Février 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Que dit la philosophie chinoise sur nos motivations et modes de vie?

WANG KEPING

Notre approche par rapport à la vie et à ce qu'on attend d'elle révèle généralement notre attitude de base et nos motivations de vie. On en trouve un exemple dans l'histoire qui suit concernant quatre disciples de Confucius et dans la manière dont ces derniers lui ont fait part de leurs aspirations personnelles.

Un jour, alors que Zi Lu, Zeng Xi, Ran You et Gongxi Hua étaient en compagnie de Confucius, leur maître les encouragea à exprimer ce que serait un mode idéal de vie pour eux, et ce qu'ils feraient si leurs capacités étaient appréciées à leur juste valeur. Zi Lu indiqua : " Si je devais administrer un État possédant mille chariots, situés entre des voisins puissants et préoccupés par des invasions armées et des famines fréquentes, en trois ans, je pourrais donner à son peuple le courage et la direction pour surmonter ses difficultés. " Confucius sourit, et demanda alors à Ran You de décrire la quête qu'il poursuivait. " Si j'avais à administrer un secteur mesurant cent ou cent dix kilomètres carrés, dit-il, dans un délai de trois ans, je pourrais porter la taille de la population à un niveau approprié. Pour ce qui est des rites et de la musique, je laisserais cela aux hommes de bien les plus capables. " Confucius se tourna alors vers Gongxi Hua qui dit : " Je ne prétends pas avoir la capacité nécessaire pour accomplir mes objectifs de vie, mais je suis prêt à apprendre. Je voudrais aider, en tant que fonctionnaire subalterne responsable, à faire respecter le protocole lors des cérémonies aux temples ancestraux ou des réunions diplomatiques, habillé convenablement avec chapeau de cérémonie et robes de circonstances. "

Confucius hocha la tête et se tourna alors vers Zeng Xi qui jouait d'un luth appelé se. Après avoir joué les quelques notes finales, il pinça la dernière corde, se leva et déclara : " Je suis différent des trois autres dans mes choix de vie. Tard au printemps, je voudrais aller me promener, avec des vêtements de printemps nouvellement confectionnés, accompagné de cinq ou six amis et de six ou sept serviteurs. J'irais me baigner dans le fleuve Yi et profiter de la brise sur l'autel de la Pluie. Sur le chemin du retour à la maison, je chanterais et réciterais de la poésie. "  Confucius soupira et déclara " J'admire l'ambition de Zeng Xi ".

L'interprétation à donner

On peut remarquer que la vocation du premier disciple Zi Lu est une mission politique pour assurer la bonne gouvernance d'un État. Ran You considère que son devoir social est de favoriser l'administration efficace d'une région. Pour sa part, l'intérêt de Gongxi Hua consiste à toujours étudier et à se cultiver. Zeng Xi est en contraste total avec les trois autres. Son désir est de vivre une vie d'artiste,  de faire des excursions agréables dans la nature et de se livrer aux plaisirs incomparables du chant et de la poésie. Ce mode de vie se caractérise par un affranchissement de tout lien qu'impose la société; il nourrit une personnalité libre des valeurs matérielles externes. Confucius apprécie le choix de Zeng Xi car il édifie une forme d'art de vivre par la musique et la poésie et l'élève ensuite à un royaume esthétique de liberté. Cela était considéré comme la condition d'existence la plus élevée puisque ce mode représente l'émancipation de tous les liens externes et apporte l'état d'enchantement constant par la liberté de profiter de la musique et de la poésie. Selon Li Zehou, chercheur de l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences sociales de Chine, le domaine de l'être, que ce soit au niveau artistique ou esthétique, contient toutes les joies de la liberté, de l'accomplissement de soi et de la bienveillance. Son principal mérite se situe dans la transformation des normes sociales rationalisées, ou " se gouverner par les rites ", en une conscience véritablement humaine.  Le fait que Confucius approuve le choix de Zeng Xi démontre l'ampleur de sa sensibilité esthétique et à quel point il considérait que la musique ancienne était un moyen de maintenir l'ordre social, en assurant l'épanouissement de la conscience de tous les aspects de la nature humaine. 

