SEPTEMBRE 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

La Chine caricaturale, non merci!

PAN TIANCUI

Une entrevue exclusive avec Frédéric Bobin, correspondant du journal « Le Monde » en Chine. La vision perspicace d’un Occidental qui va au cœur des différences culturelles Chine-France et fait bien comprendre les transformations que vit la Chine.

 

Avec les paysans.

 

La Chine et la France sont deux pays ayant une longue histoire et une civilisation brillante. La France est le premier grand pays occidental à avoir rétabli des relations diplomatiques avec la Chine, il y a déjà plus de 40 ans. Pourtant, le public français connaît peu notre pays lointain.

Journaliste : En tant que correspondant du Monde en Chine depuis 6 ans, vous vous êtes rendu dans beaucoup d’endroits, vous avez rencontré beaucoup de gens. Quelle est votre impression sur notre pays?

Ne rater aucune occasion.

Frédéric Bobin : Il y a plusieurs niveaux : le niveau diplomatique, le niveau de la politique intérieure chinoise et le niveau de la société.

Au niveau diplomatique, ce que j’ai observé est une période de basculement après Tian’anmen, au moment où la Chine était victime de représailles diplomatiques. Je suis arrivé à la fin de cette période. J’ai vécu toute la période où la Chine sortait de cet environnement diplomatique et est devenue une puissance respectée par l’Occident en particulier. Deux événements importants ont marqué cet approfondissement de l’intégration de la Chine dans la scène globale. D’abord, à l’été 2001, Beijing a remporté l’organisation des Jeux olympiques, et dans la foulée, six mois plus tard, il y a eu l’adhésion de la Chine à l’OMC.

La deuxième scène qu’on peut observer, c’est la politique intérieure. Là, il n’y pas eu de grand changement; il y a eu des changements micropolitiques, mais pas macropolitiques. De petits changements qui visaient à humaniser certaines politiques, sur les mingong, sur le hukou, sur les procédures de mariage, l’assouplissement de la politique de l’enfant unique. Ce sont des choses qui ne sont pas négligeables, mais qui ne touchent pas au système politique comme tel. Il est probable que le XVI e Congrès du Parti communiste et l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao et de Wen Jiabao aient contribué un petit peu à ce changement. On les sent, dans la parole, dans le verbe, plus proches des préoccupations du peuple.

Troisième niveau, c’est la société. Il y a un mot qui me revient à l’esprit, c’est l’éclatement de la société chinoise. C’est-à-dire le fait qu’il y a l’apparition de différents groupes sociaux. Ils sont différents non pas simplement sur le plan du revenu, mais aussi de la culture : il y a une culture sociale qui est en train de se démarquer entre les riches et les pauvres, entre les villes et les campagnes et entre les mingong et les urbains, au point que, lorsque l’on va sur terrain, quand on prend l’avion ou la voiture, quand on va d’une ville à l’autre, de la ville à la campagne, on a l’impression d’arriver dans des pays différents.

Actuellement sont organisées les Années croisées, l’année de la Chine en France et l’année de la France en Chine. La France a vécu pendant plus de 9 mois l’Année de la Chine qui s’est terminée le 2 juillet au soir au Palais de Versailles. Les médias français sont d’avis que cette année a encouragé les échanges dans tous les domaines : politique, économique et culturel.

J : Quel est votre avis sur ces années croisées?

B : En fait, les connaissances entre la France et la Chine sont assez déséquilibrées. Je pense que les Chinois connaissent certainement mieux la France que les Français ne connaissent la Chine.

Lorsque les Chinois vont en France, mais c’est pareil à mon avis dans d’autres pays occidentaux, ils sont très frappés de constater les questions qui leur sont posées. Elles témoignent d’une profonde ignorance de la Chine. Les Chinois sont dans une période d’ouverture, de soif et de curiosité, ça fait des années qu’ils s’intéressent aux pays occidentaux. Ils traduisent des articles de presse, diffusent des émissions, il y a tout un travail d’étude des modèles occidentaux parce qu’ils sont en quête de modèle. En même temps, la Chine a été pendant très longtemps négligée par les pays occidentaux, donc réduite à des caricatures et à des stéréotypes.

Cette année de la Chine était tout à fait bienvenue. Elle a permis de familiariser le public français avec la Chine. Il y a eu toute une manifestation culturelle, puis beaucoup de livres, d’articles, de dossiers et de magazines sont sortis sur la Chine. On peut s’en féliciter.

