À la recherche
de son accomplissement
LISA CARDUCCI
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Jiang Jie lors de l'entrevue. |
Dans le cadre des Années croisées France-Chine,
un nouveau centre culturel français vient douvrir ses
portes à Beijing, près du stade des Travailleurs.
Il rassemble les anciennes bibliothèque et médiathèque,
un grand auditorium, un café-bar et une librairie française.
Cest là que Jiang Jie ma donné rendez-vous.
Jarrive à lheure, mais elle est encore occupée.
Elle dirige allègrement les nouveaux employés, et
sert dinterprète aux opérateurs français
venus préparer le terrain.
Lorsque Jiang Jie était mon étudiante, en 1991, elle
avait dit, dans un cours dexpression orale : « Je ne
sais pas si je me marierai. Je crois que jai une carrière
à faire pour me réaliser. »
Quel a été ton cheminement
depuis la fin de tes études?
Dabord, jai travaillé à l'Institut de
recherche sur l'industrie aéronautique. Les gens étaient
sympathiques, une grande famille, mais comme dans toutes les unités
dÉtat en Chine, le niveau de gestion était très
bas. Pour ma carrière, ce nétait pas idéal.
Après cinq ans, je me sentais limitée et jai
eu envie de changer. Puis, jai travaillé deux ans pour
la société française AEC (asiatique-européenne
de commerce) comme agent entre les sociétés françaises
et chinoises.
Pourquoi as-tu quitté?
Cette entreprise est entrée en Chine en 1978. Quand jai
quitté en 2001, la société avait atteint lapogée
de sa prospérité et commençait à décliner.
Cependant, cest là que jai connu ma meilleure
expérience professionnelle. On sentendait très
bien, les collègues et les patrons. Mais comme jétais
nouvelle, je moccupais de plusieurs petits projets à
la fois : équipement de mise en forme, cépages, etc.;
jétais dispersée, alors je nai pas réussi.
Ensuite, je suis passée aux télécommunications.
Avec un seul projet auquel me consacrer, je pensais mieux réussir.
Mais tu as de nouveau quitté!
Dans cette société, personne ne faisait long feu.
Nous étions continuellement espionnés. Nous ne pouvions
recevoir de courrier personnel. Nos comptes bancaires étaient
étalés sur la table. Le patron un Français
contrôlait nos ordinateurs, lisait nos courriels, fouillait
nos tiroirs. Il ne nous respectait pas. Vraiment le contraire de
AEC. Quand il partait en voyage, on faisait la fête : personne
ne travaillait, on jouait aux cartes, tout pour se défouler.
Après un an de résistance, jai quitté
moi aussi.
Dans le but dentrer à la librairie?
Non, pas du tout. Je navais pas encore lidée
de ce que je ferais. On me disait : « Tant que tu nauras
pas trouvé doffres plus intéressantes, pourquoi
ne restes-tu pas là? » Quand on démissionne,
il faut en donner la raison. Jai profité dune
séance de formation de deux mois en France à l'invitation
de mon ancien institut, sous un prétexte, et jai démissionné
en rentrant. Jai passé presque deux mois à minterroger
sur mon avenir.
Ton emploi actuel, comment las-tu trouvé?
Dabord, javais lidée douvrir une
petite librairie moi-même. Quand jen ai parlé
à un ami français, il ma dit que son parrain
se trouvait justement à Beijing où il projetait douvrir
une chaîne de librairies. Je suis allée le voir. Quand
jai su que son projet consistait à monter six librairies
cette année et douze l'année prochaine ailleurs dans
le pays, cela ne mintéressait pas. Et ce nétait
pas dans ma compétence. Ce que je voulais, cest une
petite librairie ou je pourrais lire, recevoir les clients, discuter
avec eux. Puis, quand jai su quil avait modifié
ses plans pour quelque chose de plus modeste, jai accepté
de travailler à sa première librairie, Chun Qiu (Printemps
et Automne), une bonne occasion pour apprendre.
Depuis combien de temps Chun Qiu est-elle
ouverte?
Quinze mois. Il y a neuf mois que jai pris le relais. Avant,
la sélection des livres et leur présentation nétaient
pas ce que le patron voulait. On perdait beaucoup dargent.
Maintenant, on en perd moins, mais cest encore loin du succès.
Tu parles souvent des échecs de tes
emplois. Le travail compte-t-il vraiment dans ta vie?
Pour moi, lidéal est de pouvoir aimer mon travail,
qui est une grande partie de ma vie et occupe la moitié de
mon temps. Quand on aime, on travaille bien. Quand on naime
pas son travail, on le fait seulement pour gagner sa vie, on reste
au bureau en attendant lheure de pouvoir partir, cest
une souffrance
Je ne sais pas exactement quel est lemploi
idéal. Je suis toujours à la recherche. Mais par rapport
à mes emplois précédents, celui-ci sadapte
mieux à ma personnalité, et cest dans le domaine
des échanges culturels; cela me plaît et en plus jai
loccasion de mettre en pratique mon concept de gestion : comment
créer une ambiance de travail agréable et efficace,
par exemple.
Et les inconvénients?
Je nai plus de temps à moi pour lire. Je dois lire
des journaux professionnels, étudier, analyser le marché,
me casser la tête pour chercher plus de fournisseurs, trouver
les livres sélectionnés, baisser les coûts,
améliorer la marge de profit, organiser la promotion, créer
une ambiance de travail dans le bureau et dans la librairie, analyser
les problèmes de gestion
et même après
les heures de travail.
