MARS 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Redécouvrir un classique du Kunqu

– Entrevue de Yip Kam Tim, concepteur des décors et des costumes pour Le palais de la vie éternelle et gagnant d’un Oscar comme meilleur designer/directeur artistique pour le film à succès Tigre et Dragon.

ZHANG HONG

Ces conceptions de vêtements entièrement rouges, jaunes ou blancs correspondent aux trois intrigues principales de l’opéra.

Le concepteur artistique Yip Kam Tim, récipiendaire d’un Oscar, est vêtu du t-shirt blanc et noir et de la casquette de baseball qui sont sa marque de commerce. Il me salue avec un sourire accueillant. Il est enthousiaste à l’idée de me parler de son projet le plus récent, probablement celui qu’il trouve le plus stimulant.  

Yip est le créateur des costumes et des décors de la nouvelle version du classique de l’opéra Kunqu : Le palais de la vie éternelle. En tant que styliste en chef des costumes, il a supervisé la création de 140 costumes, tous fabriqués à la main et richement brodés dans le style traditionnel de Suzhou. Le résultat final est un arrangement éblouissant de vêtements; il a fallu quatre mois à une personne pour parachever le costume le plus élaboré.  

Un retour à la tradition

La Chine au présent : Pourquoi, alors que vous vous êtes fait un nom dans le cinéma, avez-vous accepté ce projet de Kunqu?

Yip : En réalité, j'ai sept ou huit ans d'expérience en travail de scène. Quoi qu'il en soit, un jour, à Paris, à trois heures du matin, j’ai reçu un appel téléphonique de Shi Shouqian, vice-conservateur du Musée du Palais national de Taipei. Il m'a demandé si l'opéra Kunqu m’intéressait, et si oui, si j’étais intéressé à assumer la conception des décors pour ce projet. Pour moi, cela signifiait avoir la chance de travailler avec Chen Qide de la maison d'édition Stone à Taipei; ainsi, j'ai consenti immédiatement. Chen et moi sommes plus tard partis pour Suzhou.  

C’était ma première expérience d'un théâtre Kunqu de Suzhou. Plus de 20 personnes de Taiwan, Hongkong et Suzhou étaient assises à une table dans une vieille loge, accompagnées de 30 acteurs et actrices. J'y ai rencontré Gu Duhuang, puriste du Kunqu et expert dans ses traditions. On a tous les deux déploré le déclin de la tradition, et comment la saveur unique du Kunqu est perdue dans les productions théâtrales modernes qui essaient d'appliquer des techniques contemporaines à cet art d'interprétation classique. Gu Duhuang passe sa vie à préserver le Kunqu. Le palais de la vie éternelle est sa marotte.

En ce qui concerne le concept de production de l'opéra, mon but était de capter l'essence du Kunqu et de l’exprimer d'une manière si traditionnelle qu’il allait être d’avant-garde. Cette idée en tête, nous avons discuté du théâtre traditionnel et moderne sous tous ses aspects, et on est arrivé à une entente sur un éthos intégré, vivant, mais simple et exempt des contraintes de la tradition dans le sens admis.  

La Chine au présent : Ces années-ci, l’approche chinoise des classiques du théâtre met généralement l’accent sur l'innovation et l'adaptation des éléments originaux de l'opéra afin de plaire aux goûts modernes. Quelle est votre position sur l’équilibre entre tradition et innovation?

Yip : Je suis un peu méfiant par rapport à l'innovation, parce qu’elle est généralement synonyme d’occidentalisation. Je cherche toujours la beauté ancienne. Quand j'ai vu Le pavillon des pivoines à Beijing, je n'étais pas heureux des énormes toiles de fond et de l’accent mis sur les effets acoustiques et de lumière –toutes des techniques du jour dans le théâtre occidental moderne. Beaucoup de théâtres amateurs chinois suivent les tendances occidentales, mais celles qu'ils appliquent sont souvent désuètes. Je crois que, plus une production respecte sa forme classique, plus elle est avant-gardiste, et il n'y a rien de plus classique que le Kunqu.  

Les représentations chinoises véritablement anciennes n'avaient aucun arrangement scénique; ce n’est que vers la fin de la dynastie des Qing que ces arrangements ont été incorporés au théâtre. Auparavant, les représentations d'opéra étaient jouées sur une scène quelconque et n’étaient basées que sur les prestations des acteurs et l'imagination du public. Gu Duhuang et moi avons insisté pour employer les accessoires de scène originaux du Kunqu, soit une table et deux chaises. Les représentations originales de Kunqu étaient basées sur la caractérisation au moyen de costumes, maquillages, musiques et actions. De cette façon, moins était plus. Le Kunqu traditionnel veut dire créer un espace artistique virtuel, mais illimité, dans lequel les interprètes sont le seul décor –un concept qui a été perdu dans le théâtre moderne.  

Les caractères principaux dans Le palais de la vie éternelle appartiennent à deux grandes catégories : les dieux et les démons, et les mortels. Notre plus grande percée a été de caractériser les premiers. Dans le passé, il y avait peu d'accent mis sur ces rôles, mais on a décidé de les mettre littéralement en vedette. Les dieux exécutent leur interprétation dans un halo constant de lumière, les fées semblent danser sur une mer de nuages et les démons portent des costumes colorés sous un voile de gaze noire. L'opéra est basé sur l'histoire d'amour de l'empereur Xuanzong des Tang et de sa concubine préférée, Yang Yuhuan. Étant donné que les deux personnages principaux sont des mortels, ils devaient être perçus comme tels, et j'ai conçu le costume de l'empereur pour obtenir un effet plus temporel.  

