JUILLET 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

On peut être jeune et avoir beaucoup

de souvenirs…

LISA CARDUCCI

Li Bao’ai, que j’ai connue à Beijing il y a plus de dix ans, avait alors accepté de me servir de tutrice dans mon apprentissage autodidacte du chinois. Devenues amies, nous nous appelons mutuellement « grande sœur » et « petite sœur », et nous échangeons des visites.

« Une photo que j’aime beaucoup : elle respire la joie! » (De dr. à g.) Li Bao’ai, sa sœur, son père, son frère et sa nièce, lors de l’anniversaire de son père.
« À Timmerdorf, en Allemagne, je me déplaçais à bicyclette électrique. » En 2003, lors de l’épidémie de SRAS, nous prenions la température de chaque personne qui entrait dans l’école et nous jouissions de beaucoup de temps pour causer!

Li Bao’ai, tu habites Hohhot, en Mongolie intérieure; est-ce ta ville d’origine?

Oui, j’y suis née en 1961; j’ai déjà passé la moitié de la quarantaine!

Peu importe, on dit que la vie commence à quarante ans. Parle-moi de tes parents.

Mon père est médecin, ma mère, enseignante au primaire. Nous sommes trois enfants, un garçon, l’aîné, et deux filles dont je suis la cadette. Mes parents travaillaient à Hohhot, et nous avons tous fréquenté l’école dans cette ville.

Considères-tu ton enfance comme heureuse?

Je garde beaucoup de bons souvenirs de mon enfance, mais j’en ai aussi quelques mauvais.

Raconte.

Un jour, mon père a amené toute la famille en camping à la campagne, à Nanwayao, 3 km au sud de Hohhot. Je me souviendrai toujours du soleil chaud, de l’herbe verte et des fleurs sauvages dans la prairie, de l’odeur de la terre; tout cela me remplissait le cœur de joie!

Mon père a toujours eu beaucoup d’amis. Nous étions deux ou trois familles. Les adultes chassaient les canards sauvages dans les étangs parmi les joncs, et les oiseaux dans les arbres avec des fusils à air comprimé. Ils parlaient, riaient, racontaient des blagues sans cesse; les enfants s’amusaient entre eux et suivaient les adultes. Le bonheur était tellement spécial! J’ai demandé à mon père si je pouvais planter les fleurs que j’aimais dans des pots à la maison. J’aimais aussi chasser les sauterelles, et j’étais émerveillée quand j’en voyais une différente des autres. Je transpirais à cause du soleil et de la marche rapide; je me souviens encore de mon front humide, de mes mains sales. J’étais heureuse. Les étangs, les joncs, les canards, tout a disparu aujourd’hui. À la place, il y a des bâtiments et des champs de céréales.

Tu as vraiment été marquée par ces vacances, on dirait.

J’ai aussi des souvenirs scolaires. Le meilleur, de l’école primaire, est le foulard rouge que j’ai reçu, à sept ans, quand j’ai été admise comme « Pionnière », ou hong xiao bing, petit soldat de l’armée rouge. J’étais tellement fière et émue! Je comprenais dès lors que j’avais non seulement l’amour de mon pays et du Parti, mais une responsabilité.

Éprouves-tu les mêmes sentiments aujourd'hui?

J’aime toujours mon pays, et je comprends mieux le patriotisme aujourd'hui; mes sentiments sont très différents de ceux d’alors parce que je connais mieux la vie.

Un autre souvenir agréable, c’est quand, au secondaire, j’ai obtenu trois fois la plus haute note de ma classe : en chinois, en politique et en histoire. C’était impressionnant parce que je n’étais pas une première de classe en général. Ces trois hautes notes m’ont procuré un sentiment de bien-être très profond, inoubliable.

Tu as aussi de mauvais souvenirs, as-tu dit…

Nous étions une famille de cinq membres et vivions dans une petite maison de 15 m2. Nous y cuisinions et mangions. Le lit était un grand kang, en briques chauffées, où nous dormions tous. En 1982, quand j’avais 21 ans, mon père, avec l’aide de quelques amis, a construit une annexe de 10 m2 à notre maison. Je me souviens comment il posait les briques l’une après l’autre, heureux et parlant fort. Deux mois après la fin de la construction, mon père a reçu un avis du gouvernement municipal : ordre de démolition dans les sept jours. La raison? Notre jolie petite maison endommageait la beauté de la ville. Juste à côté, il y avait un gros tas de déchets, une véritable colline! Il était encore là quand j’y suis retournée l’an dernier. Le gouvernement n’a jamais pris les moyens de le faire disparaître. Ne nuisait-il pas davantage à la beauté des lieux?

Les six premiers jours, mon père n’a rien fait. Je le trouvais brave de relever le défi. Ou peut-être avait-il des relations avec des fonctionnaires et pourrions-nous garder notre petite maison? J’y ai couché seule tous les soirs cette semaine-là. Que c’était bon d’avoir ma propre chambre! Mais cela n’a pas duré longtemps. Le septième jour, mon père est monté sur le toit, avec un pic, et s’est mis à frapper le revêtement de béton, dur comme la pierre. Notre maison est morte bien jeune…

Comment oublier l’expression de mon père à ce moment-là! Pour la première fois de ma vie, je rageais contre mon gouvernement et mon parti bien-aimé. Mon cœur pleurait. Et je voyais sur le visage de mon père que son cœur pleurait aussi. Mes parents avaient dépensé beaucoup pour l’achat des matériaux à coup de grands sacrifices. Je n’ai jamais pris le petit déjeuner avant d’entrer à l’université.