Tous les endroits sont bons pour noter les réflexions qui étoffent le reportage.

Je veux quand même introduire une nuance. C’est une année officielle, le contenu des programmes a été négocié entre les deux gouvernements. À mon avis, il faut se méfier de basculer d’un cliché à l’autre, c’est-à-dire qu’il ne faut pas passer du cliché du col Mao, entretenu jusqu’à présent, au cliché des temples folkloriques qui, en fait, ne reflètent pas la Chine profonde.

Cette année de la Chine est intervenue à un moment clé, avec la découverte soudaine de la puissance économique chinoise dans le monde. Il y a eu aussi des événements qui ont marqué l’esprit comme le premier Chinois dans l’espace. Tout ça s’est conjugué pour faire de l’année 2003 l’année d’une prise de conscience un peu brutale. L’année de la Chine en France est vraiment tombée à point nommé pour approfondir la connaissance de la Chine.

Ces dernières années, les relations sino-françaises sont au beau fixe, plusieurs visites intergouvernementales en témoignent. Le président Chirac lui-même se passionne pour la culture chinoise. Au mois d’octobre en Chine, sera inaugurée l’Année de la France, M. Chirac viendra en personne à Beijing pour participer à l’inauguration de cet événement.

J : M. Bobin, de quelle façon souhaitez-vous que les médias chinois rapportent cet événement? Quelle forme le public français peut-il le mieux accepter?

B : Le public français ne s’intéresse pas trop à l’Année de la France en Chine. La France s’intéresse à la Chine lorsque la Chine se montre en France. Pour les Français, l’événement, c’était l’Année de la Chine en France, mais non pas l’Année de la France en Chine. On s’intéresse pourtant à l’image qu’on projette à l’extérieur, quand on se fait insulter par les Américains sur la question de l’Irak, lorsqu’il y a toute une campagne violemment anti-française, ça nous chiffonne. Les Chinois sont peut-être plus sensibles à leur image.

Mais ça, c’est mon point de vue personnel; moi, je déteste les caricatures et les clichés. On peut regretter dans l’Année de la Chine en France, qu’un certain nombre de manifestations aient véhiculé des stéréotypes sur la Chine. Il faudrait éviter que les choses se passent dans le sens inverse. Même si j’estime que les Chinois connaissent mieux la France, mais tout de même, dans le public en général, il existe des clichés sur le romantisme, la cuisine, les vins, les jolies femmes. Je voudrais que les Chinois, à travers l’Année de la France en Chine, découvrent la France réelle, pas la France rêvée. Souvent, les journalistes chinois sont très diplomates, ils épousent la diplomatie de leur pays. Parce que la France est un pays ami, souvent, on est trop gentil. Moi, ça ne me dérange pas si la presse chinoise critique la France, la France n’est pas un pays parfait.

La France est un grand pays de médias, « Le Monde » est un des plus grands journaux du monde. Ici, en Chine, notre marché des médias est dans une période de tâtonnements, surtout au niveau international, il est encore assez faible. Il y a sans doute des contraintes de langue, des différences de culture et peut-être aussi des problèmes techniques.

J : En tant que journaliste occidental, vous connaissez bien la psychologie du public occidental ainsi que la situation chinoise. Que pensez-vous des médias chinois?

B : On ne peut pas oublier que la presse chinoise s’est améliorée depuis 10-20 ans. Il y a un marché de la presse qui crée une concurrence. Le critère aujourd’hui, ce sont les ventes ; les journaux sont évalués à leur lectorat. C’est déjà un grand progrès par rapport à il y a 15-20 ans, au moment où les journaux étaient officiels, des abonnements administratifs forcés. J’observe avec sympathie la naissance de nouveaux journaux comme le Xinjingbao par exemple.

Au niveau des magazines, il y a des magazines modernes qui témoignent d’une grande indépendance. Le Caijing, par exemple, parle de la manipulation financière, de l’opacité de l’information financière. C’est un élément de progrès très important.

J : Vous allez bientôt terminer votre séjour en Chine. Parlez-nous donc un peu des histoires rencontrées lors de vos missions journalistiques un peu partout au pays, des reportages que vous avez aimés.

