MARS 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

À la recherche de son accomplissement

LISA CARDUCCI

Jiang Jie lors de l'entrevue.

Dans le cadre des Années croisées France-Chine, un nouveau centre culturel français vient d’ouvrir ses portes à Beijing, près du stade des Travailleurs. Il rassemble les anciennes bibliothèque et médiathèque, un grand auditorium, un café-bar et une librairie française. C’est là que Jiang Jie m’a donné rendez-vous. J’arrive à l’heure, mais elle est encore occupée. Elle dirige allègrement les nouveaux employés, et sert d’interprète aux opérateurs français venus préparer le terrain.
Lorsque Jiang Jie était mon étudiante, en 1991, elle avait dit, dans un cours d’expression orale : « Je ne sais pas si je me marierai. Je crois que j’ai une carrière à faire pour me réaliser.
»

Quel a été ton cheminement depuis la fin de tes études?
D’abord, j’ai travaillé à l'Institut de recherche sur l'industrie aéronautique. Les gens étaient sympathiques, une grande famille, mais comme dans toutes les unités d’État en Chine, le niveau de gestion était très bas. Pour ma carrière, ce n’était pas idéal. Après cinq ans, je me sentais limitée et j’ai eu envie de changer. Puis, j’ai travaillé deux ans pour la société française AEC (asiatique-européenne de commerce) comme agent entre les sociétés françaises et chinoises.

Pourquoi as-tu quitté?
Cette entreprise est entrée en Chine en 1978. Quand j’ai quitté en 2001, la société avait atteint l’apogée de sa prospérité et commençait à décliner. Cependant, c’est là que j’ai connu ma meilleure expérience professionnelle. On s’entendait très bien, les collègues et les patrons. Mais comme j’étais nouvelle, je m’occupais de plusieurs petits projets à la fois : équipement de mise en forme, cépages, etc.; j’étais dispersée, alors je n’ai pas réussi. Ensuite, je suis passée aux télécommunications. Avec un seul projet auquel me consacrer, je pensais mieux réussir.

Mais tu as de nouveau quitté!
Dans cette société, personne ne faisait long feu. Nous étions continuellement espionnés. Nous ne pouvions recevoir de courrier personnel. Nos comptes bancaires étaient étalés sur la table. Le patron – un Français – contrôlait nos ordinateurs, lisait nos courriels, fouillait nos tiroirs. Il ne nous respectait pas. Vraiment le contraire de AEC. Quand il partait en voyage, on faisait la fête : personne ne travaillait, on jouait aux cartes, tout pour se défouler. Après un an de résistance, j’ai quitté moi aussi.

Dans le but d’entrer à la librairie?
Non, pas du tout. Je n’avais pas encore l’idée de ce que je ferais. On me disait : « Tant que tu n’auras pas trouvé d’offres plus intéressantes, pourquoi ne restes-tu pas là? » Quand on démissionne, il faut en donner la raison. J’ai profité d’une séance de formation de deux mois en France à l'invitation de mon ancien institut, sous un prétexte, et j’ai démissionné en rentrant. J’ai passé presque deux mois à m’interroger sur mon avenir.

Ton emploi actuel, comment l’as-tu trouvé?
D’abord, j’avais l’idée d’ouvrir une petite librairie moi-même. Quand j’en ai parlé à un ami français, il m’a dit que son parrain se trouvait justement à Beijing où il projetait d’ouvrir une chaîne de librairies. Je suis allée le voir. Quand j’ai su que son projet consistait à monter six librairies cette année et douze l'année prochaine ailleurs dans le pays, cela ne m’intéressait pas. Et ce n’était pas dans ma compétence. Ce que je voulais, c’est une petite librairie ou je pourrais lire, recevoir les clients, discuter avec eux. Puis, quand j’ai su qu’il avait modifié ses plans pour quelque chose de plus modeste, j’ai accepté de travailler à sa première librairie, Chun Qiu (Printemps et Automne), une bonne occasion pour apprendre.

Depuis combien de temps Chun Qiu est-elle ouverte?
Quinze mois. Il y a neuf mois que j’ai pris le relais. Avant, la sélection des livres et leur présentation n’étaient pas ce que le patron voulait. On perdait beaucoup d’argent. Maintenant, on en perd moins, mais c’est encore loin du succès.

Tu parles souvent des échecs de tes emplois. Le travail compte-t-il vraiment dans ta vie?
Pour moi, l’idéal est de pouvoir aimer mon travail, qui est une grande partie de ma vie et occupe la moitié de mon temps. Quand on aime, on travaille bien. Quand on n’aime pas son travail, on le fait seulement pour gagner sa vie, on reste au bureau en attendant l’heure de pouvoir partir, c’est une souffrance… Je ne sais pas exactement quel est l’emploi idéal. Je suis toujours à la recherche. Mais par rapport à mes emplois précédents, celui-ci s’adapte mieux à ma personnalité, et c’est dans le domaine des échanges culturels; cela me plaît et en plus j’ai l’occasion de mettre en pratique mon concept de gestion : comment créer une ambiance de travail agréable et efficace, par exemple.

Et les inconvénients?
Je n’ai plus de temps à moi pour lire. Je dois lire des journaux professionnels, étudier, analyser le marché, me casser la tête pour chercher plus de fournisseurs, trouver les livres sélectionnés, baisser les coûts, améliorer la marge de profit, organiser la promotion, créer une ambiance de travail dans le bureau et dans la librairie, analyser les problèmes de gestion… et même après les heures de travail.

