JUIN 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

UNE ENTREVUE DANS LA POUSSIÈRE

LISA CARDUCCI

Poussière du temps, car cette entrevue remonte à 1996. On verra tout à l’heure pourquoi je ne l’ai pas publiée avant aujourd’hui. Poussière de la route, car c’est « en route » que j’ai connu et interviewé Dai Yongchen. Poussière du désert enfin, car nous traversions alors la vaste étendue des tombeaux des Xia de l’Ouest, dans le désert de Mu Us au Ningxia. Ce que je faisais là? Je visitais la région avec mon mari et des amis. Dai Yongchen, lui, y passait au cours de son périple à travers la Chine.

La stèle à côté de Dai raconte l’histoire des tombeaux des Xia de l’Ouest. Aujourd’hui, un musée a été érigé sur les lieux, et cette stèle y est conservée.

Monsieur Dai, il est étonnant de voir une personne à bicyclette dans ce désert. Qu’y faites-vous donc?

Je fais le tour de la Chine.

À quel titre? Est-ce un mandat qu’on vous a confié ou un défi personnel?

J’ai 61 ans, et j’ai pris ma retraite l’an dernier. Comme j’en ai enfin le temps, j’ai décidé de réaliser un vieux rêve : parcourir tout le pays, c’est-à-dire mettre le pied dans chacune des provinces, régions autonomes et municipalités relevant directement de l’autorité centrale.

Et vous vous déplacez exclusivement à bicyclette?

C’est le meilleur moyen de transport pour jouir de toute la liberté voulue. Pas d’horaire à respecter : je roule quand j’en ai envie et m’arrête quand je suis fatigué.  Pas besoin de faire la queue à la gare pour acheter des billets. C’est aussi le moyen le plus économique. L’essence pour la voiture n’est pas donnée!

D’où êtes-vous parti?

De Panjin, dans la province du Liaoning, au Nord-Est. C’est là que je suis né et où j’ai toujours vécu.

Quand avez-vous commencé votre voyage?

Il y a déjà huit mois. J’ai parcouru 6 000 kilomètres jusqu’à maintenant.

Et quand comptez-vous terminer votre tour de Chine?

Je pense que vers la fin de l’année (on était en juillet) je pourrai rentrer.

Votre famille est à Panjin?

J’ai un fils et une fille. Tous deux mariés. Ils vivent à Shenyang, la capitale provinciale.

Vous communiquez avec eux de temps à autre?

De temps à autre. Je donne un coup de fil à la maison. Mais ils ne s’inquiètent pas, car ils savent que je suis en bonne santé. Que pourrait-il m’arriver?

Où laissez-vous vos bagages?

Mes bagages? C’est ça! (M. Dai indique un sac de polythène sur le porte-bagages de sa bicyclette.)

C’est tout ce que vous avez?

Pas besoin de plus. J’achète des vêtements au besoin, et les abandonne selon la saison. Ce que j’ai de plus précieux, c’est ce petit carnet que je garde sur moi. Dans chaque endroit où je passe, je demande le tampon du gouvernement local. Regardez : j’en ai déjà plus de quatre-vingts. Ainsi, on sera bien obligé de me croire quand je raconterai que j’ai fait le tour du pays sur deux roues! (Dai éclate d’un rire sonore.)

Mais pour manger et dormir, comment faites-vous?

Les gens sont fort sympathiques. Quand je raconte mon expérience, souvent ils m’invitent à dîner, ou à coucher, et certains me donnent même un peu d’argent pour continuer mon chemin. Je me suis fait beaucoup d’amis en cours de route. Je laisse mon adresse et mon numéro de téléphone, et certains viendront sûrement me rendre visite plus tard. Vous aussi, je vous invite. J’espère que vous viendrez chez moi quand vous irez au Liaoning. Même si je n’y suis pas, mes enfants vous accueilleront.

Je vois que vous avez un Canon comme appareil photo. C’est de la qualité!

Ah! Lui aussi est bien précieux. Je le garde en bandoulière, toujours à la portée d’un clic.

Mais où sont vos pellicules?

