La
Chine caricaturale, non merci!
PAN TIANCUI
Une entrevue exclusive avec Frédéric Bobin, correspondant
du journal « Le Monde » en Chine. La vision perspicace
dun Occidental qui va au cur des différences
culturelles Chine-France et fait bien comprendre les transformations
que vit la Chine.
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Avec les paysans. |
La Chine et la France sont deux pays ayant une longue histoire
et une civilisation brillante. La France est le premier grand pays
occidental à avoir rétabli des relations diplomatiques
avec la Chine, il y a déjà plus de 40 ans. Pourtant,
le public français connaît peu notre pays lointain.
Journaliste : En tant que correspondant du Monde en Chine depuis
6 ans, vous vous êtes rendu dans beaucoup dendroits,
vous avez rencontré beaucoup de gens. Quelle est votre impression
sur notre pays?
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Ne rater aucune occasion. |
Frédéric Bobin : Il y a plusieurs niveaux : le niveau
diplomatique, le niveau de la politique intérieure chinoise
et le niveau de la société.
Au niveau diplomatique, ce que jai observé est une
période de basculement après Tiananmen, au moment
où la Chine était victime de représailles diplomatiques.
Je suis arrivé à la fin de cette période. Jai
vécu toute la période où la Chine sortait de
cet environnement diplomatique et est devenue une puissance respectée
par lOccident en particulier. Deux événements
importants ont marqué cet approfondissement de lintégration
de la Chine dans la scène globale. Dabord, à
lété 2001, Beijing a remporté lorganisation
des Jeux olympiques, et dans la foulée, six mois plus tard,
il y a eu ladhésion de la Chine à lOMC.
La deuxième scène quon peut observer, cest
la politique intérieure. Là, il ny pas eu de
grand changement; il y a eu des changements micropolitiques, mais
pas macropolitiques. De petits changements qui visaient à
humaniser certaines politiques, sur les mingong, sur le hukou, sur
les procédures de mariage, lassouplissement de la politique
de lenfant unique. Ce sont des choses qui ne sont pas négligeables,
mais qui ne touchent pas au système politique comme tel.
Il est probable que le XVI e Congrès du Parti communiste
et larrivée au pouvoir de Hu Jintao et de Wen Jiabao
aient contribué un petit peu à ce changement. On les
sent, dans la parole, dans le verbe, plus proches des préoccupations
du peuple.
Troisième niveau, cest la société. Il
y a un mot qui me revient à lesprit, cest léclatement
de la société chinoise. Cest-à-dire le
fait quil y a lapparition de différents groupes
sociaux. Ils sont différents non pas simplement sur le plan
du revenu, mais aussi de la culture : il y a une culture sociale
qui est en train de se démarquer entre les riches et les
pauvres, entre les villes et les campagnes et entre les mingong
et les urbains, au point que, lorsque lon va sur terrain,
quand on prend lavion ou la voiture, quand on va dune
ville à lautre, de la ville à la campagne, on
a limpression darriver dans des pays différents.
Actuellement sont organisées les Années croisées,
lannée de la Chine en France et lannée
de la France en Chine. La France a vécu pendant plus de 9
mois lAnnée de la Chine qui sest terminée
le 2 juillet au soir au Palais de Versailles. Les médias
français sont davis que cette année a encouragé
les échanges dans tous les domaines : politique, économique
et culturel.
J : Quel est votre avis sur ces années croisées?
B : En fait, les connaissances entre la France et la Chine sont
assez déséquilibrées. Je pense que les Chinois
connaissent certainement mieux la France que les Français
ne connaissent la Chine.
Lorsque les Chinois vont en France, mais cest pareil à
mon avis dans dautres pays occidentaux, ils sont très
frappés de constater les questions qui leur sont posées.
Elles témoignent dune profonde ignorance de la Chine.
Les Chinois sont dans une période douverture, de soif
et de curiosité, ça fait des années quils
sintéressent aux pays occidentaux. Ils traduisent des
articles de presse, diffusent des émissions, il y a tout
un travail détude des modèles occidentaux parce
quils sont en quête de modèle. En même
temps, la Chine a été pendant très longtemps
négligée par les pays occidentaux, donc réduite
à des caricatures et à des stéréotypes.
Cette année de la Chine était tout à fait
bienvenue. Elle a permis de familiariser le public français
avec la Chine. Il y a eu toute une manifestation culturelle, puis
beaucoup de livres, darticles, de dossiers et de magazines
sont sortis sur la Chine. On peut sen féliciter.
