SEPTEMBRE 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Exotique, la Chine?

LOUISE CADIEUX

La boussole, une découverte chinoise

Selon les caprices des modes et les aléas de la politique, historiquement, l’intérêt qu’ont porté les Occidentaux à l’égard de la Chine s’est parfois atténué, mais il n’a jamais disparu. Avec plus ou moins de succès, certains d’entre eux ont tenté de décrire ce pays, de l’analyser, d’y faire fortune, mais la Chine et son peuple ont surtout fasciné. Qu’était ce pays pour les Français? Exotique…

Dans son livre La Chine imaginaire, le professeur Jonathan Spence écrit que, au fur et à mesure que les Occidentaux entraient en contact avec la Chine selon leur sphère d’activité -commerce, diplomatie, religion, enseignement, etc.- ils allaient d’une vague d’émotions à l’autre : amusement, irritation ou engouement. Et le fait d’y avoir mis les pieds ou pas ne changeait rien à la situation. Vers la fin du XIXe siècle, inspirés par cet amalgame d’images et d’impressions, les Français avaient déjà développé une perception d’exotisme qui semble avoir encore la vie tenace…

La naissance d’une illusion

C’est Louis XIV qui a ouvert ce bal de l’exotisme en favorisant l’expansion des missions françaises en Chine, tant pour rehausser son prestige que pour des motifs religieux. Ainsi, les meilleurs jésuites français se rendirent à la cour de l’empereur Kangxi (1662-1722), où ils étudièrent les mathématiques et la philosophie chinoises. Grâce à leurs recherches, des philosophes comme Voltaire et Montesquieu tenteront par la suite de déchiffrer l’énigme chinoise.

Montesquieu s’attela d’abord à cette tâche en posant inlassablement des questions à un Chinois, bibliothécaire à la Cour, qui préparait un dictionnaire français-chinois. De la religion aux coutumes sociales, des discussions sur la langue chinoise à celles sur la justice et les eunuques, en passant par les concubines et l’organisation militaire, tout intéressait Montesquieu. Il mit plusieurs années à assimiler et à comprendre… Certains passages de Geographica témoignent de son étonnement : « Quant à la vie quotidienne des Chinois, elle est sous l’emprise de la géomancie, ce qui crée des malentendus, voire des conflits avec les Occidentaux. » Et sur la grammaire chinoise, il dit : « La grammaire chinoise est simple, mais il est vrai qu’il y a quelques lettres assez difficiles à prononcer, par exemple le son qu qui ressemble aux cris dont nos charretiers se servent pour arrêter leurs chevaux. » Montesquieu soupçonnait l’écriture chinoise de trouver ses origines dans une « société de gens de lettres qui voulurent se cacher au peuple ».

Dans son œuvre principale De l’esprit des lois, Montesquieu essaie d’abord de voir si l’exemple chinois contredit sa théorie générale. Il rejette l’interprétation des missionnaires d’un gouvernement admirable, car les réalités de la société chinoise lui montrent l’absence de la notion d’honneur. Pour Montesquieu, les missionnaires avaient été trompés par un ordre illusoire. Il était prêt à admettre que la forme de la Chine puisse s’expliquer par des caractéristiques particulières. Il examine comment la géographie et le climat se combinent, rendant le développement plus difficile qu’en Europe. Montesquieu conclut que les législateurs chinois ont mélangé religion, lois, mœurs et manières, que tout est rite et que « ce fut dans l’observance exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha ».

Pour sa part, Voltaire ne se fit pas l’écho de ces critiques. Il soutint que la moralité chinoise dans une Chine non chrétienne montrait la relativité de la moralité elle-même. Il développa ses idées par le théâtre et l’histoire. Bien que Voltaire ait donné une place de choix à la Chine, ses éloges restent cependant nuancés, surtout quand il mentionne que la Chine n’a pas réussi à mener à maturité une seule des grandes inventions. Dans son Essai sur l’histoire générale et sur les moyens et l’esprit des nations, Voltaire écrit : « Il semble que la nature ait donné à cette espèce d’homme si différente de la nôtre, des organes faits pour trouver tout d’un coup tout ce qui leur était nécessaire, et incapables d’aller au-delà. » Il tenta de comprendre cette stagnation en la mettant en rapport avec le respect du passé dans lequel baignait la culture chinoise.

Les écrits de ces deux auteurs ne seront pas sans alimenter la mode des chinoiseries qui atteindra son apogée au XVIIIe siècle. On peut dire que ce mouvement marqua le début de la sinologie. Toutefois, vers la fin de ce siècle, les perspectives de Montesquieu et de Voltaire cédèrent peu à peu du terrain. On passa du concept de stagnation de la Chine à celui de pétrification.

Mais que trouvaient donc les Français à la Chine au point de faire un culte de l’exotisme qu’elle inspirait? D’abord, ils appréciaient la grâce et la délicatesse chinoises, qu’ils associaient, entre autres, à la vue et au contact de la soie et de la porcelaine. Ensuite, ils prisaient la sensualité chinoise, liée à l’esthétique de l’art qu’ils découvraient, mais aussi à tous les parfums, à l’inconnaissable qu’ils imaginaient. Les Français avaient le sentiment qu’existait un monde chinois de violences et de séductions, de cruautés et d’impulsions. Finalement, la Chine semblait être le royaume de la mélancolie, surtout en raison de l’opium qui y était répandu.

