Redécouvrir
un classique du Kunqu
– Entrevue de Yip
Kam Tim, concepteur des décors et des costumes pour Le palais
de la vie éternelle et
gagnant d’un Oscar comme meilleur designer/directeur artistique
pour le film à succès Tigre et Dragon.
ZHANG
HONG
 |
Ces conceptions de
vêtements entièrement rouges, jaunes ou blancs correspondent
aux trois intrigues principales de l’opéra. |
Le concepteur artistique
Yip Kam Tim,
récipiendaire d’un Oscar, est vêtu du t-shirt blanc et noir et
de la casquette de baseball qui sont sa marque de commerce. Il
me salue avec un sourire accueillant. Il est enthousiaste à l’idée
de me parler de son projet le plus récent, probablement celui
qu’il trouve le plus stimulant.
Yip est le créateur
des costumes et des décors de la nouvelle version du classique
de l’opéra Kunqu :
Le palais de la vie éternelle. En tant que styliste
en chef des costumes, il a supervisé la création de 140 costumes,
tous fabriqués à la main et richement brodés dans le style traditionnel de Suzhou. Le résultat final est un
arrangement éblouissant de vêtements; il a fallu quatre mois à
une personne pour parachever le costume le plus élaboré.
Un retour
à la tradition
La
Chine au présent : Pourquoi, alors
que vous vous êtes fait un nom dans le cinéma, avez-vous accepté
ce projet de Kunqu?
Yip : En réalité,
j'ai sept ou huit ans d'expérience en travail de scène. Quoi qu'il
en soit, un jour, à Paris, à trois heures du matin, j’ai reçu
un appel téléphonique de Shi Shouqian, vice-conservateur du Musée
du Palais national de Taipei. Il m'a demandé si l'opéra Kunqu
m’intéressait, et si oui, si j’étais intéressé à assumer
la conception des décors pour ce projet. Pour moi, cela signifiait
avoir la chance de travailler avec Chen Qide de la maison d'édition
Stone à
Taipei; ainsi, j'ai consenti immédiatement. Chen et moi sommes
plus tard partis pour Suzhou.
C’était ma première
expérience d'un théâtre Kunqu de Suzhou. Plus de 20 personnes
de Taiwan, Hongkong et Suzhou étaient assises à une table dans
une vieille loge, accompagnées de 30 acteurs et actrices.
J'y ai rencontré Gu Duhuang, puriste du
Kunqu et expert dans ses traditions. On a tous les
deux déploré le déclin de la tradition, et comment la saveur unique
du Kunqu est perdue dans les productions théâtrales modernes
qui essaient d'appliquer des techniques contemporaines à cet art
d'interprétation classique. Gu Duhuang passe sa vie à préserver
le Kunqu. Le palais de la vie éternelle est
sa marotte.
En ce qui concerne le concept
de production de l'opéra, mon but
était de capter l'essence du Kunqu et de l’exprimer d'une
manière si traditionnelle qu’il allait être d’avant-garde. Cette
idée en tête, nous avons discuté du théâtre traditionnel et moderne
sous tous ses aspects, et on est arrivé à une entente sur un éthos
intégré, vivant, mais simple et exempt des contraintes de la tradition
dans le sens admis.
La Chine au présent : Ces années-ci,
l’approche chinoise des classiques du théâtre met généralement
l’accent sur l'innovation et l'adaptation des éléments originaux
de l'opéra afin de plaire aux goûts modernes. Quelle est votre
position sur l’équilibre entre tradition et innovation?
Yip : Je suis
un peu méfiant par rapport à l'innovation, parce qu’elle est généralement
synonyme d’occidentalisation. Je cherche toujours la beauté ancienne.
Quand j'ai vu Le pavillon des pivoines à Beijing, je n'étais
pas heureux des énormes toiles de fond et de l’accent mis sur
les effets acoustiques et de lumière –toutes des techniques du
jour dans le théâtre occidental moderne. Beaucoup de théâtres
amateurs chinois suivent les tendances occidentales, mais celles
qu'ils appliquent sont souvent désuètes. Je crois que, plus une
production respecte sa forme classique, plus elle est avant-gardiste,
et il n'y a rien de plus classique que le Kunqu.
Les représentations chinoises
véritablement anciennes n'avaient
aucun arrangement scénique; ce n’est que vers la fin de la dynastie
des Qing que ces arrangements ont été incorporés au théâtre. Auparavant,
les représentations d'opéra
étaient jouées sur une scène quelconque et n’étaient basées que
sur les prestations des acteurs et l'imagination
du public. Gu Duhuang et moi avons insisté pour employer les accessoires
de scène originaux du Kunqu, soit une table et deux chaises.
Les représentations originales de
Kunqu étaient basées sur la caractérisation au moyen
de costumes, maquillages, musiques et actions. De cette façon,
moins était plus. Le Kunqu traditionnel veut dire créer
un espace artistique virtuel,
mais illimité, dans lequel les interprètes sont le seul décor
–un concept qui a été perdu dans le théâtre moderne.
Les caractères
principaux dans Le palais de la vie éternelle appartiennent
à deux grandes catégories : les dieux et les démons, et les
mortels. Notre plus grande percée a été de caractériser les premiers.
Dans le passé, il y avait peu d'accent mis sur ces rôles, mais
on a décidé de les mettre littéralement en vedette. Les dieux
exécutent leur interprétation
dans un halo constant de lumière, les fées semblent danser sur
une mer de nuages et les démons portent des costumes colorés sous
un voile de gaze noire. L'opéra est basé sur l'histoire d'amour
de l'empereur Xuanzong des Tang et de sa concubine préférée, Yang
Yuhuan. Étant donné que les deux personnages principaux sont des
mortels, ils devaient être perçus comme tels, et j'ai conçu le
costume de l'empereur pour obtenir un effet plus temporel.