Applications dans la vie d'aujourd'hui

Dans leur préoccupation à l'égard des possibilités de l'existence humaine en général, les penseurs chinois contemporains essayent de redécouvrir les sources appropriées de la philosophie de vie chinoise. Feng Youlan (1895-1990), professeur de philosophie à l'université de Beijing, s'est distingué par sa définition des quatre domaines de l'être, pour ce qui est des styles de vie et de quêtes caractéristiques d'aujourd'hui. Le premier est le domaine naturel de l'être. Dans celui-ci, une personne vit selon la nature. C'est le mode habituel de vie suivi par les gens qui n'ont pas de représentation claire de ce qu'ils cherchent. Ils font juste ce à quoi ils sont accoutumés et vivent selon les conventions sociales, la tradition et les coutumes, ne regardant rien d'autre allant au-delà de leurs besoins immédiats. Ils se lèvent à l'aube pour faire du travail manuel non qualifié et se reposent au coucher du soleil, en suivant les cycles de la nature, comme le faisaient nos ancêtres primitifs. Ils sont l'opposé direct des artistes qui se consacrent aux fantaisies créatrices et deviennent obnubilés par les œuvres d'art. Les artistes peuvent produire des œuvres d'importance mondiale qui ne peuvent être créées que sous l'inspiration provenant d'un surgissement d'émotions. Ils sont donc spontanés dans tout ce qu'ils font, s'arrêtent et recommencent instinctivement plutôt que selon les principes rationnels de la causalité.    

Le deuxième domaine de l'être est celui de l'utilitarisme. Sa caractéristique fondamentale est le désir d'un gain matériel. Ceux qui se conforment à ce domaine de l'être travaillent en vue de l'accomplissement personnel et des bénéfices. Ils poursuivent résolument leurs désirs,  décidés à trouver par leurs activités des moyens d'acquérir propriétés, renommée et statut. Très logiques, ces personnes savent exactement comment atteindre leurs objectifs. L'aspect négatif des utilitaristes est leur égocentrisme, car ils ne travaillent que pour leurs propres gains. Mais du côté positif, ils sont tenaces jusqu'au point d'être prêts à sacrifier leurs vies pour concrétiser leurs buts. Ils provoquent par conséquent des événements qui font époque, posent des gestes héroïques et réalisent des progrès révolutionnaires. Beaucoup de personnages historiques qui ont contribué au bien-être et au bienfait des autres étaient foncièrement utilitaristes.    

Le troisième est le domaine moral de l'être. Ses adeptes s'appuient sur les intérêts collectifs plutôt qu'individuels, considérant la poursuite des intérêts personnels comme égoïste et injuste. Selon eux, il est justifié de travailler au bien commun. Fortement conscients du fait qu'ils font partie de la société, ils prêchent et pratiquent le principe de vivre et laisser vivre, car ils croient que ce n'est qu'en servant la société qu'ils peuvent concrétiser leurs propres valeurs. Ils agissent donc en vertu de codes moraux et de normes sociales, intégrant leurs propres besoins avec ceux de la société. Par conséquent, ces gens ne vivent que rarement des conflits avec la société, car ils sont perçus comme des donateurs et des collaborateurs, contrairement aux utilitaristes qui sont considérés comme des preneurs et des possesseurs.   

Le quatrième est le domaine cosmique ou universel de l'être. Il est basé sur un sens de la mission à servir et à aider à croître tout ce qui est dans l'univers. Ceux qui agissent selon ce domaine de l'être se voient eux-mêmes comme étant personnellement engagés envers la société des humains et l'univers. Ayant une compréhension profonde de la nature humaine et un rapport holistique entre l'humanité et l'univers, ils dépensent toute leur énergie à aimer les gens et à prendre grand soin des choses. Dans un sens spirituel, ils se voient au " Nous " plutôt qu'au " Je "; ils vivent ainsi dans un domaine de liberté plutôt que de nécessité.    

En passant en revue ces hypothèses, on voit poindre une hiérarchie : à la base, l'état naturel d'être et à l'échelon plus élevé, l'état cosmique. Ces deux extrêmes sont rares dans la société contemporaine; l'état naturel est impossible et l'état cosmique, trop idéaliste. Pour ce qui est des domaines utilitariste et moral,  on pourrait cependant dire qu'ils sont les plus réalistes et applicables à la vie d'aujourd'hui. Par conséquent, la majorité des gens vont placer leur approche de vie et se situer eux-mêmes quelque part dans la courbe entre l'utilité et la moralité.   

Wang Keping est directeur adjoint de l'Institut pour les études transculturelles relevant de l'Université des études internationales de Beijing