

Au moment de trancher le précieux gingembre, je saisis l’astuce : c’était une minuscule pomme de terre que j’avais achetée, d’une variété bizarre, des bulbes tordus et crochus, copie conforme du gingembre, et comme je n’en ai jamais revus. À croire que j’avais rêvé! Bon, le gingembre n’était pas essentiel. J’entrepris de casser les œufs pour préparer une omelette. Miracle! Ils étaient cuits dur et salés. J’avais seulement pointé du doigt, le marchand n’avait donc pas fait erreur. Il y a toujours une première fois. On apprend de ses gaffes.

Observer les gens, la vie, la ville

Le campus, ce « petit village », serait mon espace de vie pendant deux ans. Nous étions très loin du centre-ville, dans la banlieue est, à deux heures ou plus en autobus à ce moment-là. Après quelques jours, les environs de notre université me paraissaient moins sauvages. Par la porte ouest, on accédait à une banque, un bureau de poste (ouverts le dimanche), un magasin d’alimentation d’État bientôt démoli pour faire place à un grand bâtiment moderne. Pour la farine, le riz, l’huile et les œufs, les résidants de Beijing bénéficiaient de coupons sans lesquels ils devraient payer plus cher. Quelques années auparavant, quand lesdits produits étaient rares, on ne pouvait les acheter que si l’on avait des coupons. Les résidants d’abord, et s’il en restait, les autres. Parfois, mes étudiants me donnaient des coupons pour que je puisse cuisiner chez moi. Eux, au dortoir, n’en avaient pas besoin. En 1993, l’approvisionnement étant assuré, les coupons de rationnement deviendront des objets de collection. 

En voyant dans les magasins tous les ustensiles domestiques que l’on vendait, je me souvenais du temps où, en Italie, il y avait le « cinciaro » (au Québec le « guenilloux »)*, qui une ou deux fois par semaine traversait le village avec sa voiture tirée par un mulet. Il ramassait bidons bosselés, cuvettes percées, meubles infirmes, broche à clôture, roues de bicyclettes tordues, du métal surtout, parfois des vêtements. En échange, il donnait un égouttoir ou un pot en plastique, un tabouret ou une étagère.

Sa voiture était toute colorée de bassines, de bols, de saladiers, de verres, tout en plastique, les mêmes objets que je retrouvais en Chine, mais pour des prix infiniment plus bas. Je me demandais si c’était la Chine qui avait découvert l’Italie ou l’inverse. Les nappes brodées, les centres de table crochetés, les bijoux et les chaussures « Made in Italy », je les ai  vu de mes yeux fabriquer ici. Les investissements et les matières premières sont italiens, mais la main d’œuvre chinoise. En 1985, j’ai visité à Shanghai une manufacture de pantalons. On y appliquait l’étiquette « Sears » (Canada). Vendus à Toronto, ces pantalons coûtaient 45 dollars, tandis qu’à Shanghai on les laissait pour 5 dollars.

Je remarquais aussi que pour attendre l’autobus, lire le journal ou jouer aux cartes sur le trottoir, les Chinois ont en effet l’habitude de s’accroupir sur leurs talons Cette position est très confortable, dit-on, et permet à l’organisme de se reposer, tout en massant les intestins pour préparer une meilleure élimination. Une habitude pourtant en voie de disparition.

Si l’on fait partie des individus qui ont besoin d’un large environnement libre, on fait mieux d’aller vivre ailleurs. Pourtant, à l’encontre des Latins, le Chinois évite le contact physique. Il ne touche pas son interlocuteur en lui adressant la parole. La poignée de main est un geste occidental qu’il ne pratique qu’avec les étrangers, et encore! Par contre, il n’est pas rare de voir des enfants marcher enlacés, deux femmes se tenir par la main ou deux jeunes garçons aller le bras de l’un sur les épaules de l’autre, tous gestes qui seraient suspects en Amérique du Nord.

Après six mois à Beijing, je suis retournée au Canada quelques semaines. J’ai été frappée par ce qui était auparavant ma réalité quotidienne mais que je ne voyais plus, à force d’y être plongée. J’ai remarqué les gens qui font respectueusement la queue dans les magasins, les banques, mais surtout aux arrêts d’autobus, et la distance de presque 1 m qu’ils laissent entre eux. J’en avais perdu l’habitude, et la première fois que j’ai pris un autobus à Montréal, dès que je l’ai aperçu à l’horizon, je me suis précipitée dans la rue, devant tout le monde, par réflexe conditionné. Entendant quelques « hum! », j’ai repris mas place dans la queue, face à ces visages sévères qui me condamnaient froidement.

Vues de mon appartement à l’Université des langues étrangères; tout cet espace pour moi seule!

De retour à Beijing, dans le noir de la banlieue entre l’aéroport et la ville, déjà aux premières bicyclettes rencontrées, mon cœur s’est senti à l’aise. Puis, quand j’ai aperçu l’arrêt de l’autobus 115, il a bondi. Enfin! j’étais chez moi. J’aime la Chine, son peuple, sa vie. Parmi mes collègues étrangers, peu nombreux sont ceux avec qui je peux partager ce sentiment. Les Chinois font preuve d’une sorte d’innocence attendrissante. Ils esquivent adroitement les questions épineuses dont ils préfèrent ne pas discuter, et ce, sans jamais offenser l’interlocuteur. Ils flattent sans mesquinerie; curieux, ils interrogent subtilement; leur délicatesse de sentiments et leur retenue dans l’expression passent parfois pour de la froideur, mais quand on trouve un cœur ami, c’est un véritable ami, inconditionnellement engagé. Par contre, ils sourient par politesse, même quand ils sont offensés ou brûlent de colère, ce qui laisse souvent croire aux étrangers  ─ nous qui sommes habitués à manifester nos sentiments quels qu’ils soient ─ que tout va bien, que nous n’avons pas commis d’erreur, et que les Chinois sont d’accord avec notre façon d’agir.

*Cinciaro et guenilloux réfèrent aux personnes qui ramassent des objets usagés et des matériaux recyclables.

Extraits du livre La Chine telle que je la vis.