Novembre 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Il n’y a pas que les yeux pour voir

LISA CARDUCCI

Dr Zhang se sert parfois de son coude pour exercer des pressions sur certains muscles. Les non-voyants ont leur façon à eux de «regarder» la télé. Su: «Si je marche d’un pas assuré, c’est que j’ai l’habitude.»

Antoine de Saint-Exupéry mettait sur les lèvres du Petit Prince ces mots : « L’essentiel est invisible pour les yeux; on ne voit bien qu’avec le cœur. » J’avais un oncle, devenu aveugle dans la quarantaine, et qui disait : « Nous ne sommes pas à plaindre; vous, les voyants, êtes soumis à bien plus de dangers que nous. La société nous protège, nous aide. De plus, nous développons les autres sens par compensation et à la fin, sommes aussi égaux aux voyants qu’un blond est égal à un châtain. »

J’ai eu le plaisir de rencontrer et interviewer non pas une, mais deux personnes visuellement handicapées, le couple Zhang et Su.

Dr Zhang, au Canada, les non-voyants étaient autrefois des fabricants de balais quand on faisait encore les balais à la main. Et l’on trouve parmi eux beaucoup d’accordeurs de piano. Ces dernières années surtout, et en Chine en particulier, plusieurs non-voyants deviennent masseurs. Comment expliquez-vous ce phénomène?

Zhang : Ce n’est pas un hasard. Et votre oncle disait juste : privés de nos yeux, nous avons développé le toucher. Nos mains sont plus aptes à faire des massages que celles des voyants.

En fait, en vous serrant la main tout à l’heure, de même qu’au Dr Su, j’ai remarqué quelque chose de… spécial : une force dans la douceur, une chaleur particulière, et des muscles bien développés, même ceux de la paume. Depuis combien d’années pratiquez-vous le massage?

J’ai commencé en 1978, tout de suite après mes études.

Universitaires?

Zhang : Je ne crois pas qu’on puisse étudier le massage à l’université. Non, je suis diplômé d’une école secondaire professionnelle.

Je suis dans la pièce ou le couple reçoit des clients le soir. Dr Zhang cause en massant une dame d’environ 45 ans. Il se sert parfois de son coude pour exercer des pressions sur certains muscles.

Quel type de massage pratiquez-vous?

Il en existe plusieurs types en effet. Leurs noms ne vous diraient rien. Disons que ce type appartient à la médecine traditionnelle chinoise, et sert à guérir les malades.

Je demande à la patiente : De quelle maladie souffrez-vous?

Patiente : J’ai subi une opération après laquelle je suis restée avec une jambe presque insensible.

Et les massages sont efficaces?

Patiente : Il y a déjà du changement. J’en suis à la deuxième série. Cinq fois par semaine.

Zhang : Souvent, quand il n’y a pas de résultat, c’est qu’on n’a pas choisi la bonne méthode de traitement ou le bon masseur. Nous, nous pratiquons le massage curatif; d’autres, le massage de repos ou d’assouplissement. Mais quand on intervertit, on fait fausse route.

Si l’on m’a bien renseignée, on procède pour le massage comme pour les médicaments : dix jours oui, dix jours non…

Zhang : Juste! Il faut des intervalles.

Dr Zhang, quand vous commencez à traiter un patient, savez-vous d’avance s’il faudra un mois, six mois ou un an?

Zhang : Il faut rarement si longtemps. En général, entre un et trois mois.

Combien de clients recevez-vous chaque jour?

Zhang : Deux, trois. Le soir après le travail, je veux dire.

Vous travaillez à la clinique de 8 h à 17 h, cinq jours par semaine. Après une heure de massage ininterrompu, vous devez être épuisé!

Pas vraiment. J’ai l’habitude.

La séance terminée, la patiente nous quitte. Nous devrions continuer la conversation au restaurant où j’avais invité le couple. Comme nous passons la porte, une jeune femme se présente avec son mari. Zhang n’ose la refuser; il nous rejoindra plus tard au restaurant.

Dr Su sort sans canne. Elle est étonnante! Elle lève le pied au bon moment pour enjamber le seuil de la porte, tourne les coins là où il faut, sans aucune hésitation. Est-elle vraiment aveugle?

Su : Je peux voir un peu, vraiment peu. Des ombres, des lueurs, rien de distinct. Si je marche d’un pas assuré, c’est que j’ai l’habitude. Je suis née aveugle.

Quelle est la cause de votre cécité?

