Exotique,
la Chine?
LOUISE CADIEUX
 |
La boussole, une découverte
chinoise |
Selon les caprices des modes et les aléas
de la politique, historiquement, lintérêt quont
porté les Occidentaux à légard de la
Chine sest parfois atténué, mais il na
jamais disparu. Avec plus ou moins de succès, certains
dentre eux ont tenté de décrire ce pays, de
lanalyser, dy faire fortune, mais la Chine et son
peuple ont surtout fasciné. Quétait ce pays
pour les Français? Exotique
Dans son livre La Chine imaginaire, le professeur
Jonathan Spence écrit que, au fur et à mesure que
les Occidentaux entraient en contact avec la Chine selon leur
sphère dactivité -commerce, diplomatie, religion,
enseignement, etc.- ils allaient dune vague démotions
à lautre : amusement, irritation ou engouement. Et
le fait dy avoir mis les pieds ou pas ne changeait rien
à la situation. Vers la fin du XIXe siècle, inspirés
par cet amalgame dimages et dimpressions, les Français
avaient déjà développé une perception
dexotisme qui semble avoir encore la vie tenace
La naissance dune illusion
Cest Louis XIV qui a ouvert ce bal de lexotisme
en favorisant lexpansion des missions françaises
en Chine, tant pour rehausser son prestige que pour des motifs
religieux. Ainsi, les meilleurs jésuites français
se rendirent à la cour de lempereur Kangxi (1662-1722),
où ils étudièrent les mathématiques
et la philosophie chinoises. Grâce à leurs recherches,
des philosophes comme Voltaire et Montesquieu tenteront par la
suite de déchiffrer lénigme chinoise.
Montesquieu sattela dabord à
cette tâche en posant inlassablement des questions à
un Chinois, bibliothécaire à la Cour, qui préparait
un dictionnaire français-chinois. De la religion aux coutumes
sociales, des discussions sur la langue chinoise à celles
sur la justice et les eunuques, en passant par les concubines
et lorganisation militaire, tout intéressait Montesquieu.
Il mit plusieurs années à assimiler et à
comprendre
Certains passages de Geographica témoignent
de son étonnement : « Quant à la vie quotidienne
des Chinois, elle est sous lemprise de la géomancie,
ce qui crée des malentendus, voire des conflits avec les
Occidentaux. » Et sur la grammaire chinoise, il dit : «
La grammaire chinoise est simple, mais il est vrai quil
y a quelques lettres assez difficiles à prononcer, par
exemple le son qu qui ressemble aux cris dont nos charretiers
se servent pour arrêter leurs chevaux. » Montesquieu
soupçonnait lécriture chinoise de trouver
ses origines dans une « société de gens de
lettres qui voulurent se cacher au peuple ».
Dans son uvre principale De lesprit
des lois, Montesquieu essaie dabord de voir si lexemple
chinois contredit sa théorie générale. Il
rejette linterprétation des missionnaires dun
gouvernement admirable, car les réalités de la société
chinoise lui montrent labsence de la notion dhonneur.
Pour Montesquieu, les missionnaires avaient été
trompés par un ordre illusoire. Il était prêt
à admettre que la forme de la Chine puisse sexpliquer
par des caractéristiques particulières. Il examine
comment la géographie et le climat se combinent, rendant
le développement plus difficile quen Europe. Montesquieu
conclut que les législateurs chinois ont mélangé
religion, lois, murs et manières, que tout est rite
et que « ce fut dans lobservance exacte de ces rites
que le gouvernement chinois triompha ».
Pour sa part, Voltaire ne se fit pas lécho
de ces critiques. Il soutint que la moralité chinoise dans
une Chine non chrétienne montrait la relativité
de la moralité elle-même. Il développa ses
idées par le théâtre et lhistoire. Bien
que Voltaire ait donné une place de choix à la Chine,
ses éloges restent cependant nuancés, surtout quand
il mentionne que la Chine na pas réussi à
mener à maturité une seule des grandes inventions.
Dans son Essai sur lhistoire générale et sur
les moyens et lesprit des nations, Voltaire écrit
: « Il semble que la nature ait donné à cette
espèce dhomme si différente de la nôtre,
des organes faits pour trouver tout dun coup tout ce qui
leur était nécessaire, et incapables daller
au-delà. » Il tenta de comprendre cette stagnation
en la mettant en rapport avec le respect du passé dans
lequel baignait la culture chinoise.
Les écrits de ces deux auteurs ne seront
pas sans alimenter la mode des chinoiseries qui atteindra son
apogée au XVIIIe siècle. On peut dire que ce mouvement
marqua le début de la sinologie. Toutefois, vers la fin
de ce siècle, les perspectives de Montesquieu et de Voltaire
cédèrent peu à peu du terrain. On passa du
concept de stagnation de la Chine à celui de pétrification.
Mais que trouvaient donc les Français à
la Chine au point de faire un culte de lexotisme quelle
inspirait? Dabord, ils appréciaient la grâce
et la délicatesse chinoises, quils associaient, entre
autres, à la vue et au contact de la soie et de la porcelaine.