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Tous les endroits sont bons pour noter
les réflexions qui étoffent le reportage. |
Je veux quand même introduire une nuance. Cest une
année officielle, le contenu des programmes a été
négocié entre les deux gouvernements. À mon
avis, il faut se méfier de basculer dun cliché
à lautre, cest-à-dire quil ne faut
pas passer du cliché du col Mao, entretenu jusquà
présent, au cliché des temples folkloriques qui, en
fait, ne reflètent pas la Chine profonde.
Cette année de la Chine est intervenue à un moment
clé, avec la découverte soudaine de la puissance économique
chinoise dans le monde. Il y a eu aussi des événements
qui ont marqué lesprit comme le premier Chinois dans
lespace. Tout ça sest conjugué pour faire
de lannée 2003 lannée dune prise
de conscience un peu brutale. Lannée de la Chine en
France est vraiment tombée à point nommé pour
approfondir la connaissance de la Chine.
Ces dernières années, les relations sino-françaises
sont au beau fixe, plusieurs visites intergouvernementales en témoignent.
Le président Chirac lui-même se passionne pour la culture
chinoise. Au mois doctobre en Chine, sera inaugurée
lAnnée de la France, M. Chirac viendra en personne
à Beijing pour participer à linauguration de
cet événement.
J : M. Bobin, de quelle façon souhaitez-vous que les médias
chinois rapportent cet événement? Quelle forme le
public français peut-il le mieux accepter?
B : Le public français ne sintéresse pas trop
à lAnnée de la France en Chine. La France sintéresse
à la Chine lorsque la Chine se montre en France. Pour les
Français, lévénement, cétait
lAnnée de la Chine en France, mais non pas lAnnée
de la France en Chine. On sintéresse pourtant à
limage quon projette à lextérieur,
quand on se fait insulter par les Américains sur la question
de lIrak, lorsquil y a toute une campagne violemment
anti-française, ça nous chiffonne. Les Chinois sont
peut-être plus sensibles à leur image.
Mais ça, cest mon point de vue personnel; moi, je
déteste les caricatures et les clichés. On peut regretter
dans lAnnée de la Chine en France, quun certain
nombre de manifestations aient véhiculé des stéréotypes
sur la Chine. Il faudrait éviter que les choses se passent
dans le sens inverse. Même si jestime que les Chinois
connaissent mieux la France, mais tout de même, dans le public
en général, il existe des clichés sur le romantisme,
la cuisine, les vins, les jolies femmes. Je voudrais que les Chinois,
à travers lAnnée de la France en Chine, découvrent
la France réelle, pas la France rêvée. Souvent,
les journalistes chinois sont très diplomates, ils épousent
la diplomatie de leur pays. Parce que la France est un pays ami,
souvent, on est trop gentil. Moi, ça ne me dérange
pas si la presse chinoise critique la France, la France nest
pas un pays parfait.
La France est un grand pays de médias, « Le Monde
» est un des plus grands journaux du monde. Ici, en Chine,
notre marché des médias est dans une période
de tâtonnements, surtout au niveau international, il est encore
assez faible. Il y a sans doute des contraintes de langue, des différences
de culture et peut-être aussi des problèmes techniques.
J : En tant que journaliste occidental, vous connaissez bien la
psychologie du public occidental ainsi que la situation chinoise.
Que pensez-vous des médias chinois?
B : On ne peut pas oublier que la presse chinoise sest améliorée
depuis 10-20 ans. Il y a un marché de la presse qui crée
une concurrence. Le critère aujourdhui, ce sont les
ventes ; les journaux sont évalués à leur lectorat.
Cest déjà un grand progrès par rapport
à il y a 15-20 ans, au moment où les journaux étaient
officiels, des abonnements administratifs forcés. Jobserve
avec sympathie la naissance de nouveaux journaux comme le Xinjingbao
par exemple.
Au niveau des magazines, il y a des magazines modernes qui témoignent
dune grande indépendance. Le Caijing, par exemple,
parle de la manipulation financière, de lopacité
de linformation financière. Cest un élément
de progrès très important.
J : Vous allez bientôt terminer votre séjour en Chine.
Parlez-nous donc un peu des histoires rencontrées lors de
vos missions journalistiques un peu partout au pays, des reportages
que vous avez aimés.
