MAI 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

« Je songe sérieusement

à émigrer »

 

LISA CARDUCCI

 

Du Jindong est ingénieur géologue. Depuis quelques années, il songe à quitter la Chine. En causant avec lui, à Yinchuan, dans la région autonome hui du Ningxia, j’ai découvert pourquoi.

Du Jindong, quel âge avez-vous?

Je suis né en 1971; j’aurai 34 ans demain.

Devenir ingénieur était-il votre rêve d’enfance?

Pas du tout. D’abord, j’étais un enfant faible, souvent malade. On ne le croirait pas à me voir aujourd’hui, n’est-ce pas? Mais je n’étais pas à prendre en pitié. Je suis le dernier de trois enfants, très espacés dans le temps. Notre père était un cadre, bien payé, et nous jouissions de certains privilèges. Nous pouvions acheter de la viande sans problème. J’avais même des jouets achetés que mes camarades m’enviaient. Bref, nous jouissions du respect du voisinage.

Ce qu’on appelle « une famille heureuse » en Chine…

Et pourtant, mes sentiments envers ma famille sont contradictoires. Mes parents m’ont éduqué par l’exemple. Ainsi, quand j’avais dix ans, j’étais trop gêné pour demander de l’argent à mon père. Pour en avoir, j’en volais dans ses poches. Un jour, il m’a surpris. Il n’a pas dit un mot, et est sorti de la chambre. J’ai eu tellement honte! Je me suis senti mauvais, coupable. J’avais compris. Je n’ai plus jamais rien pris. Je pense que ce type d’éducation est positif. Bien plus efficace qu’une fessée! Mes parents ne m’ont jamais « dit » ce qu’était l’honnêteté; ils ont été mes modèles.

Où est donc la contradiction?

J’y viens. D’autre part, mes parents étaient très occupés. Non seulement ils manquaient de temps pour s’occuper de nous, mais ils se querellaient souvent. Après l’école, nous devions aller chez les voisins. Ma mère, qui était médecin, a même passé plus d’un an à Shanghai, en stage de perfectionnement. Leurs voyages de travail se succédaient… Nous étions seuls, et souvent j’étais triste.

Comment vous comparez-vous aux autres enfants?

J’étais un enfant heureux. Les parents de mes camarades vivaient davantage de pression, leur vie était difficile, et leurs émotions se reflétaient sur l’éducation de leurs enfants. Mes camarades n’ont pas fréquenté l’université non plus.

Où avez-vous fait vos études?

Primaires et secondaires, à Yinchuan principalement, quelques années à Beijing. Ensuite, j’ai choisi l’Université de géologie de Chengdu.

Ce n’était pas l’État qui vous envoyait ici ou là?

En 1988, c’était le début d’un certain choix. En fait, j’aurais voulu étudier la photographie, qui appartient à la catégorie des arts. Mes notes n’étaient pas des plus hautes, et la géologie n’était pas très recherchée à cause de la difficulté à y entrer. Mais comme mon frère n’avait réussi à entrer dans la faculté de son choix qu’après avoir passé trois fois l’examen, mes parents étaient très inquiets et c’était la guerre entre ma mère et mon frère. Donc, j’ai voulu les rendre calmes et heureux, et je suis allé en sciences. C’était aussi plus sûr pour mon emploi futur. Et puis, la géologie me permettrait de me déplacer, de rencontrer de nouvelles personnes. Ce n’était pas mal.

Étiez-vous un bon étudiant?

La première année, j’ai travaillé très fort et fini premier de ma classe. En deuxième année, j’ai voulu essayer autre chose, comme le sport. Je suis devenu chef de la section de sport, et chef de classe, mais mes notes ont baissé un peu.

En troisième, voilà que ma camarade d’études est devenue amoureuse de moi. Je ne sais pas si je l’aimais, mais elle me poursuivait. Je lui ai dit qu’après mes études, je voulais aller travailler au Tibet. Elle était d’accord pour me suivre. Donc, je n’avais aucune raison de la laisser.

Avez-vous tous deux été assignés à un poste au Tibet?

Non. En ce temps-là, il était d’usage que les étudiants rédigent des manifestes exprimant leur détermination d’aller travailler dans les régions éloignées; mais tout cela était de la frime. Ils voulaient aller à Shanghai ou Beijing. Moi, je voulais vraiment aller au Tibet, mais je n’ai pas écrit de manifeste parce que je déteste cette façon de faire et que tout le monde le savait. Comme les autorités n’avaient envoyé personne au Tibet, elles m’ont conseillé d’abandonner cette idée. Nous avons été assignés tous les deux à la centrale hydro-électrique de Lanzhou. Notre unité était à Lanzhou, mais nous avons travaillé sur les chantiers du fleuve Jaune, du Bailong, au Gansu, au Qinghai, toujours ensemble.

Vous vous étiez mariés?

Nous nous sommes mariés en 1993, dans une région rurale, sans cérémonie ni réception.  Notre unité nous a alloué un bureau comme chambre, et plus tard, un petit appartement, sans meubles. Nous dormions sur le plancher. Les couvertures appartenaient à notre unité. Nous ne voulions rien de nos parents.

En 1996, nous avons quitté notre unité pour retourner à Yinchuan. J’avais cru que mon frère resterait à Yinchuan auprès de nos parents dont la santé n’était pas très solide, mais il voulait développer son potentiel ailleurs et était parti vivre à Beijing. Comme ma grande sœur avait déjà émigré aux États-Unis avec son mari, j’étais donc le seul à pouvoir prendre soin de nos parents. Une autre raison pour laquelle je suis revenu et que je n’ai jamais dite à mes parents, c’est que je n’aime pas rester longtemps au même endroit. Pas seulement physiquement. Je suis plutôt direct et très honnête, ce qui fait que je suis souvent en conflit avec mes supérieurs.

