
Sauver
la face
INESA PLESKACHEUSKAYA
Un
concept relativement facile à comprendre, mais parfois
bien difficile à appliquer pour les Occidentaux.
« LOrient cest lOrient, lOccident
cest lOccident, et les deux ne sauraient se
rencontrer », a écrit Rudyard Kipling, écrivain,
poète et chauvin anglais, il y a plus de 100 ans.
Beaucoup deau a coulé sous les ponts depuis
lors, et lOrient et lOccident se sont rencontrés
et ont partagé des points de vue communs sur de nombreuses
questions mondiales.
Il y a toutefois un aspect fondamental de la culture orientale
qui la distingue de la culture occidentale : le concept
de « face » ou mianzi. Il englobe lautocontrôle
en société en général, avec
les gens de votre entourage et ceux que vous rencontrez
au quotidien, ces derniers nétant pas de ceux
qui vous tourneraient nécessairement le dos si votre
conduite venait à être sérieusement
inappropriée. On pourrait dire que la civilisation
chinoise est bâtie sur lidée de «
honte » plutôt que sur celle de « péché
» comme, de façon générale, dans
les pays chrétiens dOccident. Un Chinois dont
la conduite mérite le blâme doit faire amende
honorable envers la société plutôt quenvers
Dieu, ce qui est une exigence encore plus complexe. Voilà
pourquoi les Chinois font tout ce quils peuvent pour
éviter les gestes improvisés quils pourraient
regretter.
Il y a un dicton chinois qui énonce : « La
face est à lhomme ce que lécorce
est aux arbres. » Le concept de face en est un qui
est associé à la réputation et au prestige,
en résumé, avec limage publique positive.
Le concept peut être subdivisé en mianzi et
lian, deux termes qui sont primordiaux au sein des relations
sociales et de la hiérarchie dans la société.
Mianzi est associé avec le prestige et le statut
et il touche à léducation, à
la richesse et à la position sociale : cest
lévaluation positive que la société
fait dune personne. Par ailleurs, lian a trait à
lintégrité morale et à la conduite
sociale et concerne le respect quinspire une personne
en retour de sa bienséance et de son sens de lhonneur,
quelle que soit sa position sociale. Sauver la face est
une chose essentielle dans les relations sociales chinoises,
car cest une mesure du pouvoir et de linfluence,
que ce soit dans un environnement urbain aisé ou
dans un petit village. La perte de lian signifie que les
gens de votre réseau social auront moins confiance
en vous, alors que la perte de mianzi vous fait perdre un
peu de votre autorité et de votre statut. Par exemple,
faire des ragots à propos de quelquun qui sest
rempli les poches avec la caisse causerait la perte de lian
pour cette personne. Interrompre son patron à répétition
alors quil essaie de parler, celle de mianzi, mais
pas de lian. On comprend donc que la perte de mianzi nengendre
pas nécessairement une perte de lian, mais quil
est à peu près impossible de garder la mianzi
une fois que la lian est perdue.
Le concept de face nest pas propre à la Chine.
On le retrouve également au Japon et en Corée
du Sud, ce qui est la raison pour laquelle les trois pays
sont disposés à faire des compromis plutôt
que de saffronter ouvertement entre eux ou avec tout
autre pays, car le concept de mianzi sapplique également
aux relations étatiques. Dans un effort de sauver
leur propre face et celle de leur interlocuteur., les gens
de lAsie de lEst et de lAsie du Sud-Est
évitent dinterrompre quelquun pendant
quil parle, de critiquer ouvertement et de dire «
non » de manière non équivoque.
Les Occidentaux qui sont habitués à dire
carrément ce quils pensent dans leurs relations
personnelles et de travail trouvent souvent quil est
difficile de bien saisir le concept de face. Ils disent
« non » sils sont incapables de faire
quelque chose ou sils ne le désirent pas, et
ils interprètent la réponse à une demande
qui nest rien dautre quun « non
» direct comme voulant dire « oui » ou
au moins « Je vais faire de mon mieux ». Ce
nest pas la façon de faire en Chine où
aucune demande nest carrément refusée.
Si linterlocuteur répond « peut-être
» ou « Je vais faire de mon mieux », cela
peut être interprété comme un refus,
que ce soit pour des raisons dincapacité ou
parce que la personne répugne à le faire.
Et un Chinois interprétera également un «
peut-être » venant dun Occidental comme
un refus indirect qui permet à ce dernier de sauver
la face.
Dans une récente enquête auprès de
Chinois, plus de 93 % des participants ont déclaré
valoriser beaucoup plus le concept de mianzi que celui de
lian, parce que le premier fait référence
au bon caractère dune personne, à sa
moralité et à sa dignité. La perte
de mianzi que la très grande majorité des
répondants considèrent comme très humiliante
est due à des bévues faites en public; le
manque à respecter ses engagements ne vient quen
deuxième lieu. Plus de la moitié des répondants
craignent la honte si leur ignorance est révélée
au grand jour, un sentiment que toute personne peut ressentir,
quel que soit son contexte culturel. Cependant, près
de la moitié des personnes sondées ont identifié
que de ne pas avoir suffisamment dargent sur elles
lorsquelles invitent des amis à manger est
la pire façon de perdre la face.
La bataille pour payer la facture est une scène
quon peut observer au quotidien dans les restaurants
en Chine. Un autre volet de la face dans les sorties au
restaurant est le fait de commander des plats à lexcès.
On le fait pour éviter de perdre la face, ce qui
serait alors causé par des plats vides et des assiettes
propres qui refléteraient, dans ce cas, son manque
de générosité. Sauver la mianzi est
considéré plus important que de ne pas gaspiller
de nourriture.
Quest-ce alors qui donne de la face à quelquun
dans un environnement chinois? Selon lenquête
mentionnée précédemment, être
capable de faire quelque chose que les autres ne peuvent
pas faire et recevoir des éloges en public sont les
deux voies rapides vers les grands honneurs. Voilà
pourquoi on voit si souvent des tributs tangibles à
lexcellence morale, universitaire et sportive
sous forme de diplômes, tablettes et tasses ,
être disposés bien en vue dans les boutiques,
les restaurants, les locaux des entreprises et les maisons.
Lenquête a aussi révélé
un point intéressant : les travailleurs manuels accordent
moins dattention à la face que les cols blancs.
On y découvre également que plus la position
dune personne est élevée dans
la société ou dans la hiérarchie professionnelle
, plus sa conscience de la face sera aiguë.
Pour ma part, je sauve la « face » en respectant
le principe suivant de lAncien Testament : «
Faites aux autres ce que vous voudriez quils vous
fassent. » Voilà ce qui est infaillible pour
sauver ma propre face et celle des autres. Ainsi, en dépit
des différences entre lOrient et lOccident,
il est possible de convenir dune manière commune
dagir. Jaime penser que nous avons plus de ressemblances
que de différences, ne serait-ce que pour prouver
que Rudyard Kipling avait carrément tort...
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