Que dit la
philosophie chinoise sur nos motivations et modes de vie?
WANG KEPING
Notre approche
par rapport à la vie et à ce qu'on attend d'elle révèle généralement
notre attitude de base et nos motivations de vie. On en trouve un
exemple dans l'histoire qui suit concernant quatre disciples de
Confucius et dans la manière dont ces derniers lui ont fait part
de leurs aspirations personnelles.
Un jour,
alors que Zi Lu, Zeng Xi, Ran You et Gongxi Hua étaient en compagnie
de Confucius, leur maître les encouragea à exprimer ce que serait
un mode idéal de vie pour eux, et ce qu'ils feraient si leurs capacités
étaient appréciées à leur juste valeur. Zi Lu indiqua : " Si
je devais administrer un État possédant mille chariots, situés entre
des voisins puissants et préoccupés par des invasions armées et
des famines fréquentes, en trois ans, je pourrais donner à son peuple
le courage et la direction pour surmonter ses difficultés. "
Confucius sourit, et demanda alors à Ran You de décrire la quête
qu'il poursuivait. " Si j'avais à administrer un secteur mesurant
cent ou cent dix kilomètres carrés, dit-il, dans un délai de trois
ans, je pourrais porter la taille de la population à un niveau approprié.
Pour ce qui est des rites et de la musique, je laisserais cela aux
hommes de bien les plus capables. " Confucius se tourna alors
vers Gongxi Hua qui dit : " Je ne prétends pas avoir la capacité
nécessaire pour accomplir mes objectifs de vie, mais je suis prêt
à apprendre. Je voudrais aider, en tant que fonctionnaire subalterne
responsable, à faire respecter le protocole lors des cérémonies
aux temples ancestraux ou des réunions diplomatiques, habillé convenablement
avec chapeau de cérémonie et robes de circonstances. "
Confucius
hocha la tête et se tourna alors vers Zeng Xi qui jouait d'un luth
appelé se. Après avoir joué les quelques notes finales, il pinça
la dernière corde, se leva et déclara : " Je suis différent
des trois autres dans mes choix de vie. Tard au printemps, je voudrais
aller me promener, avec des vêtements de printemps nouvellement
confectionnés, accompagné de cinq ou six amis et de six ou sept
serviteurs. J'irais me baigner dans le fleuve Yi et profiter de
la brise sur l'autel de la Pluie. Sur le chemin du retour à la maison,
je chanterais et réciterais de la poésie. " Confucius soupira
et déclara " J'admire l'ambition de Zeng Xi ".
L'interprétation à donner
On
peut remarquer que la vocation du premier disciple Zi Lu est une
mission politique pour assurer la bonne gouvernance d'un État. Ran
You considère que son devoir social est de favoriser l'administration
efficace d'une région. Pour sa part, l'intérêt de Gongxi Hua consiste
à toujours étudier et à se cultiver. Zeng Xi est en contraste total
avec les trois autres. Son désir est de vivre une vie d'artiste,
de faire des excursions agréables dans la nature et de se livrer
aux plaisirs incomparables du chant et de la poésie. Ce mode de
vie se caractérise par un affranchissement de tout lien qu'impose
la société; il nourrit une personnalité libre des valeurs matérielles
externes. Confucius apprécie le choix de Zeng Xi car il édifie une
forme d'art de vivre par la musique et la poésie et l'élève ensuite
à un royaume esthétique de liberté. Cela était considéré comme la
condition d'existence la plus élevée puisque ce mode représente
l'émancipation de tous les liens externes et apporte l'état d'enchantement
constant par la liberté de profiter de la musique et de la poésie.
Selon Li Zehou, chercheur de l'Institut de philosophie de l'Académie
des sciences sociales de Chine, le domaine de l'être, que ce soit
au niveau artistique ou esthétique, contient toutes les joies de
la liberté, de l'accomplissement de soi et de la bienveillance.
Son principal mérite se situe dans la transformation des normes
sociales rationalisées, ou " se gouverner par les rites ",
en une conscience véritablement humaine. Le fait que Confucius
approuve le choix de Zeng Xi démontre l'ampleur de sa sensibilité
esthétique et à quel point il considérait que la musique ancienne
était un moyen de maintenir l'ordre social, en assurant l'épanouissement
de la conscience de tous les aspects de la nature humaine.