B : Les histoires, il y en a tellement, tellement… On a beaucoup aimé le reportage sur les Trois Gorges, la mutation entre les vieilles villes englouties par les eaux et les nouvelles villes en face qui surgissent. On a beaucoup apprécié un reportage à la frontière birmane sur les problèmes des ethnies minoritaires qui constituent malheureusement un transit de la drogue. On a récemment été dans le Shaanxi pour parler de la question paysanne. Dans le district de Zizhou qu’on a étudié, il y a eu un mouvement paysan à la fin des années 1990 contre des impôts excessifs. Ce combat a porté ses fruits, les impôts ont été diminués dans de grandes proportions et le gouvernement a réussi à imposer ses politiques aux autorités locales. De nouveaux problèmes surgissent, en particulier des expropriations foncières, la recherche de profits par les cadres locaux. Ces expropriations foncières sont devenues le cœur du problème paysan. On a aussi été dans le district de Zantai du Henan pour un reportage sur le sida qui a été extrêmement émouvant ; c’est peut-être le reportage qui nous a le plus marqués au niveau émotionnel.

On s’intéresse non seulement aux problèmes graves, mais aussi à la mutation urbaine de Beijing, on travaille beaucoup sur les phénomènes des jeunes entrepreneurs, sur la génération high-tech, sur les haigui qui reviennent au pays et qui incarnent bien cette nouvelle génération. On s’intéresse aussi beaucoup à la classe moyenne sous l’angle de l’accès au logement. Cette classe moyenne est en général assez optimiste sur l’avenir de la Chine. Ce qui nous frappe, c’est l’éclatement des visions de l’avenir de la Chine, des gens qui sont très optimistes, et d’autres qui sont très pessimistes. Il y a toute une gamme de nuances entre les deux. Il n’y a pas un groupe unique, il y a différents groupes de Chinois qui pensent des choses différentes.

D’autre part, tout au long de nos voyages, on a découvert des coins du pays, un peu comme des voyageurs étrangers curieux. À Qufu par exemple, on a trouvé assez marrante la commercialisation du nom de Confucius : les restaurateurs affichent sur leur enseigne qu’ils sont la nième génération de Confucius. À l’occasion du Nouvel An chinois, on est allé dans l’Anhui pour un reportage sur les coutumes locales. On a été invité dans une famille, on a vu comment on prépare le réveillon, comment les gens célèbrent la nuit, les papiers brûlés pour les défunts, le vieux qui écrit le duilian. À la frontière birmane dont je vous ai parlée, on a été très charmé par la beauté des femmes de l’ethnie dai. On a pris des photos avec des costumes traditionnels. Je suis en effet très intéressé de voir cette Chine des frontières. On a fait le Myanmar, la Russie, la Corée du Nord, bientôt on va aller à la frontière du Kasakhstan. On peut y voir diverses cultures ethniques et d’importants flux commerciaux.

Je me suis également intéressé à de petits phénomènes de société. Dans le « ventre » du Monde, on propose un petit article léger, un peu ironique. J’y ai fait beaucoup de papiers. Une fois, c’était sur le phénomène des animaux domestiques; il y a en effet de plus en plus de Chinois qui ont un chien à la maison. Puis au Nouvel An chinois, il y a toutes sortes de superstitions sur l’année : les femmes qui aiment que leurs enfants soient nés dans l’année du Dragon, par exemple. On a aussi parlé des Chinois passionnés de la reproduction des pandas ; chaque fois qu’un panda naît, c’est un événement et on le rapporte à la télé. Ce sont des choses légères à propos desquelles j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire. Et en 2001, pour le 80e anniversaire du Parti communiste chinois, j’ai cherché une idée originale. Il y avait plein de films historiques sur le Parti. J’avais décidé d’interviewer un acteur qui a joué le rôle de Mao, un M. Wang, un bel homme qui interprète le Mao jeune de Changsha, le Mao rebelle des années 1920. Je voulais qu’il m’explique ce que ça lui avait fait de jouer le rôle de Mao à l’écran. Il m’a dit qu’il s’était senti investi d’une très lourde responsabilité. Dans ce cas-là, il faut que les acteurs soient irréprochables, y compris sur les affaires privées, sinon ils risquent d’entacher la réputation des dirigeants qu’ils incarnent.

(À la fin de l’interview, M. Bobin a fait un point sur ce qu’il pense de l’information journalistique qui, selon lui, diffère de loin de la communication. Un point de vue éclairant pour de nombreux journalistes chinois)