Ensuite, ils prisaient la sensualité chinoise, liée
à lesthétique de lart quils découvraient,
mais aussi à tous les parfums, à linconnaissable
quils imaginaient. Les Français avaient le sentiment
quexistait un monde chinois de violences et de séductions,
de cruautés et dimpulsions. Finalement, la Chine
semblait être le royaume de la mélancolie, surtout
en raison de lopium qui y était répandu.
Vers une vision plus réaliste
 |
Vers la fin du XIXe siècle, on commença
cependant à mieux faire la part des choses parmi toutes
ces images de Chine. Pierre Loti fut lun des premiers à
suivre cette tendance dans son livre Les Derniers Jours de Pékin.
Ce livre se base sur son séjour en Chine en 1900 en tant
quattaché militaire et officier de la marine française.
Pierre Loti se révèle un observateur attentif de
lexotisme quil découvre. Ses descriptions les
plus célèbres lui viennent surtout de ce sentiment
euphorique de rajeunissement lorsquil doit retourner en
Chine en tant quofficier supérieur. Il sait que les
carnages lattendent, au moment où sévit la
révolte des Boxers. Les murs de Pékin, quand il
sen approche, « lui semblèrent de la couleur
du deuil ». Il visite la ville, en fait des descriptions
minutieuses qui contribueront à la popularité de
son livre, réimprimé cinquante fois entre 1902 et
1914. À son retour en France, Loti déplore lenchantement
perdu de la Chine, car son mystère est dévoilé.
Pour lui, la Cité interdite aura été le dernier
refuge du merveilleux.
Paul Claudel participe également à
la popularité de lexotisme chinois. Alors quil
est envoyé à New York comme vice-consul de France,
il découvre le théâtre chinois. Il écrit
à un ami en 1895 : « Il ny a rien de plus beau
que le théâtre chinois, et quand on la vu une
fois, on na plus envie de rien dautre. » Dans
sa pièce lÉchange, on retrouve une certaine
similarité avec lintrigue et la structure des pièces
chinoises de lépoque. Quand Claudel est envoyé
en Chine en 1895, il est ravi, car il ny avait nul pays
au monde quil désirait voir plus que la Chine. Voici
ce quil écrit à son ami Mallarmé :
« La vie ici na pas été touchée
par la maladie des temps modernes. La Chine demeure un pays ancien
qui peut encore enseigner ses propres rêves. » Sa
vision de la Chine est plus douce que celle de Loti, mais elle
fait preuve dun sens aigu de lobservation. Il tirera
de la Chine linspiration dont il aura besoin pour ses reportages
poétiques.
À la suite de Claudel, Victor Segalen allait
devenir lun des plus grands chantres français de
lexotisme chinois. Cest à San Francisco que
cet homme entre en contact avec « sa » Chine, et lattraction
sera profonde et totale. À Paris, il étudie la langue
classique et la civilisation chinoise auprès de Chavannes,
un chercheur très actif sur la Chine. Le travail de médecin
de Segalen permit à ce dernier de passer sa vie en Chine
de 1909 à 1917. Il développe une véritable
passion pour les tombes chinoises. Son recueil de poèmes
intitulé Stèles fut écrit en 1909 et publié
en 1912. On dit que, plus encore que Claudel, Segalen a vraiment
saisi les éléments de lexotisme chinois :
passion, esthétique, mélancolie et violence. Dans
son uvre capitale, René Leys, Segalen illustrera
à quel point la Chine était un terreau fertile à
toutes sortes daventures : « Pei-king nest pas,
ainsi quon pourrait le croire, un échiquier dont
le jeu loyal ou traître se passe à la surface du
sol : il existe une Cité souterraine, avec ses redans,
ses châteaux dangles, ses détours, ses aboutissants,
ses menaces [
] ».
Lexotisme révolutionnaire
 |
Alors que jusquà maintenant la perception
de la Chine se situait relativement hors du temps, faisait partie
dun grand décor exotique qui servait aux fins dune
intrigue, vers la fin des années 1920, ceux qui sintéressaient
à la situation mondiale ont tourné leur regard vers
les événements qui se produisaient en Chine : naissance
du Parti communiste, massacre des Communistes par les forces de
Tchiang Kaï-chek, survie des Communistes. Avec La Condition
humaine, André Malraux a probablement été
le premier à attirer lattention sur ces événements.
Alors que dans La Tentation de lOccident, publiée
en 1926, Malraux présente encore la Chine comme un pays
dopium et de rêves, bien que la critique sociale y
apparaisse en filigrane, dans La Condition humaine, publiée
en 1933, Malraux entreprend lexploration détaillée
de limpact moral de la situation politique dalors,
cest-à-dire la purge des Communistes à Shanghai
par Tchiang Kaï-chek. Il faudra des décennies avant
que les lecteurs découvrent que Malraux na jamais
été en Chine, tant ses descriptions sont justes
et habiles. Il donne une interprétation des événements
en termes dintégrité morale et dengagement,
laquelle marquera durablement la perception que les Français
auront des événements.
Aujourdhui encore, en dépit de vingt
années de réforme et douverture, la Chine
suscite toujours létonnement. Ne serait-ce pas Marco
Polo qui, au bout du compte, aurait eu raison, comme en témoignent
les paroles quil a dites à Kubilay Khan : «
Moi, je parle, je parle, mais celui qui mécoute ne
retient que les paroles quil attend. »