B : Les histoires, il y en a tellement, tellement
On a beaucoup
aimé le reportage sur les Trois Gorges, la mutation entre
les vieilles villes englouties par les eaux et les nouvelles villes
en face qui surgissent. On a beaucoup apprécié un
reportage à la frontière birmane sur les problèmes
des ethnies minoritaires qui constituent malheureusement un transit
de la drogue. On a récemment été dans le Shaanxi
pour parler de la question paysanne. Dans le district de Zizhou
quon a étudié, il y a eu un mouvement paysan
à la fin des années 1990 contre des impôts excessifs.
Ce combat a porté ses fruits, les impôts ont été
diminués dans de grandes proportions et le gouvernement a
réussi à imposer ses politiques aux autorités
locales. De nouveaux problèmes surgissent, en particulier
des expropriations foncières, la recherche de profits par
les cadres locaux. Ces expropriations foncières sont devenues
le cur du problème paysan. On a aussi été
dans le district de Zantai du Henan pour un reportage sur le sida
qui a été extrêmement émouvant ; cest
peut-être le reportage qui nous a le plus marqués au
niveau émotionnel.
On sintéresse non seulement aux problèmes
graves, mais aussi à la mutation urbaine de Beijing, on travaille
beaucoup sur les phénomènes des jeunes entrepreneurs,
sur la génération high-tech, sur les haigui qui reviennent
au pays et qui incarnent bien cette nouvelle génération.
On sintéresse aussi beaucoup à la classe moyenne
sous langle de laccès au logement. Cette classe
moyenne est en général assez optimiste sur lavenir
de la Chine. Ce qui nous frappe, cest léclatement
des visions de lavenir de la Chine, des gens qui sont très
optimistes, et dautres qui sont très pessimistes. Il
y a toute une gamme de nuances entre les deux. Il ny a pas
un groupe unique, il y a différents groupes de Chinois qui
pensent des choses différentes.
Dautre part, tout au long de nos voyages, on a découvert
des coins du pays, un peu comme des voyageurs étrangers curieux.
À Qufu par exemple, on a trouvé assez marrante la
commercialisation du nom de Confucius : les restaurateurs affichent
sur leur enseigne quils sont la nième génération
de Confucius. À loccasion du Nouvel An chinois, on
est allé dans lAnhui pour un reportage sur les coutumes
locales. On a été invité dans une famille,
on a vu comment on prépare le réveillon, comment les
gens célèbrent la nuit, les papiers brûlés
pour les défunts, le vieux qui écrit le duilian. À
la frontière birmane dont je vous ai parlée, on a
été très charmé par la beauté
des femmes de lethnie dai. On a pris des photos avec des costumes
traditionnels. Je suis en effet très intéressé
de voir cette Chine des frontières. On a fait le Myanmar,
la Russie, la Corée du Nord, bientôt on va aller à
la frontière du Kasakhstan. On peut y voir diverses cultures
ethniques et dimportants flux commerciaux.
Je me suis également intéressé à de
petits phénomènes de société. Dans le
« ventre » du Monde, on propose un petit article léger,
un peu ironique. Jy ai fait beaucoup de papiers. Une fois,
cétait sur le phénomène des animaux domestiques;
il y a en effet de plus en plus de Chinois qui ont un chien à
la maison. Puis au Nouvel An chinois, il y a toutes sortes de superstitions
sur lannée : les femmes qui aiment que leurs enfants
soient nés dans lannée du Dragon, par exemple.
On a aussi parlé des Chinois passionnés de la reproduction
des pandas ; chaque fois quun panda naît, cest
un événement et on le rapporte à la télé.
Ce sont des choses légères à propos desquelles
jai pris beaucoup de plaisir à écrire. Et en
2001, pour le 80e anniversaire du Parti communiste chinois, jai
cherché une idée originale. Il y avait plein de films
historiques sur le Parti. Javais décidé dinterviewer
un acteur qui a joué le rôle de Mao, un M. Wang, un
bel homme qui interprète le Mao jeune de Changsha, le Mao
rebelle des années 1920. Je voulais quil mexplique
ce que ça lui avait fait de jouer le rôle de Mao à
lécran. Il ma dit quil sétait
senti investi dune très lourde responsabilité.
Dans ce cas-là, il faut que les acteurs soient irréprochables,
y compris sur les affaires privées, sinon ils risquent dentacher
la réputation des dirigeants quils incarnent.
(À la fin de linterview, M. Bobin a fait un point
sur ce quil pense de linformation journalistique qui,
selon lui, diffère de loin de la communication. Un point
de vue éclairant pour de nombreux journalistes chinois)
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