La tradition a
une âme, mais les traditions du monde moderne n’en ont pas. Notre but est de ressusciter l'âme perdue de
cet opéra et de la présenter au public. La tradition nous amènera
dans le futur pour la seule et unique raison que le monde n’a
pas de direction autrement, ce qui est la raison pour laquelle
nous devons être conscients des discontinuités culturelles et
historiques. Mon but ultime est d'introduire des éléments antiques au sein du
présent, et éventuellement dans le futur.
Le
règne du raffinement et de l'élégance
 |
Yip
en train d’approuver le travail de broderie des costumes. |
La Chine au présent : La mise en scène
et les costumes de
l’opéra Le palais de la vie éternelle
soulignent la qualité et l’originalité de l’opéra. Comparé
à l’opéra de Pékin
par exemple, sur le plan visuel, comment différenciez-vous
le Kunqu, pour ce qui concerne les nuances et
la conception?
Yip : Le Kunqu a connu un déclin il y
a 300 ans, et sa revitalisation
dans les années 1980 a incorporé beaucoup d'éléments de l'opéra
de Pékin. Nous présentons le Kunqu sous sa forme originale,
plutôt que sous le modèle courant avec costumes colorés et flamboyants,
si évocateurs de l’opéra
de Pékin.
Il y a 140 ensembles
différents de costumes dans notre opéra, incluant ceux pour l'empereur,
l'impératrice, les ministres et les généraux de la cour impériale,
les eunuques, les civils et les divers dieux et démons. Mes conceptions
s’inspirent de l'Album
des caractères de l’opéra folklorique du bureau de Shengping qui
contient 97 œuvres des peintres impériaux. J'ai également
pris bonne note de la différence sur le plan musical entre le
Kunqu et l’opéra de Pékin. L’opéra de Pékin alterne entre le xipi (un tempo animé et rapide)
et l’erhuang (lent
et sentimental). La combinaison est alors impressionnante, mais
discordante, tandis que la musique du Kunqu, étant uniformément
gracieuse et cadencée, est peu adaptée aux contrastes éclatants
de couleurs des costumes de l'opéra de
Pékin.
J’ai essayé de redéfinir les
nuances de l'opéra en modifiant les
rouge, jaune, noir, blanc et vert contrastés,
portés dans l’opéra de
Pékin, en des jeux de couleurs harmonieuses qui indiquent
le changement et le tempo. De cette façon, chaque acte a sa propre
couleur, progressant du clair au profond, plutôt que les couleurs
soient mises en valeur les unes contre les autres en créant un
contraste dramatique.
Dans l'opéra de Pékin, le jaune ressort toujours.
Pour notre production de
Kunqu, j'ai employé le jaune avec une nuance plus atténuée
et à des degrés variables pour indiquer la simplicité et les changements
d'expression.
Les conceptions présentant le
tout rouge, tout jaune et tout blanc illustrent les trois intrigues principales de l'opéra : le mariage, la vie impériale
et la mort. Cette technique a été rarement appliquée à des représentations
d'opéra pendant les 100 dernières années.
La
confiance crée de beaux costumes
La Chine au présent : Comme vous dites,
le Kunqu est raffiné et élégant. Comment vos costumes transmettent-ils
ces caractéristiques?
Yip : Étant donné
que ce que j'essayais de réaliser n'était pas des couleurs saisissantes,
mais l’élégance, nous avons essayé de réduire les contrastes de
couleurs dans les conceptions comportant de la broderie, de façon
à ce qu’ils « ne relèguent pas au second plan » la musique
ou les interprètes.
Je suis très prétentieux.
Pour donner du raffinement et de la beauté à nos costumes, nous
nous sommes déplacés partout à Suzhou. Dans le mois d'août, si
chaud et humide, les artisans en broderie ont eu beaucoup de mal
à confectionner à temps les vêtements selon nos exigences très
strictes, en particulier
en raison de leur âge qui, en moyenne, était de plus de 60 ans.
J'ai voulu que la broderie soit délicate, mais dense et capable
de refléter les changements subtils de la lumière. Cela rendait
leur travail encore plus exigeant, mais le produit final a été
étonnant. Nos costumes sont les plus raffinés et les plus vivants
jamais produits en Chine, possiblement dans le monde. Cela a été
l'un des aspects les plus satisfaisants de tout le processus.
Yip
Kam Tim
Yip est diplômé
en photographie de la Hongkong Polytechnic University. A
better tomorrow, produit en 1986, a été
sa première incursion dans le cinéma. Durant la décennie
qui a suivi, il a peaufiné ses talents dans de nombreux
films et productions de scène.
C’est en 2001 que
Yip a percé, quand il s’est vu décerner
l'Oscar du
meilleur directeur artistique/designer pour son travail
dans le film Tigre et Dragon qui a connu un vif succès;
pour ce même travail, il a également remporté le prix du
meilleur designer de costumes au British
Academy Film Award. L'année suivante,
alors que tout se passait bien pour lui en raison de son
succès international, il a tenu une exposition de costumes
intitulée Néoclassicisme – l'art de Yip Kam Tim,
au Musée du Palais national de Taipei. En 2003, il a organisé
des expositions en France et en Espagne dans lesquelles
il montre ce qui, selon lui, est le plus beau dans l'art
chinois. Début 2004, il a reçu le mandat de concevoir les
tenues vestimentaires des athlètes et des officiels chinois
pour les Jeux olympiques de 2008 à Beijing.
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