Applications dans la vie d'aujourd'hui
Dans leur préoccupation à l'égard des possibilités de l'existence
humaine en général, les penseurs chinois contemporains essayent
de redécouvrir les sources appropriées de la philosophie de vie
chinoise. Feng Youlan (1895-1990), professeur de philosophie à l'université
de Beijing, s'est distingué par sa définition des quatre domaines
de l'être, pour ce qui est des styles de vie et de quêtes caractéristiques
d'aujourd'hui. Le premier est le domaine naturel de l'être. Dans
celui-ci, une personne vit selon la nature. C'est le mode habituel
de vie suivi par les gens qui n'ont pas de représentation claire
de ce qu'ils cherchent. Ils font juste ce à quoi ils sont accoutumés
et vivent selon les conventions sociales, la tradition et les coutumes,
ne regardant rien d'autre allant au-delà de leurs besoins immédiats.
Ils se lèvent à l'aube pour faire du travail manuel non qualifié
et se reposent au coucher du soleil, en suivant les cycles de la
nature, comme le faisaient nos ancêtres primitifs. Ils sont l'opposé
direct des artistes qui se consacrent aux fantaisies créatrices
et deviennent obnubilés par les œuvres d'art. Les artistes peuvent
produire des œuvres d'importance mondiale qui ne peuvent être créées
que sous l'inspiration provenant d'un surgissement d'émotions. Ils
sont donc spontanés dans tout ce qu'ils font, s'arrêtent et recommencent
instinctivement plutôt que selon les principes rationnels de la
causalité.
Le deuxième domaine de l'être est celui de l'utilitarisme. Sa caractéristique
fondamentale est le désir d'un gain matériel. Ceux qui se conforment
à ce domaine de l'être travaillent en vue de l'accomplissement personnel
et des bénéfices. Ils poursuivent résolument leurs désirs, décidés
à trouver par leurs activités des moyens d'acquérir propriétés,
renommée et statut. Très logiques, ces personnes savent exactement
comment atteindre leurs objectifs. L'aspect négatif des utilitaristes
est leur égocentrisme, car ils ne travaillent que pour leurs propres
gains. Mais du côté positif, ils sont tenaces jusqu'au point d'être
prêts à sacrifier leurs vies pour concrétiser leurs buts. Ils provoquent
par conséquent des événements qui font époque, posent des gestes
héroïques et réalisent des progrès révolutionnaires. Beaucoup de
personnages historiques qui ont contribué au bien-être et au bienfait
des autres étaient foncièrement utilitaristes.
Le troisième est le domaine moral de l'être. Ses adeptes s'appuient
sur les intérêts collectifs plutôt qu'individuels, considérant la
poursuite des intérêts personnels comme égoïste et injuste. Selon
eux, il est justifié de travailler au bien commun. Fortement conscients
du fait qu'ils font partie de la société, ils prêchent et pratiquent
le principe de vivre et laisser vivre, car ils croient que ce n'est
qu'en servant la société qu'ils peuvent concrétiser leurs propres
valeurs. Ils agissent donc en vertu de codes moraux et de normes
sociales, intégrant leurs propres besoins avec ceux de la société.
Par conséquent, ces gens ne vivent que rarement des conflits avec
la société, car ils sont perçus comme des donateurs et des collaborateurs,
contrairement aux utilitaristes qui sont considérés comme des preneurs
et des possesseurs.
Le quatrième est le domaine cosmique ou universel de l'être. Il
est basé sur un sens de la mission à servir et à aider à croître
tout ce qui est dans l'univers. Ceux qui agissent selon ce domaine
de l'être se voient eux-mêmes comme étant personnellement engagés
envers la société des humains et l'univers. Ayant une compréhension
profonde de la nature humaine et un rapport holistique entre l'humanité
et l'univers, ils dépensent toute leur énergie à aimer les gens
et à prendre grand soin des choses. Dans un sens spirituel, ils
se voient au " Nous " plutôt qu'au " Je "; ils
vivent ainsi dans un domaine de liberté plutôt que de nécessité.
En passant en revue ces hypothèses, on voit poindre une hiérarchie
: à la base, l'état naturel d'être et à l'échelon plus élevé, l'état
cosmique. Ces deux extrêmes sont rares dans la société contemporaine;
l'état naturel est impossible et l'état cosmique, trop idéaliste.
Pour ce qui est des domaines utilitariste et moral, on pourrait
cependant dire qu'ils sont les plus réalistes et applicables à la
vie d'aujourd'hui. Par conséquent, la majorité des gens vont placer
leur approche de vie et se situer eux-mêmes quelque part dans la
courbe entre l'utilité et la moralité.
Wang Keping
est directeur adjoint de l'Institut pour les études transculturelles
relevant de l'Université des études internationales de Beijing
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