SEPTEMBRE 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Vouer sa vie actuelle à préparer la prochaine

LISA CARDUCCI

L’auteure en compagnie du lama Genga Naowu devant le temple de Wendu.

Contrairement à la croyance populaire, Bouddha, ou « le » Bouddha, désigne non pas Dieu, mais le fondateur de cette religion, Sakyamuni. Le bouddhisme est, pourrait-on dire, une religion sans dieu. L’objectif des bouddhistes consiste à se perfectionner le plus qu’ils le peuvent en ce monde afin d’entrer dans la prochaine vie au plus haut niveau possible. Certains moines (du bouddhisme tibétain), des « lamas », atteignent un si haut niveau qu’on les appelle « bouddhas vivants » ou tulku. Le 15 août, j’ai rencontré pour nos lecteurs un moine du Qinghai, Genga Naowu, qui dédie sa vie actuelle à la préparation de la prochaine.

C’est grâce au chauffeur que j’avais engagé, Zhang Jun, que j’ai fait sa connaissance.

« Aka! … Aka! », appelle-t-il de tous ses poumons tandis que nous gravissons l’escalier en pente raide du temple. Attendant une réponse, il m’explique : « C’est ainsi qu’on s’adresse aux moines. » Soudain, j’aperçois Genga Naowu, la trentaine avancée, souriant, au sommet de la colline. C’est sa dentition parfaite et d’une blancheur éclatante qui me frappe d’abord.

GN : Vous êtes la bienvenue chez moi. Entrez, entrez!

Je remarque que Genga Naowu est sur ses chaussettes; je retire donc mes sandales.

Vous habitez « dans » le temple?

J’y passe la plus grande partie de mon temps. Ici, c’est « ma » salle. Elle vient d’être rénovée au coût de 7 millions de yuans. Venez, je vous fais visiter.

Je ne savais pas que ce monastère, Wendusi, était si important!

Bien sûr qu’il l’est. L’État a rénové les grands temples du Tibet. La restauration des moins célèbres, comme le nôtre, a été financée par des fidèles, dont des industriels qui ont donné 300 000, 400 000 et même 600 000 yuans. Vous voyez ces quatre « gardiens du ciel »? Ils sont en bronze plaqué or.

Vous êtes nombreux à vivre ici?

La route serpente vers Wendusi dans un paysage époustouflant.

Nous sommes 150 actuellement. (Pendant ma visite, je n’en croiserai que cinq.) Les autres sont au monastère de Ta’er. Vous avez visité Ta’ersi?

Bien sûr! J’arrive de Xining justement. Et j’en garderai un magnifique souvenir.

Ta’er a été sauvé des Japonais en 1945. Et de la Révolution culturelle. Car les gens l’ont fermé quand ils ont senti le danger, puis ont quitté les lieux.

J’y ai admiré de magnifiques sculptures en beurre de yack. Les moines d’ici en fabriquent aussi?

Ici même, non, mais nos moines vont le faire à Ta’er. Vous savez qu’il faut trois mois de travail, à une température de -15 à –30 °C, pour réaliser une œuvre? Autrefois, c’était les mêmes artistes qui le faisaient pendant des années, jusqu’à ce qu’on soit obligé de les amputer, quand leurs doigts gelaient. Les jeunes moines aujourd’hui ne sont pas très enclins à ce sacrifice et c’est un art qui va sans doute disparaître.

La maison familiale du Xe panchen-lama est ici, à Wendu. Je viens de la visiter. Quel paysage époustouflant dans la région! Les montagnes de terre rouge sont fertiles au pied, et plus on monte, plus elles se dénudent. Et ces crevasses, ces coulisses de chaque côté de la route, ces pains de sucre pointus qui surgissent de la plaine verte!

Je suis originaire de Wendu moi aussi. Vous avez pris des photos?

Le chauffeur Zhang Jun travaille comme un guide et un ami, bien plus que comme un commerçant de service.

J’aurais bien voulu, mais les piles de mon appareil sont à plat. Celles de mon magnétophone aussi; je devrai transcrire cette entrevue de mémoire, à l'aide de quelques notes. Mais parlons de vous. Pourquoi êtes-vous devenu moine?

Autrefois, quand une famille n’avait qu’un fils, il ne se faisait pas moine; mais si elle en avait davantage, l’un d’entre eux entrait au temple et y restait de l’âge de 3 ans jusqu’à 25 ans. Ensuite, il choisissait de quitter ou de rester.

C’est votre cas?

Non. Je suis entré au temple à 10 ans.

Vous pourriez sortir si vous le vouliez?

Je n’aurais qu’à ouvrir la porte et m’en aller. Mais c’est mon choix.

Venez, nous allons voir la salle de prière.

