JUIN 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Commentaires sur les chauffeurs de taxi de Beijing

PALLAVI AIYAR

Partout dans le monde, on raconte des histoires sur les chauffeurs de taxi. Ceux de Beijing n'y échappent pas!

Une longue file de taxis en attente. Des taxis près d'un centre commercial. La fierté de porter un nouvel uniforme.

Les chauffeurs de taxi de la Chine sont une espèce unique en son genre. À Beijing, ils offrent la galerie de personnages la plus colorée qu'on puisse trouver : sages commentateurs politiques, fumeurs invétérés, cyniques malodorants et prétendus guides touristiques volubiles. Dans une ville peu accessible à tout étranger qui ne parle pas chinois, les chauffeurs de taxi servent souvent de boussole, à la fois au sens figuré et au sens littéral, en prodiguant des conseils et des avertissements, alors qu'ils roulent en trombe dans les rues en labyrinthe et semblent ignorer l'effet qu'exercent leurs manœuvres audacieuses sur le passager.

En tant qu'Indienne ayant grandi à New Delhi, dans une famille anglicisée et à l'éducation toute britannique, j'ai passé la majeure partie de ma vie dans l'ignorance totale de notre colossal voisin, situé juste de l'autre côté de l'Himalaya. Mais lorsque Julio, mon copain de longue date, a déménagé à Beijing, en dépit de quelques craintes, j'ai posé ma candidature pour enseigner l'écriture journalistique en anglais afin de venir le rejoindre.

Je suis arrivée en Chine en septembre 2002, nerveuse, peu rassurée et me cramponnant à un certificat qui me proclamait " experte étrangère ". Le document était une faible consolation : à ce moment-là, mon mandarin était inexistant et je me sentais loin d'être experte en quoi que ce soit! C'est l'enseignement des chauffeurs de taxi qui m'a permis, depuis lors, de me façonner au moins une juste approximation de ce qu'est un " Beijingren " (un habitant de Beijing).
La première fois que je me suis assise dans un taxi, j'ai soigneusement prononcé l'expression que Julio m'avait patiemment enseignée et que j'avais longuement pratiquée : " Wo yao qu Beijing Guangbo Xueyuan " (Je veux aller à l'Institut de la radiotélédiffusion de Beijing). Et le chauffeur a rétorqué : " Errrr, merr, rrr ". Très déroutée par cette démonstration autoritaire, sinon confondante, de " grognement ", j'ai essayé à nouveau, en m'assurant de parler le putonghua de la façon la plus impeccable qui soit; mais le deuxième effort a essuyé plus ou moins la même réponse. C'était mon premier cours de " Beijinghua " (l'accent de Beijing), et depuis ce moment-là, les choses n'ont fait que s'améliorer.

Durant les mois qui ont suivi, en imitant soigneusement les meilleurs chauffeurs de taxi de Beijing, j'ai appris à ouvrir la bouche au strict minimum et à grogner nonchalamment " duoer qian? " (C'est combien?), avec une perfection tellement subtile que, entendant la question, les chauffeurs de taxi entrent habituellement dans un paroxysme de rires nerveux. Je préfère considérer cette réaction comme un rire d'appréciation de l'authenticité inattendue de mon accent local, quoique je suppose que cet accent puisse faire l'objet d'interprétation.

Bien que les manières des chauffeurs puissent parfois laisser à désirer, tout comme occasionnellement leur sens de la direction, les chauffeurs de taxi de Beijing ont été mes guides les plus sûrs dans la ville. En plus d'avoir été des cobayes inestimables grâce auxquels j'ai pu tester mon chinois qui ne souffre d'aucune nuance de tons, les chauffeurs ont également été mon premier véritable contact avec les Chinois locaux, hors de mon lieu de travail, et ils continuent d'être ma source principale de bavardage et d'" échanges culturels ".
Il y a peu d'étrangers qui, un jour ou l'autre, n'ont pas affronté (et répondu à) l'inévitable " Ni shi(r) na(rr) guo(rr) ren(rrrr)? " (Vous venez de quel pays?), une question rapide qui semble presque être une condition pour avoir le statut de chauffeur de taxi. Quand ils apprennent que je suis Indienne, la plupart tombent dans un silence pensif, et après avoir mijoté quelques minutes sur la tournure inattendue des événements, ils répliquent un " Yindu de dianying.hen hao! " (Les films indiens sont très bons). Cela peut être ou non suivi d'une session enthousiaste de chant, habituellement d'Awara, une ancienne chanson des années 1950 qui semble jouir d'une meilleure longévité de ce côté-ci de l'Himalaya.

Les chauffeurs de taxi de Beijing ont la fibre cosmopolite. Peut-être est-ce parce qu'ils passent une grande partie de la journée à écouter les nouvelles à la radio. Il n'y a pas un pays (à l'exception peut-être de l'Islande) sur lequel ils n'ont pas de commentaires.
En juin dernier, les chauffeurs de taxi étaient particulièrement excités de m'accueillir comme passagère, alors que le premier ministre indien effectuait une visite en Chine. " Tous les deux, l'Inde et la Chine, nous sommes de vieilles civilisations et des pays en développement de tradition asiatique ", a sagement exprimé un chauffeur, à cette occasion. " Oublions les questions frontalières. Ce sont de vieux problèmes. Nous devrions être unis dans la paix et l'amitié ", a-t-il continué. Avec cette répartie, j'étais en train de considérer sa nomination comme porte-parole du gouvernement chinois, tellement ses compétences oratoires étaient superbes, jusqu'au moment où il a fait une pause et a ajouté : " Mais vous (les Indiens) avez trop de coupures de courant, et c'était un gaspillage d'argent de construire cette bombe nucléaire en 1998. " Sa nomination était probablement prématurée…

Une année et demie à m'asseoir fréquemment sur la banquette arrière des taxis m'a beaucoup appris sur les chauffeurs de taxi chinois. Ils sont peut-être un peu rudes sur les bords, et à l'occasion, étonnamment directs, comme en témoigne la deuxième question préférée des chauffeurs de taxi : " Ni zheng duor qian? " (Combien gagnez-vous par mois?), mais ils ont une curiosité honnête et une volonté d'aider qui mettent en pièces mes idées préconçues.
Ils sont également infiniment inventifs et capables de retomber sur leurs pieds. Être bloqués sur la rue Dongzhimenwai, à cause de la circulation qui avance moins vite qu'un escargot, suffit à déprimer même les inconditionnels de Beijing; pourtant, les chauffeurs de taxi de cette ville restent impassibles en dépit des embouteillages. Un jour, déterminée à découvrir le fin fond du pourquoi, un dimanche après-midi, la circulation sur la rue Jianguomenwai était paralysée, j'ai demandé au chauffeur : " Pourquoi y a-t-il un embouteillage? " Il a simplement répondu : " Parce qu'il y a beaucoup de voitures… "