Vers une vision plus réaliste

Vers la fin du XIXe siècle, on commença cependant à mieux faire la part des choses parmi toutes ces images de Chine. Pierre Loti fut l’un des premiers à suivre cette tendance dans son livre Les Derniers Jours de Pékin. Ce livre se base sur son séjour en Chine en 1900 en tant qu’attaché militaire et officier de la marine française. Pierre Loti se révèle un observateur attentif de l’exotisme qu’il découvre. Ses descriptions les plus célèbres lui viennent surtout de ce sentiment euphorique de rajeunissement lorsqu’il doit retourner en Chine en tant qu’officier supérieur. Il sait que les carnages l’attendent, au moment où sévit la révolte des Boxers. Les murs de Pékin, quand il s’en approche, « lui semblèrent de la couleur du deuil ». Il visite la ville, en fait des descriptions minutieuses qui contribueront à la popularité de son livre, réimprimé cinquante fois entre 1902 et 1914. À son retour en France, Loti déplore l’enchantement perdu de la Chine, car son mystère est dévoilé. Pour lui, la Cité interdite aura été le dernier refuge du merveilleux.

Paul Claudel participe également à la popularité de l’exotisme chinois. Alors qu’il est envoyé à New York comme vice-consul de France, il découvre le théâtre chinois. Il écrit à un ami en 1895 : « Il n’y a rien de plus beau que le théâtre chinois, et quand on l’a vu une fois, on n’a plus envie de rien d’autre. » Dans sa pièce l’Échange, on retrouve une certaine similarité avec l’intrigue et la structure des pièces chinoises de l’époque. Quand Claudel est envoyé en Chine en 1895, il est ravi, car il n’y avait nul pays au monde qu’il désirait voir plus que la Chine. Voici ce qu’il écrit à son ami Mallarmé : « La vie ici n’a pas été touchée par la maladie des temps modernes. La Chine demeure un pays ancien qui peut encore enseigner ses propres rêves. » Sa vision de la Chine est plus douce que celle de Loti, mais elle fait preuve d’un sens aigu de l’observation. Il tirera de la Chine l’inspiration dont il aura besoin pour ses reportages poétiques.

À la suite de Claudel, Victor Segalen allait devenir l’un des plus grands chantres français de l’exotisme chinois. C’est à San Francisco que cet homme entre en contact avec « sa » Chine, et l’attraction sera profonde et totale. À Paris, il étudie la langue classique et la civilisation chinoise auprès de Chavannes, un chercheur très actif sur la Chine. Le travail de médecin de Segalen permit à ce dernier de passer sa vie en Chine de 1909 à 1917. Il développe une véritable passion pour les tombes chinoises. Son recueil de poèmes intitulé Stèles fut écrit en 1909 et publié en 1912. On dit que, plus encore que Claudel, Segalen a vraiment saisi les éléments de l’exotisme chinois : passion, esthétique, mélancolie et violence. Dans son œuvre capitale, René Leys, Segalen illustrera à quel point la Chine était un terreau fertile à toutes sortes d’aventures : « Pei-king n’est pas, ainsi qu’on pourrait le croire, un échiquier dont le jeu loyal ou traître se passe à la surface du sol : il existe une Cité souterraine, avec ses redans, ses châteaux d’angles, ses détours, ses aboutissants, ses menaces […] ».

L’exotisme révolutionnaire

Alors que jusqu’à maintenant la perception de la Chine se situait relativement hors du temps, faisait partie d’un grand décor exotique qui servait aux fins d’une intrigue, vers la fin des années 1920, ceux qui s’intéressaient à la situation mondiale ont tourné leur regard vers les événements qui se produisaient en Chine : naissance du Parti communiste, massacre des Communistes par les forces de Tchiang Kaï-chek, survie des Communistes. Avec La Condition humaine, André Malraux a probablement été le premier à attirer l’attention sur ces événements. Alors que dans La Tentation de l’Occident, publiée en 1926, Malraux présente encore la Chine comme un pays d’opium et de rêves, bien que la critique sociale y apparaisse en filigrane, dans La Condition humaine, publiée en 1933, Malraux entreprend l’exploration détaillée de l’impact moral de la situation politique d’alors, c’est-à-dire la purge des Communistes à Shanghai par Tchiang Kaï-chek. Il faudra des décennies avant que les lecteurs découvrent que Malraux n’a jamais été en Chine, tant ses descriptions sont justes et habiles. Il donne une interprétation des événements en termes d’intégrité morale et d’engagement, laquelle marquera durablement la perception que les Français auront des événements.

Aujourd’hui encore, en dépit de vingt années de réforme et d’ouverture, la Chine suscite toujours l’étonnement. Ne serait-ce pas Marco Polo qui, au bout du compte, aurait eu raison, comme en témoignent les paroles qu’il a dites à Kubilay Khan : « Moi, je parle, je parle, mais celui qui m’écoute ne retient que les paroles qu’il attend. »