Que veux-tu dire?

Toutes les familles du quartier étaient pauvres, et la plupart des enfants ne pouvaient prendre de petit déjeuner. Le niveau de vie s’est amélioré tellement vite que j’avais presque oublié cette misère jusqu’à ce que tu m’interroges. À l’école normale de Hohhot, on me donnait 18 yuans par mois pour manger et 3 yuans d’argent de poche. Ce n’est qu’à partir de ce moment que j’ai pu m’offrir un petit pain à la vapeur chaque matin.

Parmi tes camarades, tu avais beaucoup d’amis?

Pas beaucoup, mais quelques très étroites amitiés.

Que pensais-tu de tes professeurs? Tu les aimais?

J’ai eu quelques très bons profs au secondaire. Celui que je préférais était mon prof de chinois.

Est-ce à cause de lui –suivant son conseil ou son influence– que tu es devenue enseignante?

Que je sois devenue enseignante est davantage le fruit du destin que mon choix. Je désirais entrer à l’université pour étudier le chinois, et cela a quelque chose à voir avec mon professeur : il m’avait fait aimer la langue chinoise et la littérature. Je voulais approfondir mes connaissances et devenir écrivain. Mais je n’ai pas obtenu les résultats suffisants à l’examen d’entrée. J’ai alors été admise à l’école normale, dans la faculté d’anglais.

Après deux ans d’études à Hohhot, de 1982 à 1984, j’ai commencé à enseigner l’anglais à l’école secondaire, et c’est ce que je fais depuis. En 1992, après un examen de qualification, j’ai été envoyée à Beijing pour me perfectionner pendant deux ans.

Puis, tu es retournée prendre ton poste à Hohhot.

Un jour, on a remis ma compétence en question. Les parents se plaignaient que leurs enfants ne comprenaient pas mes cours. Les problèmes rencontrés me faisaient croire que je n’avais pas fait le bon choix. Tous les enseignants font face à cette situation un jour ou l’autre, mais la plupart s’en tirent. Pour ma part, j’en ai discuté avec des amis. Ils ont conclu que j’avais un problème personnel parce que, d’abord, je suis trop directe, ce qui n’est pas très chinois. Je dis ce que je pense. Ensuite, mon niveau d’anglais suffit pour enseigner au secondaire, mais j’ai sans doute de la difficulté à m’adapter au milieu. Et enfin, on ne m’a jamais donné une bonne classe. Toujours les derniers des derniers.

Quelle a été la plus belle période de ta carrière?

Les cinq mois d’enseignement pratique que j’ai faits quand je fréquentais l’école normale. J’aimais enseigner, et les étudiants aimaient mes cours. Les enseignants réguliers me disaient aussi que les étudiants appréciaient mes cours.

On dit que les enseignants ne sont pas très bien rémunérés en Chine. Peux-tu exposer ta situation personnelle?

D’abord, en 1984, je gagnais 39 yuans par mois. Dix dans plus tard, mon salaire avait presque décuplé : 310 yuans. Et encore dix ans plus tard, en 2004, il était de 1 600 yuans par mois. Cela représente le rythme de développement économique du pays. Pendant plusieurs années, j’étais obligée de donner des cours privés pour vivre. Je chargeais seulement deux yuans l’heure. Si j’avais demandé davantage, je n’aurais pas eu d’élèves, car leurs familles n’auraient pu affronter la dépense. Depuis cinq ans environ, il n’est plus permis de donner de cours de rattrapage.

Pourquoi?

Parce que l’école doit offrir une qualité d’enseignement qui permette à tous les étudiants d’apprendre avec succès. Sinon, on pourrait croire que certains enseignants font du mauvais travail de façon à gagner davantage en cours privés.

Comment vont les études de ton fils?

Il a 19 ans cette année. Il n’est pas un premier de classe, mais il a beaucoup d’imagination et de créativité. C’est une autre sorte de talent. Comme toutes les mères, je place en lui beaucoup d’espoir et je fais de mon mieux pour l’aider.

Tu as voyagé dans le pays, et même à l’étranger, n'est-ce pas?

En 1997, j’ai travaillé comme interprète du représentant en Chine de Strabag d’Allemagne. L’an dernier, j’ai eu la chance de passer un mois d’été en Allemagne. J’ai trouvé ce pays un véritable paradis. Partout il y a des arbres verts, des buissons, de la pelouse et de jolies maisons féeriques. Le pays entier est un grand parc, pourrait-on dire. J’y circulais en auto. On m’a fait visiter la maison de Beethoven, la cathédrale de Cologne, qui est la plus belle architecture que j’aie vue de ma vie. Au musée Karl Marx, j’ai vu un documentaire historique sur le communisme. Un détail intéressant : le billet est imprimé en allemand et en chinois seulement! Après avoir parcouru chaque pièce et regardé tous les objets qui s’y trouvaient, j’ai écrit en chinois dans le cahier des visiteurs une phrase qui signifie que l’empereur Shihuangdi des Qin a disparu, mais que la Grande Muraille (qu’il a fait ériger) est encore là. Je suis allée à la mer aussi et j’ai nagé dans les vagues.

Une dernière question : Quel est ton plus grand rêve actuellement?

Oh, je suis plutôt ambitieuse : posséder une voiture, vivre dans une maison avec jardin, être près de la nature, apprendre une autre langue, pouvoir faire un véritable cadeau à mon fils, écrire un roman sur toi comme personnage, réussir dans mon travail, et que mes parents jouissent d’une longue vie en santé et le cœur jeune.