La tradition a une âme, mais les traditions du monde moderne n’en ont pas.  Notre but est de ressusciter l'âme perdue de cet opéra et de la présenter au public. La tradition nous amènera dans le futur pour la seule et unique raison que le monde n’a pas de direction autrement, ce qui est la raison pour laquelle nous devons être conscients des discontinuités culturelles et historiques. Mon but ultime est d'introduire des éléments antiques au sein du présent, et éventuellement dans le futur.  

Le règne du raffinement et de l'élégance

Yip en train d’approuver le travail de broderie des costumes. 

La Chine au présent : La mise en scène et les costumes de l’opéra Le palais de la vie éternelle soulignent la qualité et l’originalité de l’opéra. Comparé à l’opéra de Pékin par exemple, sur le plan visuel, comment différenciez-vous le Kunqu, pour ce qui concerne les nuances et la conception?

Yip : Le Kunqu a connu un déclin il y a 300 ans, et sa revitalisation dans les années 1980 a incorporé beaucoup d'éléments de l'opéra de Pékin. Nous présentons le Kunqu sous sa forme originale, plutôt que sous le modèle courant avec costumes colorés et flamboyants, si évocateurs de l’opéra de Pékin.  

Il y a 140 ensembles différents de costumes dans notre opéra, incluant ceux pour l'empereur, l'impératrice, les ministres et les généraux de la cour impériale, les eunuques, les civils et les divers dieux et démons. Mes conceptions s’inspirent de l'Album des caractères de l’opéra folklorique du bureau de Shengping qui contient 97 œuvres des peintres impériaux. J'ai également pris bonne note de la différence sur le plan musical entre le Kunqu et l’opéra de Pékin. L’opéra de Pékin alterne entre le xipi (un tempo animé et rapide) et l’erhuang (lent et sentimental). La combinaison est alors impressionnante, mais discordante, tandis que la musique du Kunqu, étant uniformément gracieuse et cadencée, est peu adaptée aux contrastes éclatants de couleurs des costumes de l'opéra de Pékin.  

J’ai essayé de redéfinir les nuances de l'opéra en modifiant les rouge, jaune, noir, blanc et vert contrastés, portés dans l’opéra de Pékin, en des jeux de couleurs harmonieuses qui indiquent le changement et le tempo. De cette façon, chaque acte a sa propre couleur, progressant du clair au profond, plutôt que les couleurs soient mises en valeur les unes contre les autres en créant un contraste dramatique.  

Dans l'opéra de Pékin, le jaune ressort toujours. Pour notre production de Kunqu, j'ai employé le jaune avec une nuance plus atténuée et à des degrés variables pour indiquer la simplicité et les changements d'expression.  

Les conceptions présentant le tout rouge, tout jaune et tout blanc illustrent les trois intrigues principales de l'opéra : le mariage, la vie impériale et la mort. Cette technique a été rarement appliquée à des représentations d'opéra pendant les 100 dernières années.

La confiance crée de beaux costumes

La Chine au présent : Comme vous dites, le Kunqu est raffiné et élégant. Comment vos costumes transmettent-ils ces caractéristiques?

Yip : Étant donné que ce que j'essayais de réaliser n'était pas des couleurs saisissantes, mais l’élégance, nous avons essayé de réduire les contrastes de couleurs dans les conceptions comportant de la broderie, de façon à ce qu’ils « ne relèguent pas au second plan » la musique ou les interprètes.  

Je suis très prétentieux. Pour donner du raffinement et de la beauté à nos costumes, nous nous sommes déplacés partout à Suzhou. Dans le mois d'août, si chaud et humide, les artisans en broderie ont eu beaucoup de mal à confectionner à temps les vêtements selon nos exigences très strictes,  en particulier en raison de leur âge qui, en moyenne, était de plus de 60 ans. J'ai voulu que la broderie soit délicate, mais dense et capable de refléter les changements subtils de la lumière. Cela rendait leur travail encore plus exigeant, mais le produit final a été étonnant. Nos costumes sont les plus raffinés et les plus vivants jamais produits en Chine, possiblement dans le monde. Cela a été l'un des aspects les plus satisfaisants de tout le processus.  

Yip Kam Tim

Yip est diplômé en photographie de la Hongkong Polytechnic University. A better tomorrow, produit en 1986, a été sa première incursion dans le cinéma. Durant la décennie qui a suivi, il a peaufiné ses talents dans de nombreux films et productions de scène.  

C’est en 2001 que Yip a percé, quand il s’est vu décerner l'Oscar du meilleur directeur artistique/designer pour son travail dans le film Tigre et Dragon qui a connu un vif succès; pour ce même travail, il a également remporté le prix du meilleur designer de costumes au British Academy Film Award. L'année suivante, alors que tout se passait bien pour lui en raison de son succès international, il a tenu une exposition de costumes intitulée Néoclassicisme – l'art de Yip Kam Tim, au Musée du Palais national de Taipei. En 2003, il a organisé des expositions en France et en Espagne dans lesquelles il montre ce qui, selon lui, est le plus beau dans l'art chinois. Début 2004, il a reçu le mandat de concevoir les tenues vestimentaires des athlètes et des officiels chinois pour les Jeux olympiques de 2008 à Beijing.