Y a-t-il une différence fondamentale entre les deux librairies?
Chun Qiu se trouve à Wudaokou, dans l’arrondissement Haidian. Elle fournit des livres en chinois (littérature et sciences sociales surtout) à une clientèle chinoise. Il y a une petite section de livres en anglais. Tandis que l’Arbre du voyageur est une librairie qui ne vend que des livres en français venus de France et au prix étranger.

Tu es allée en Europe une année; où se place cette échappée dans ton parcours?

Au travail à la librairie du Centre culturel français.

J’avais toujours eu envie de vivre un certain temps en Europe, étudier, voyager... L’attrait de l’inconnu. J’ai eu cette occasion par hasard et j’ai pu passer 1998 en France et en Italie. J’ai fréquenté l’université à Toulouse et à Pavie, mais pas dans le but d’obtenir un diplôme; pour mon plaisir seulement. Mon argent épuisé, je suis rentrée. Certains amis m’ont dit que je n’étais pas intelligente d’avoir dépensé cinq ans d’économies pour rien, puisque j’étais revenue sans diplôme me permettant de gagner davantage. Je sais que je ne suis pas un bon investisseur, mais je pense que cette année-là en valait la peine. Ce qui compte pour moi, ce n’est pas l’argent, mais l’expérience. Un an d’expérience européenne m’a aidée à comprendre beaucoup de choses et continue à me motiver à la recherche d’approfondissement. C’est en France que j’ai pris goût au vin et au fromage, et à beaucoup d’autres plaisirs de la vie; c’est en Italie, pays de christianisme, que j’ai commencé à m’intéresser à la théologie, et jusqu’à maintenant je poursuis mon plaisir de chercher le sens de l’existence.

Parle-moi de tes parents.
Jusqu’à l’âge de 8 ans, j’ai vécu avec mes grands-parents à la campagne. Mon père était marin. Quand il avait congé, tous les ans, il venait nous voir. Mais jusqu’à cet âge-là, je n’ai jamais vu ma mère. Je l’imaginais avec deux longues tresses…

Es-tu enfant unique?
J’ai deux grands frères. Eux aussi étaient chez nos grands-parents. Mais l’aîné, je ne l’ai presque pas connu; il est parti quand je suis arrivée.

Pourquoi ta mère t’a-t-elle abandonnée?
Après la période d’allaitement, elle m’a confiée à mes grands-parents. Elle enseignait aux jeunes criminels. Ensuite, elle a travaillé dans une entreprise à Guangzhou. Elle m’a reprise à 8 ans et nous avons passé trois ans au Guangdong avant de revenir au Jiangsu.

Tu as fait tes études universitaires à Beijing. Quand tu es arrivée dans la capitale, te souviens-tu de ta première impression?
Je suis de la promotion 1989. Je suis arrivée quelques semaines après les événements de Tian’anmen. J’avais tellement hâte de voir la place, mais à ce moment-là, il était interdit de s’y arrêter; on ne pouvait la voir qu’en passant en autobus. Et elle n’était pas si grandiose que je l’avais toujours imaginée. Première déception. Mon père avait un parent à l’université Qinghua; nous lui avons rendu visite. Ce magnifique campus me remplissait de joie! Mais quand je suis arrivée à mon université, je l'ai trouvée tellement petite… De plus, c’était dans la banlieue est, loin des autres universités…

Quel souvenir d’enfance t’a le plus marquée?
L’amour de ma grand-mère. Quand j’étais malade, elle me préparait une bouillie de riz et des patates douces et me mettait au lit. J’y pense toujours quand je suis malade aujourd’hui. Et elle me couvrait de ses vêtements quand je rentrais transie de l'école. Ma mère, non. Mes parents sont très indépendants. Leurs petits-enfants les « dérangent ». Ainsi, ils ne font pas pression sur moi pour que je me marie.

Ta grand-mère vit toujours?
Et comment! Elle a 97 ans. Après trois mois de maladie, elle s’est remise parfaitement. Elle marche, peut manger de tout, et ses cheveux ont repoussé noirs!

En quoi consistent tes loisirs?
Je joue au badminton tous les samedis à mon ancienne université, et toutes les quinzaines je rends visite à un ancien prof, qui a plus de 80 ans et qui vient de perdre sa femme. J’aime beaucoup voyager aussi. Et lire.

Quelle sorte de lecture?
Sur la théologie. Et la philosophie. Je cherche des réponses à mes questions. Je m’intéresse à la psychologie et aux rêves aussi. Parfois, je note les miens, et des événements se produisent ensuite qui me font comprendre leur signification.

Es-tu satisfaite de ta vie?
Je ne sais pas; quelquefois je ne me sens pas les pieds sur terre. Souvent je me demande : le mariage, la maternité sont-ils essentiels? J’ai déjà 34 ans… On doit donner. Avoir un enfant est la façon la plus naturelle de donner. Mais on peut aussi aller enseigner dans un village reculé. Mon travail a-t-il une véritable valeur? Si je ne le fais pas, d’autres le feront. Je ne suis donc qu’un outil. On m’utilise. Le week-end, je lis, je sors faire des achats. Quel sens cela a-t-il? Je vis bien. Mes parents n’ont pas besoin de moi. Il faut vivre pour les autres, mais moi, je n’ai pas encore fait mon choix. Même si je travaillais pour un organisme charitable, je sais qu’après deux ou trois ans, je changerais encore.