Un Chinois
de l'étranger qui n'oublie pas sa patrie
LISA CARDUCCI
Wei
Ji Ma est doublement un Chinois de l’étranger puisqu’il est né
aux Pays-Bas et qu’il vit maintenant aux États-Unis. C’est à titre
de fondateur et président de la Rural China Education Foundation
(RCEF) que je l’ai interviewé.
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Notre programme choisit des
volontaires pour enseigner dans les écoles rurales, participer
au développement communautaire et goûter directement
la réalité de la Chine rurale daujourdhui. |
Tout dabord, parlez-nous de vos origines.
Je suis né en 1978, le 6 décembre, fête de
Saint-Nicolas, lancêtre du Père Noël, si
lon peut dire. Les parents de ma mère, originaires
de Yantai (province du Shandong), avaient émigré en
Hollande dans les années 1920, parmi les premiers Chinois
du continent à le faire. Ma mère est née à
Amsterdam. Dans la vingtaine, elle est allée en Chine enseigner
à lInstitut de la radio à Beijing, mais pendant
la Révolution culturelle (1966-76), elle a dû retourner
en Hollande. Jai donc vécu ma première enfance
avec ma mère et mon frère dans la petite ville de
Groningen. Mes parents ont divorcé quand javais cinq
ans.
Ce devait être un peu particulier dêtre les
seuls Chinois à Groningen.
En effet. Dabord, javais de la difficulté à
prononcer le « r » et le « g » de Groningen
en hollandais. À loccasion du Chunjie, le Nouvel
An chinois, ma mère nous apprenait à préparer
des jiaozi. Cétait une excellente cuisinière.
Nous consommions surtout des plats végétariens, à
la chinoise, mais aussi du lait et du fromage comme les Hollandais.
Elle nous enseignait la morale chinoise, par exemple être
modeste et respectueux, étudier dur. Ma mère faisait
de son mieux pour menseigner la langue chinoise, mais à
un certain âge, je suis devenu obstinément résistant
parce que je ny voyais aucune utilité.
Faisiez-vous lobjet de discrimination?
Sur une population de plus de 16 millions, on ne compte que 90
000 Chinois en Hollande. Ils forment un groupe plutôt isolé;
ils travaillent dans les restaurants chinois. Bien que la Hollande
soit un pays libéral et pacifique, ces dernières années,
on a connu une recrudescence dintolérance face aux
étrangers.
Parlez-nous de vos années décole.
Très jeune, jai appris beaucoup de ma mère
et par moi-même : mathématiques, géographie,
anglais. Jétais aussi fasciné par lastronomie
et lisais beaucoup dans ce domaine. Quand je suis entré à
lécole, jétais très malheureux;
je mennuyais, car lécole noffrait pas de
défi. Les Hollandais en général nont
pas la bonne façon de traiter les enfants doués. Au
lieu de nourrir leurs facultés, ils cherchent à les
écraser. Un de mes enseignants ma jugé «
intelligent, mais impulsif, incapable de se soumettre à lautorité,
et manquant de sociabilité ». Cest vrai que jaimais
souligner les erreurs des autres, ce qui nétait pas
toujours apprécié. Je ne communiquais pas avec mes
camarades parce que les sujets qui mintéressaient,
comme lastronomie, les élections nationales et lenvironnement,
ne leur disaient rien. Finalement, ma mère a débattu
ma cause et lon ma fait sauter quatre années.
Ma vie était différente de celle de mes camarades;
javais 8 ans quand ils en avaient 12. En éducation
physique, on me donnait des exercices différents parce que
jétais beaucoup plus petit.
Nous apprenions plusieurs langues, ce que jaimais beaucoup
: hollandais, anglais, allemand, français, latin et grec.
Mes matières préférées étaient
le latin, la chimie et la biologie. En 5e année, je suis
allé en Italie avec un professeur pour un concours de traduction
en latin. En 6e année, avec un professeur et quelques élèves,
nous nous sommes rendus en Russie pour les Olympiades internationales
de physique.
Et à luniversité?
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RCEF vise le contenu, la pédagogie
et les ressources humaines que sont les enseignants, les parents
et les membres de la communauté. |
Je suis allé vers la physique et les mathématiques,
des sciences qui attirent très peu détudiants
hollandais. Je voulais apprendre la physique théorique, surtout
la mécanique quantique et la mécanique statistique,
parce que cest fondamental en mathématiques. Jai
terminé ma maitrise à 17 ans. Je ne peux nier avoir
connu des problèmes. Jai dû changer de projet
et de directeur détudes à lUniversité
de Groningen. Jai passé quelque temps à Princeton
aux États-Unis parce que mon nouveau directeur était
là. Pendant mes études universitaires, jai développé
de nouveaux intérêts. Je suis devenu actif en politique
hollandaise parce que je mintéressais à des
sujets comme la distribution de la richesse, la protection de lenvironnement,
léducation et les relations internationales. Je crois
quil est important pour un scientifique de sintéresser
de près aux questions sociales et politiques. Jai aussi
adhéré à un groupe détude de la
nature. Jai joué du piano : Chopin, Beethoven, Tchaïkovsky.
Et vous avez poursuivi votre doctorat.
Jai obtenu mon Ph. D. en 2001. Mon jeune âge a attiré
les médias sur moi, et jen ai profité pour faire
valoir mes points de vue et intérêts. Je voulais aussi
montrer que les Chinois peuvent réussir en Hollande. Je nai
jamais porté beaucoup dattention aux attentes des autres
face à moi-même, mais tout cet intérêt
pour ma situation menlevait un peu de mon assurance : on ne
comprenait pas vraiment mon domaine de recherche et on le jugeait
sans fondement. Pourtant, jai décidé de poursuivre
la carrière académique parce les universités
sont lendroit où se regroupent le plus grand nombre
de personnes intelligentes et qui pensent. Je nétais
pas très intéressé à menrichir
par la production.
