Se
battre pour vivre
LISA
CARDUCCI
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Wen Jie lors de l’entrevue. |
En Chine, l’entrée
de tous les bâtiments publics, qu’il s’agisse de bureaux, d’usines,
d’institutions scolaires ou d’habitations, est flanquée de gardiens
en uniforme. Ils ne sont pas armés, ne sont ni militaires ni policiers,
et sont engagés directement par l’unité qu’ils servent. Ils ne disposent
d’aucun moyen de contrainte ni d’aucune autorité.
Grand, élégant, Wen Jie est aussi
serviable et très poli. Il tranche sur ses camarades de travail,
on verra pourquoi.
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Le travail de Wen Jie n’est pas toujours une sinécure. |
Quel âge avez-vous? D’où venez-vous?
J’ai plus de 20 ans, je suis né sous le signe
du Cheval (ce qui lui donne 26 ou 27 ans. C’est une façon très
ordinaire de donner son âge en Chine.) Je viens de Yongjixian,
au Jilin, une province du Nord-Est.
Parlez-moi de votre famille.
Mon père est ouvrier, ma mère tient maison; sa
santé n’est pas très bonne. J’ai aussi un petit frère de deux ans
mon cadet.
Votre mère a-t-elle été mise à pied?
Non, elle n’a jamais travaillé à l’extérieur.
Mon père gagne suffisamment, environ 1 000 yuans par mois.
Vous n’avez pas fréquenté l’université?
Non. Je n’ai pas réussi l’examen d’entrée après
mes études secondaires. Chez nous, le niveau d’instruction n’est
pas très élevé. Nous ne recevons que des connaissances élémentaires.
Il faut dire que je n’étudiais pas très bien; je manquais de motivation.
D’ailleurs, si j’avais réussi, aurions-nous eu assez d’argent?
Croyez-vous nécessaire que tout le monde accède
à l’université?
C’est très important si on veut trouver un bon
emploi.
Je trouve important qu’il existe aussi des
ouvriers intelligents, qu’on puisse laisser travailler sans surveillance
un poseur de tuiles ou un plombier sans que tout le travail soit
à recommencer.
Oui, mais la Chine n’a pas encore développé cette
mentalité. Dès qu’un enfant entre à l’école, on le dirige vers l'université.
Quand êtes-vous arrivé à Beijing?
Il y a quatre mois. Et la première personne qui
m’a salué, c’est vous!
Pour moi, toute personne est une personne,
pas un rang.
Parmi les Chinois, il y en a qui pensent comme
vous. Même notre chef porte la main au képi avant nous, s’il nous
voit le premier!
Comment avez-vous trouvé cet emploi?
Quelqu’un de ma parenté qui vit à Beijing m’en
a parlé. Le plus souvent, c’est de bouche à oreille, c’est pourquoi
nous sommes nombreux du Dongbei (Nord-Est). Mais il y a des gardiens
de partout au pays : Henan, Heilongjiang, Shandong, etc. Aucun
de Beijing, tous des « waidiren » (gens de l'extérieur).
Les agences… beaucoup sont truquées. On vous demande 50 yuans de
frais d’inscription. On vous trouve un emploi, et après quelques
jours, on vous dit que vous ne faites pas l'affaire. Avec elles,
on ne gagne pas d’argent, on en perd.
Quelle a été votre première impression en arrivant
dans la capitale?
La grandeur! J’ai aussi trouvé les gens chaleureux.
Et Tian’anmen m’a bien impressionné. Depuis l’école primaire qu’on
nous parlait de la place Tian’anmen! J’avais hâte de la voir de
mes yeux.
Vous visitez la ville dans vos moments de loisir?
Oui. Quand je touche mon salaire, je sors; et
quand je n’ai plus d’argent, j’attends le mois suivant.
Vous y allez seul?
Oui. Mes collègues sont de la campagne pour la
plupart et ne s’intéressent pas aux choses culturelles. Ou bien
ils préfèrent utiliser leur argent ailleurs.
Parlant de salaire, je puis vous demander combien vous gagnez?
Quatre cents yuans par mois (le salaire minimum à Beijing est
de 545 yuans, ou 66 $US). Si nous commettons une erreur
ou sommes en retard, nous devons payer l'amende.
Et le logement?
Je dispose d’un lit au dortoir. Et j’ai droit
à deux repas par jour. Le petit déjeuner est à mes frais.
Vous mangez bien?
Ça peut aller.
Quatre cents yuans suffisent? Vous pouvez envoyer
quelque chose à vos parents?
Oui.
Vous êtes combien au dortoir?
Nous sommes quinze. Il y a beaucoup de va-et-vient,
car la plupart ne restent que trois ou quatre mois. Nous n’avons
qu’un poste de télévision, et tout le monde ne veut pas nécessairement
voir le même programme, ce qui cause parfois des engueulades. Nous
n’avons pas d’ordinateur, mais nous pouvons aller dans un café Internet.
Quel est votre horaire de travail?
De 4 h à 8 h, puis de 16 h à 20 h.
Tous les jours. Nous sommes en service 24 heures par jour en
trois équipes. Aucun ne travaille huit heures de suite. Nous avons
tous des heures de nuit et des heures de jour.
Cinquante-six heures par semaine… Pour la fête
du Printemps, vous pourrez rentrer?
Il faut placer sa demande un mois d’avance. Quelques-uns
pourront retourner dans leur famille, d’autres devront attendre
la fête des Travailleurs.
Recevez-vous une formation avant d’entreprendre
votre travail de « bao’an »?
Quand on nous engage, on nous envoie passer une journée à observer
ce que font les gardiens de grandes unités d’habitation ou d’hôtels.