Y a-t-il une différence fondamentale
entre les deux librairies?
Chun Qiu se trouve à Wudaokou, dans larrondissement
Haidian. Elle fournit des livres en chinois (littérature
et sciences sociales surtout) à une clientèle chinoise.
Il y a une petite section de livres en anglais. Tandis que lArbre
du voyageur est une librairie qui ne vend que des livres en français
venus de France et au prix étranger.
Tu es allée en Europe une année;
où se place cette échappée dans ton parcours?
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Au travail à la librairie
du Centre culturel français. |
Javais toujours eu envie de vivre un certain temps en Europe,
étudier, voyager... Lattrait de linconnu. Jai
eu cette occasion par hasard et jai pu passer 1998 en France
et en Italie. Jai fréquenté luniversité
à Toulouse et à Pavie, mais pas dans le but dobtenir
un diplôme; pour mon plaisir seulement. Mon argent épuisé,
je suis rentrée. Certains amis mont dit que je nétais
pas intelligente davoir dépensé cinq ans déconomies
pour rien, puisque jétais revenue sans diplôme
me permettant de gagner davantage. Je sais que je ne suis pas un
bon investisseur, mais je pense que cette année-là
en valait la peine. Ce qui compte pour moi, ce nest pas largent,
mais lexpérience. Un an dexpérience européenne
ma aidée à comprendre beaucoup de choses et
continue à me motiver à la recherche dapprofondissement.
Cest en France que jai pris goût au vin et au
fromage, et à beaucoup dautres plaisirs de la vie;
cest en Italie, pays de christianisme, que jai commencé
à mintéresser à la théologie,
et jusquà maintenant je poursuis mon plaisir de chercher
le sens de lexistence.
Parle-moi de tes parents.
Jusquà lâge de 8 ans, jai vécu
avec mes grands-parents à la campagne. Mon père était
marin. Quand il avait congé, tous les ans, il venait nous
voir. Mais jusquà cet âge-là, je nai
jamais vu ma mère. Je limaginais avec deux longues
tresses
Es-tu enfant unique?
Jai deux grands frères. Eux aussi étaient chez
nos grands-parents. Mais laîné, je ne lai
presque pas connu; il est parti quand je suis arrivée.
Pourquoi ta mère ta-t-elle abandonnée?
Après la période dallaitement, elle ma
confiée à mes grands-parents. Elle enseignait aux
jeunes criminels. Ensuite, elle a travaillé dans une entreprise
à Guangzhou. Elle ma reprise à 8 ans et nous
avons passé trois ans au Guangdong avant de revenir au Jiangsu.
Tu as fait tes études universitaires
à Beijing. Quand tu es arrivée dans la capitale, te
souviens-tu de ta première impression?
Je suis de la promotion 1989. Je suis arrivée quelques semaines
après les événements de Tiananmen. Javais
tellement hâte de voir la place, mais à ce moment-là,
il était interdit de sy arrêter; on ne pouvait
la voir quen passant en autobus. Et elle nétait
pas si grandiose que je lavais toujours imaginée. Première
déception. Mon père avait un parent à luniversité
Qinghua; nous lui avons rendu visite. Ce magnifique campus me remplissait
de joie! Mais quand je suis arrivée à mon université,
je l'ai trouvée tellement petite
De plus, cétait
dans la banlieue est, loin des autres universités
Quel souvenir denfance ta le
plus marquée?
Lamour de ma grand-mère. Quand jétais
malade, elle me préparait une bouillie de riz et des patates
douces et me mettait au lit. Jy pense toujours quand je suis
malade aujourdhui. Et elle me couvrait de ses vêtements
quand je rentrais transie de l'école. Ma mère, non.
Mes parents sont très indépendants. Leurs petits-enfants
les « dérangent ». Ainsi, ils ne font pas pression
sur moi pour que je me marie.
Ta grand-mère vit toujours?
Et comment! Elle a 97 ans. Après trois mois de maladie, elle
sest remise parfaitement. Elle marche, peut manger de tout,
et ses cheveux ont repoussé noirs!
En quoi consistent tes loisirs?
Je joue au badminton tous les samedis à mon ancienne université,
et toutes les quinzaines je rends visite à un ancien prof,
qui a plus de 80 ans et qui vient de perdre sa femme. Jaime
beaucoup voyager aussi. Et lire.
Quelle sorte de lecture?
Sur la théologie. Et la philosophie. Je cherche des réponses
à mes questions. Je mintéresse à la psychologie
et aux rêves aussi. Parfois, je note les miens, et des événements
se produisent ensuite qui me font comprendre leur signification.
Es-tu satisfaite de ta vie?
Je ne sais pas; quelquefois je ne me sens pas les pieds sur terre.
Souvent je me demande : le mariage, la maternité sont-ils
essentiels? Jai déjà 34 ans
On doit donner.
Avoir un enfant est la façon la plus naturelle de donner.
Mais on peut aussi aller enseigner dans un village reculé.
Mon travail a-t-il une véritable valeur? Si je ne le fais
pas, dautres le feront. Je ne suis donc quun outil.
On mutilise. Le week-end, je lis, je sors faire des achats.
Quel sens cela a-t-il? Je vis bien. Mes parents nont pas besoin
de moi. Il faut vivre pour les autres, mais moi, je nai pas
encore fait mon choix. Même si je travaillais pour un organisme
charitable, je sais quaprès deux ou trois ans, je changerais
encore.
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