Toutefois, jai changé mon domaine de recherche. Javais
toujours été intéressé par le cerveau
humain. Quon mémorise des mots anglais, joue au badminton,
parle à sa mère ou devienne amoureux, cest le
cerveau qui détermine le comportement. La neuroscience étudie
les bases biologiques des processus et des phénomènes
du cerveau comme la mémoire, la perception, le contrôle
du mouvement, lapprentissage, le sommeil, le langage, les
émotions et la conscience. La neuroscience est interdisciplinaire;
elle construit à partir de la biologie, de la psychologie,
de la physique, de linformatique et de lingénierie.
Bref, jai trouvé un poste en neuroscience « quantificative
» (sur ordinateur) avec le Pr Christof Koch à Caltech
(California Institute of Technology) à Los Angeles,
une des meilleures universités des États-Unis
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"Je crois
quil est important pour un scientifique de sintéresser
de près aux questions sociales et politiques." |
Et comment vous trouvez-vous parmi les Étatsuniens?
Je naimais pas leur mentalité. Les gens ordinaires
sont généralement superficiels et attachés
à largent. Comme ils sont très individualistes,
il est difficile pour les gens dautres pays de devenir amis
avec eux. Certains ont un étrange sentiment de supériorité,
ils croient que les États-Unis sont le seul bon pays au monde
et souvent sans rien connaitre des autres pays. Cette attitude se
reflète dans leur politique étrangère et dans
le fait davoir élu un président comme George
W. Bush. Par contre, la nature en Californie est vraiment magnifique,
et latmosphère, internationale.
Quels rapports entretenez-vous avec les Chinois des États-Unis?
Jétais très heureux de trouver beaucoup de
Chinois à Caltech. Jai coorganisé plusieurs
activités pour les étudiants, entre autres, tournois
déchecs, célébrations de la fête
du Printemps, soirées de cinéma et de karaoké
et sorties à la plage. Je me suis fait beaucoup damis
et jai aussi suivi un cours de chinois. Une sorte de retour
à la culture chinoise.
Mais je ne pouvais midentifier aux ABC (American-born Chinese)
parce que leurs parents les considèrent plus comme des «
sacs de réalisations » que comme des personnes avec
qui ils peuvent (et devraient) discuter de leurs sentiments et pensées.
Ils manquent souvent de confiance en soi et du sens de lidentité.
Comment vous sentiez-vous face aux Chinois en Hollande?
Mes sentiments étaient mêlés. Je partageais
certains préjugés contre eux, par exemple quils
étaient faibles, soumis, serviles même. Mon jugement
a radicalement changé quand jai rencontré des
Chinois aux États-Unis et quand je suis allé en Chine
: les Chinois peuvent être audacieux et indépendants,
et réussir.
En quoi ce voyage en 2001 vous a-t-il marqué?
Ce fut merveilleux de sentir que je faisais partie dune culture,
et dêtre relié aux gens qui jusque-là
navaient de liens avec moi que par nos racines historiques.
Jai été profondément ému de connaître
la famille du cousin de ma mère qui vivait dans le même
village du Shandong doù était parti mon grand-père.
Malgré la pauvreté du village, nous avons eu beaucoup
de plaisir, mes frères et moi. Un patelin, nous avions un
vrai patelin! Jy suis retourné en 2004 quand jai
commencé ma recherche sur léducation rurale.
Comme jai grandi en Occident, javais appris à
me dire : « Je vais obtenir ce que je veux! » Je savais
quil était possible et fructueux dagir sur les
gens. Dautre part, jétais triste de voir quen
Chine tant de gens doivent encore se battre pour survivre bien que
le pays ait une économie florissante. Jétais
aussi fier des accomplissements de la Chine et de son rôle
sur la scène mondiale, de lamélioration progressive
de son système politique et social. Et jai voulu devenir
un pont utile entre les deux pays.
Alors, concrètement, quavez-vous fait?
Jai mis sur pied la RCEF dont la devise est : Une éducation
de qualité. Il sagit dune organisation à
but non lucratif formée de volontaires des Chinois
de létranger pour améliorer la vie des
enfants ruraux de Chine. La qualité concerne les programmes
et les méthodes denseignement qui favorisent un développement
densemble de la personne, inspirent la joie dapprendre
et préparent les élèves à apporter des
changements positifs au sein de leur communauté. La plupart
des organisations mettent laccent sur les aspects matériels
de léducation rurale comme les frais détudes,
la construction décoles et linstallation dordinateurs.
La RCEF vise le contenu, la pédagogie et les ressources humaines
que sont les enseignants, les parents et les membres de la communauté.
Notre programme annuel de volontaires (actuellement 32) choisit
minutieusement les volontaires internationaux et les étudiants
de Chine pour enseigner dans les écoles rurales, participer
au développement communautaire et goûter directement
à la réalité de la Chine rurale daujourdhui.
Nous avons plusieurs programmes.
Voici ce que la RCEF nest pas. Bien que nous enseignions
langlais, ce nest pas un programme de langue. Nous enseignons
les sujets concernés selon notre philosophie. Nous partageons
des connaissances et cherchons les changements sociaux qui répondent
aux besoins immédiats de la communauté, mais ce nest
pas un programme de « service ». Ni un programme de
croissance personnelle seulement, bien que lexpérience
de certains volontaires ait changé leur vie. Nous voulons
des gens passionnés de justice sociale et qui ont une vision
de léducation rurale en Chine. Les intéressés
pourront visiter notre site : www.ruralchina.org.
Depuis septembre 2004, Wei Ji Ma est à luniversité
de Rochester (New York).
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