Dès le lendemain, on revêt l'uniforme et on commence, après seulement
quelques phrases de « il faut » et « il ne faut pas ».
À Beijing, il y a environ 50 000 gardiens
de sécurité dont 20 000 seulement sont au service d’agences.
Les autres travaillent indépendamment, au noir, ou hors des normes,
et sans compétences. À certains endroits bien organisés, il y a
des activités, des sports, des compétitions de handball ou de badminton
pour les gardiens. Pas nous. Il y a des tables de ping-pong, mais
nous n’avons pas de palettes.
Que trouvez-vous de plus satisfaisant dans
votre travail?
Chaque jour, je vois passer des centaines de personnes
dont plusieurs me saluent, comme un ami. Cela me fait grand plaisir.
J’aime beaucoup mon travail.
Et le plus déplaisant?
Le bas niveau culturel de mes collègues. La plupart
n’ont pas d’éducation. Ils se tiennent mal, rient fort, s’assoient
de travers et causent pendant les heures de travail. Pendant nos
quatre heures, nous pouvons nous asseoir pour la deuxième heure.
Mais assis droit!
Y a-t-il parfois des gens qui refusent d’obéir
aux règles d’entrée et sortie?
Bien sûr! Par exemple, si un résidant n’a pas
sa vignette de stationnement, il doit payer 2 yuans chaque fois
qu’il passe. Certains trouvent un prétexte comme : « J’avais
une ampoule à changer et vous ne l’avez pas changée » ou bien
« Vous avez mis deux jours à venir réparer mon robinet ».
« Vous », c’est-à-dire le personnel d’entretien. Sans
compter que plus de la moitié des résidants n’ont pas versé leurs
frais annuels de service; quelques-uns n’ont pas payé l'électricité,
l’eau, etc. depuis trois ans même. Avant-hier, un couple sortait
en voiture. Je demande deux yuans. L’homme s’apprêtait à me les
donner quand la femme a dit : « On ne paie pas! ».
L’homme a hésité, la femme est descendue de voiture et est allée
elle-même lever la barrière. Ou bien parfois, une voiture se colle
derrière une autre, et quand on lève la barrière pour la première,
la seconde (quand ce ne sont pas trois ou quatre autres voitures)
sort aussi. Rien à faire. On ne peut toujours bien pas les battre!
Même si eux nous frappent, nous devons toujours être polis.
Vous ne cherchez pas un meilleur emploi?
Tous les jours je regarde les journaux. J’aimerais
trouver un travail qui offre les « san xian » (trois
assurances : santé, chômage, retraite).
Je voudrais apprendre l’anglais, surtout en fonction
des Olympiques de 2008, mais je n’en ai pas l’occasion. Seul, c’est
trop difficile, et je n’ai pas de magnétophone. Pour suivre un cours,
il faut d’abord que je mette trois ou quatre mille yuans de côté.
Nous en étions là de la conversation quand
l'heure du déjeuner arriva. Si Wen Jie tardait, il n’aurait plus
rien à manger. Je lui donnai donc congé. Moins d’une heure plus
tard, il me téléphona : « Pourrais-je retourner vous voir?
J’aurais quelque chose à vous dire. » Il confessa qu’il regrettait
de ne pas m’avoir dit toute la vérité, et me demanda si je voulais
en savoir davantage. Cette fois, il avait « plus de 30 ans ».
Dès la fin de mes études secondaires, je suis
entré à l’usine. Avec mon père. Une entreprise d’installations électriques.
J’ai travaillé sur plusieurs chantiers pour notre compagnie. C’est
au Yunnan que j’ai eu un accident. J’ai été blessé à deux endroits
dans le dos et immobilisé à l’hôpital pendant trois mois. On a dit
qu’il faudrait trois ans avant que les os se soudent. Ma convalescence
tire donc à sa fin. Mais je ne pourrai plus jamais faire de travaux
qui demandent de la force physique.
Votre unité vous reprendrait-elle, si vous
retourniez une fois guéri?
J’appartiens encore à cette unité, je ne l'ai
jamais quittée. Mais je n’avais droit qu’à 120 yuans d’allocation
pendant mon congé pour maladie, et avec les personnes à charge,
je pouvais atteindre 270 yuans. C’était trop peu et il fallait que
je fasse autre chose. Avant, je gagnais 700 yuans par mois, presque
1 000 y compris les autres avantages, et j’avais des assurances.
Mon père a acheté l’appartement de notre unité avant sa retraite.
Mais on continue de vous verser votre salaire,
non?
On n’a pas dit qu’on ne le verserait pas, mais
je n’ai encore rien touché.
C’est une entreprise d’État?
Oui. Ma femme…
Vous êtes marié?
Oui, et nous avons une fillette de presque 5 ans.
Ma femme est aussi à Beijing. Elle travaille comme bonne pour une
personne âgée et gagne 600 yuans; son logement et ses repas sont
pris en charge. Chez nous, elle travaillait dans une usine de laine;
c’était très fatigant. À nous deux, 1 000 yuans maintenant,
c’est convenable. Seulement, nous sommes obligés de vivre séparément
en ce moment, et ma fille est restée avec ma mère au Jilin. Je vois
ma femme quelques minutes par jour, dehors, devant la porte.
Vous vous êtes marié bien jeune!
Je vous ai dit que je suis de l'année du Cheval,
c’est vrai. J’ai 39 ans. Mais je n’aurais sûrement pas été engagé
si je l'avais révélé. Je leur ai dit que ma fille avait trois ans;
pour un père de 27 ans, c’est normal.
Vous permettez que je publie vos « mensonges »?
Pas de problème. Ce qu’il faut faire pour vivre…
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