Je suis née en 1960, vous savez, au temps des grandes calamités naturelles. Ma mère dit que c’est parce qu’elle n’avait pas une alimentation qualitative. Et quantitative. Zhang, lui, ce n’est pas la même chose.  À 5 ans, il a subi une forte fièvre et a dû prendre des médicaments importés de Russie. La fièvre? Les médicaments? En tout cas, il en est resté des séquelles et peu à peu il a complètement perdu l’usage de ses yeux.

Tout à l’heure, pendant que nous causions, j’ai pris trois photos et j’ai remarqué qu’il n’a même pas sourcillé à la lampe-éclair.

Dans vos deux familles, y a-t-il d’autres membres qui ont ce même problème?

Aucun. Je suis née dans une famille de six enfants. Zhang également.

Que faisaient vos parents?

Mon père était comptable, ma mère tenait un restaurant. Le père de Zhang était un ouvrier de construction.

Comment vous êtes-vous connus, Dr Zhang et vous?

Au travail. J’ai commencé à travailler plus tard que lui. J’ai 44 ans cette année et lui, 51.

Vous avez des enfants?

Nous avons une fille de presque 18 ans. Elle terminera ses études secondaires cette année.

A-t-elle l’intention de suivre vos traces? Que veut-elle faire après ses études?

Elle ne l’a pas dit. On verra.

Au restaurant, Dr Su commande ses plats préférés et ceux de son mari. Comment fait-elle, sans consulter le menu?

Su : C’est que nous venons souvent ici. J’ai l’habitude. L’habitude, c’est ce qu’il y a de plus important pour un aveugle. Nous plaçons toujours les objets au même endroit, mais si quelqu’un s’avise de déplacer quelque chose, alors là, nous sommes totalement perdus.

J’imagine que votre femme de ménage est prévenue, que vous l’avez « entraînée »…

Nous n’avons pas de femme de ménage. Je fais tout moi-même : le lavage, le ménage, la cuisine.

Entre-temps, Dr Zhang est arrivé et nous poursuivons la conversation tout en dînant.

Vous m’étonnez de plus en plus! Vous ne sortez pas beaucoup, j’imagine. Que faites-vous de vos soirées quand vous n’avez pas de clients?

Zhang : Nous regardons la télé.

Su et Zhang emploient souvent les verbes « regarder », « voir », comme n’importe quel autre locuteur. Cela m’a frappée de leur part. Ils ont leur façon à eux de voir. Par exemple, j’ai déplacé à son insu le verre de Su, qu’elle aurait facilement pu renverser, pensais-je. Eh bien! Quand elle a voulu boire, elle l’a cherché exactement là où elle l’avait posé! Et pour se servir, elle passait le bras au-dessus du verre, sans jamais l’accrocher.

Je vais vous faire une confession, une erreur que j’ai faite il y a longtemps et qui me pèse sur la conscience. Quand j’étais professeur au Canada, j’avais un étudiant de 18 ans, aveugle. Son frère venait le chercher en voiture après les cours. Vu sa condition, l’étudiant était autorisé à l’attendre devant la porte réservée au personnel enseignant. Un soir, je suis sortie et j’ai bien vu Harry, mais je ne l’ai pas salué, car il avait la conversation plutôt… généreuse, et j’étais pressée. Mais lui, il m’a saluée : « À demain, Madame! » J’ai eu tellement honte, surtout de mentir en faisant semblant de ne pas l’avoir vu. C’était ridicule et il le savait. Il m’avait reconnue à mon parfum, m’a-t-il expliqué quand je lui ai posé la question.

Zhang : Oui, les gens font bien des erreurs à notre égard. La première est d’avoir pitié de nous. Nous ne sommes pas inférieurs.

Su : Ni même différents.

Merci de cette leçon.

La Chine dispose-t-elle de livres en Braille?

Su : Oui, il y en a beaucoup. J’ai ai plusieurs à la maison.

Zhang : Moi, je ne lis pas tellement.

On dit souvent que le mal de dos est le mal du siècle. Enfin, on le disait à la fin du siècle dernier. Qu’en pensez-vous?

Zhang : Le cou! C’est le cou!, dit-il en palpant son cou.

Vous voulez dire que le mal de dos dépend du cou?

Zhang : C’est exact. Autrefois, les gens travaillaient sur une table et penchaient la tête. Maintenant, ils la lèvent pour regarder l’écran de l’ordinateur.

Que faut-il faire? Quitter son emploi?

Zhang : Ouais!

En attendant, on peut toujours aller vous voir pour un bon massage…

Une dernière question : Quel est votre désir le plus ardent à l’heure actuelle?

Dr Su s’empresse de prendre la parole : Que notre fille réussisse à entrer à l’université.

Et vous, Dr Zhang?

Moi aussi, c’est ce que je désire le plus.