Il y fait très sombre. Dommage que nous ne puissions mieux voir toutes ces merveilles. Deux rangées de sièges recouverts de tapis se font face. C’est là que les moines prennent place pour la récitation des soutras. Je m’y assois, sans demander l’autorisation, pour me mettre dans la peau d’un lama. Aussitôt, un « surveillant » invisible interpelle Genga Naowu, qui me transmet l’ordre de me lever. Ces places sont exclusivement réservées aux lamas.

Racontez-moi une journée ordinaire de votre vie. À quelle heure commence-t-elle?

Je me lève à 5 h; je fais ma toilette, et un peu de ménage. À 5 h 30, je prends mon petit déjeuner.

Vous allez à la cantine?

Nous prenons deux repas en commun et un solitairement.

Vous m’avez montré votre salle d’étude tout à l’heure. Qu’étudiez-vous?

De 8 à 11 h, je lis et j’étudie. L’après-midi aussi. Et nous avons deux séances de prière par jour. J’étudie les écritures sacrées, les soutras.

En quelle langue?

En sanskrit et en tibétain. Je parle chinois, mais je ne l’écris pas. Je ne le lis pas non plus.

Dire qu’il y a encore des gens qui croient encore à un génocide culturel imposé par la Chine au Tibet. Enfin…, passons.

Je voudrais bien apprendre l’anglais. La plupart des visiteurs étrangers le parlent, mais ne connaissent pas le chinois ni le tibétain. À propos, un couple est venu hier et la dame disait sans cesse « This is… this is… »; qu’est-ce que cela signifie?

Cela veut dire « Zhe shi… » Pouvez-vous prendre la station anglaise de la CCTV?

Nous n’avons pas de télévision. Pas d’ordinateur non plus.

Le téléphone?

Oui. Si vous pouviez m’envoyer des livres d’anglais élémentaire…

Je veux bien, mais connaissez-vous les lettres latines? Et pour la prononciation, comment ferez-vous?

Si je pouvais avoir aussi des cassettes…

Vous avez un magnétophone?

Non. Mais un étudiant du secondaire, un membre de ma famille, m’aidera.

Vous pouvez sortir du monastère?

Bien sûr. Je peux visiter ma famille ou recevoir des visiteurs ici.

Bon, je vous enverrai quelque chose. Veuillez écrire votre adresse postale ici.

Alors, il faudra l’aide du chauffeur Zhang, car Genga Naowu n’écrit pas le chinois.

Vous devriez être bouddhiste, madame Lisa… Vous ne l’êtes pas, mais quelle est votre religion?

Une longue conversation sur la religion a suivi cette question. Genga Naowu a répété qu’il était bouddhiste, un bouddhiste convaincu et heureux de l’être. Cette religion lui convient parfaitement, affirme-t-il, et il n’a jamais pensé en changer.

Nous sommes ensuite sortis sur la terrasse d’où nous pouvions admirer le paysage. Les piles de mon appareil photo ont bien voulu se ranimer le temps d’immortaliser cette rencontre.

Nous voici maintenant dans la salle où se trouve un stoupa en or aux dimensions imposantes et orné de pierres précieuses et semi-précieuses de l’Inde de la grosseur d’une pomme. Il contient des reliques du Xe panchen-lama. En quittant cette salle, Genga Naowu nous invite, le chauffeur et moi, à prendre du thé dans sa chambre.

Comme à Lhasa, à Xiahe ou ailleurs, il me semble que les moines aient toujours leur espace de vie privé.

C’est ainsi.

Vingt minutes avant, Genga Naowu s’était absenté un moment pour mettre de l’eau à chauffer. La bouilloire est accrochée à un support métallique. L’eau bout sous l’effet de l’énergie solaire amplifiée par une assiette concave qui rappelle une antenne parabolique de télévision.

Je pense que le thé sera meilleur, à l’énergie solaire.

Prenez du pain, je vous en prie.

On dirait des pains faits à la maison. C’est votre cuisinier qui les prépare?

Non. C’est ma famille. Chaque fois que j’y vais ou que quelqu’un vient me voir, on me donne plein de choses.

Notre monastère est petit. Pas comme Ta’ersi. Vous avez vu, là, l’ancienne cuisine et les trois énormes marmites, assez grandes pour contenir un bœuf, vingt moutons ou cent poulets? Autrefois, 4 000 moines y vivaient. Maintenant, ils sont moins de 700.

Oui, je les ai vues. Moi qui croyais que les moines étaient végétariens!

Le bouddhisme han et le bouddhisme tibétain sont différents. Les moines chinois (han) sont végétariens, mais nous, nous consommons de la viande. Cela tient sans doute au fait que notre population se composait uniquement de pasteurs nomades autrefois. Nous ne cultivions pas de légumes. L’important consiste à ne pas tuer nous-mêmes un animal. Les termes que nous utilisons pour désigner les moines et les nonnes sont aussi différents. Nous disons « lama » et « majun », tandis qu'en chinois, on dit « heshang » et « nigu ».