Après notre retour, la vie a été très dure les deux premières années. Mon épouse ne pouvait travailler dans sa spécialité ici et n’était pas heureuse.

À ce moment-là, vous étiez déjà ingénieurs?

Ingénieurs assistants. Ma femme est plus sédentaire que moi. Elle préfère travailler au bureau plutôt que sur le chantier. En 1999, notre fille est née.

A-t-elle changé votre vie?

Avant sa naissance, je m’étais souvent demandé si nous avions besoin d’un enfant. En fait, je n’en voulais pas parce que c’est beaucoup de responsabilités. Comme je ne crois pas à la survie de l’âme après la mort, à quoi bon mettre un enfant au monde pour qu’il souffre, ait des problèmes, et meure à la fin? C’est ma femme qui voulait un enfant, mais je ne croyais pas qu’elle avait l’énergie suffisante pour l’élever. J’aimerais adhérer à une religion, mais je ne sais pas laquelle est juste. Si Dieu existe, et s’il y a une vie après la mort, alors je regretterais de ne pas avoir d’enfant. Aussi, j’avais beaucoup de rêves : la photo, le Tibet, voyager, et un enfant serait un obstacle à mes rêves.

Votre fille a maintenant six ans. Regrettez-vous sa naissance?

Quand elle est malade, quand elle pleure, alors je crois que j’ai fait une erreur. Un enfant nous enlève plus qu’il ne nous donne. Je n’ai plus le temps de sortir pour faire de la photo, d’étudier l’anglais, de jouir de la vie. Je dois gagner de l’argent pour son instruction. Elle requiert beaucoup de temps, d’énergie et de présence.

Et votre idée d’émigrer, d’où vient-elle?

Il y a trois ans, j’ai vécu une sorte de dépression. J’avais besoin de changer. Mon désir de partir est suscité par le système politique, que je n’aime pas. Trop de corruption, manque de confiance l’un dans l’autre...

Vous croyez que ce sera mieux dans un autre pays? Où est ce paradis?

Je serai libre de faire ce que je veux. Si j’ai du talent, je peux être reconnu, et la promotion est facile. En Chine aussi, on peut être promu, mais je n’accepte pas les conditions : courber l’échine devant les chefs, ne jamais les contrarier, ne jamais critiquer, offrir des cadeaux; je ne veux pas me plier à cela. Au Canada, je pense que c’est différent.

Donc, vous avez étudié l’anglais, passé l’examen du IELTS (International English Language Testing System)…

Déjà trois fois, avec une note insuffisante. Je me prépare à le passer une quatrième fois. Si j’échoue encore, alors j’irai en Australie. On n’exige pas autant.

Votre femme partira aussi?

Au début, elle acceptait mon projet; avec ses promotions et ses hausses de salaire, elle a perdu l’envie de partir. Je pense que la société chinoise lui convient davantage. Je ne sais pas si elle me suivra. D’ailleurs, si je ne suis pas satisfait, je reviendrai peut-être.

Et votre fille? Elle restera ici?

Non. Une raison importante de mon émigration est de lui donner une meilleure éducation. Je n’aime pas le système chinois, qui brime la créativité. Comment accepter qu’une enseignante dise à votre enfant et à d’autres : « Vous êtes des bons à rien »? C’est parce que les enseignants ne croient en rien qu’ils insultent et frappent les enfants, demandent de l’argent pour des cours privés, et font travailler les étudiants pour eux sans rémunération. Ici, l’enseignement est centré sur les notes seulement. Pas sur le développement du potentiel de l’enfant. Ni sur la morale. À mon époque, on croyait encore au socialisme… Une religion peut guider le comportement humain. Si vous faites quelque chose de mal, vous ressentez la culpabilité. Et vous craignez la punition de Dieu.

Pourquoi ne pensez-vous pas à aller aux États-Unis, où votre sœur se trouve déjà?

Parce que je crois que c’est très difficile. Plusieurs n’aiment pas la société étatsunienne. C’est pourtant une bonne société, avec beaucoup de liberté.

Que pensez-vous de la politique étrangère des États-Unis, particulièrement en ce qui concerne la Chine?

Les États-Unis ont pressé le gouvernement chinois d’améliorer la situation nationale des droits humains.  Ils ont fait accélérer les choses. Leur influence politique joue sur le monde entier. Il n’était pas mauvais de débarrasser l’Afghanistan de son ancien gouvernement. En Irak, ils ont agi dans leurs propres intérêts, sûrement pas dans ceux du peuple, mais les résultats ont tout de même été favorables au pays. Qui d’autre aurait pu déloger Saddam? Leur but n’est pas toujours juste, mais leur action fait du bien.

Quels sont vos rêves, et comment voyez-vous l’avenir de votre famille?

Dans la situation actuelle, il m’est très difficile de prédire l’avenir de ma famille. Mon premier rêve est d’émigrer. Si je ne peux le réaliser, alors je voudrais changer d’emploi – en autant que j’aie assez d’argent pour l’éducation de ma fille et pour ne pas mettre ma famille dans le besoin – et devenir photographe. Un autre rêve serait d’aller à pied de Chengdu, dans la province du Sichuan, à Lhassa, au Tibet.

Puisque c’est demain votre anniversaire, je vous souhaite que vos rêves deviennent réalité!