Les neuves, je les achète au fur et à mesure. Et celles qui sont utilisées, je les poste à ma famille. Je serai le dernier à voir les photos, au retour.

Votre but est-il de prendre des photos dans tous les coins du pays?

Je suis parti sans but. En fait, j’ai commencé il y a des années à m’intéresser aux animaux. Surtout ceux qui sont en voie de disparition, et parmi eux, surtout les oiseaux. Alors, je déclenche mon appareil principalement pour prendre des animaux et plantes. Je n’aime pas qu’on me prenne en photo, par contre.

Si je ne me trompe pas, mon mari vient de vous prendre en photo. Si je publie quelque chose sur vous, me permettrez-vous de l’utiliser?

À votre guise. Mais je suis sûr qu’elle ne sera pas très bonne. Je ne suis pas photogénique.

D’où vient votre intérêt pour les oiseaux en danger d’extinction?

Au début des années 1990, des ornithologues de la Fondation mondiale pour la nature ont mené une enquête justement dans notre province, et déclaré que Panjin était le lieu de reproduction d’un type de goéland, le Saunder, en voie d’extinction. J’ai assisté à une de leur présentation, et ce fut une étincelle pour moi : le début de mon intérêt.

Quel était votre emploi? Vous deviez être dans le domaine de la protection de l’environnement, je suppose?

Pas du tout; j’étais dans les chemins de fer. Mais l’un n’empêche pas l’autre, pas vrai? Depuis ce « coup de foudre », j’ai dédié tout mon temps et mon argent à la protection des espèces en danger d’extinction. Mes amis se moquaient de moi en disant que je consacrais plus de temps aux oiseaux qu’à ma famille.

Avaient-ils raison?

Ils avaient raison.

Comment votre famille voyait-elle les choses?

Ma femme m’a laissé. Pour ce motif.

Que ferez-vous une fois rentré au Liaoning?

Eh bien… je ne sais pas encore. Parfois, quand j’y pense, je ressens comme un vide au cœur. Il me semble que ma vie sera sans intérêt après avoir vécu si intensément pendant une année environ. Pourtant, je me dis aussi qu’il faut que je trouve le moyen de faire profiter les oiseaux, la nature, et les gens intéressés de ce que j’aurai acquis dans ce voyage.

Vous avez déjà une idée?

Non, pas encore. Du moins pas tout à fait définie. Mais il faut que je fasse quelque chose. Sinon j’aurai perdu mon temps.

La petite ville de Panjin s’est rapidement développée ces dernières années, voyant exploser sa population. Le gouvernement local a dû étendre les rizières aux dépens des marécages. Ainsi 80 000 hectares de marais sont-ils devenus de la terre agricole. De plus, un millier de puits de pétrole disséminés autour des marécages ont été remarqués par un satellite. En détruisant l’environnement naturel, on nuit à tout l’écosystème. Une recherche menée en 2003 a montré que le nombre de mouettes à bec noir avait diminué de moitié en un an. Il n’en restait que 2 930. Et les marécages de Panjin ont perdu 60 % de leur étendue depuis 1987. Il en restait 240 000 ha.

La raison pour laquelle je n’ai pas publié cette entrevue il y a huit ans, c’est que j’avais l’intention de rendre visite à Dai Yongchen quand il aurait terminé son excursion. Une fois rentré dans sa province, Dai a fondé une association d’amis des animaux. Il projetait des montages de photos prises par lui-même, invitait des conférenciers, et organisait des visites guidées d’observation des oiseaux pour les membres. L’été suivant, j’ai téléphoné pour m’annoncer. Sa fille m’a demandé à quel titre je connaissais son père; j’ai tout de suite pressenti quelque chose d’anormal. Alors, elle m’a appris le décès de Dai, à la suite d’un accident de voiture. Il avait été mortellement heurté, à Panjin même, à deux ou trois kilomètres de son domicile,  alors qu’il circulait à bicyclette. C’est la raison de la brièveté de cette entrevue.

Pendant l’entrevue improvisée. Cette rencontre était tout à fait imprévue.