JUILLET 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Une vie tout en musique

LISA CARDUCCI 

Prenez le 106, descendez à Dengshikou, marchez jusqu’à Tongfujiadao numéro 4. Mon bâtiment est le numéro 20, 2e étage, 3e porte. Vous n’avez qu’à m’appeler dans le corridor, je vais ouvrir.

La chef d’orchestre Shao Zishou en action.

Il était tout noir, le corridor, et encombré des deux côtés. Ainsi est la chambre qu’habite Shao Zishou. En m’ouvrant, elle s’excuse du désordre. Pour ma part, je suis étonnée qu’on puisse ranger les effets de toute une vie dans si peu d’espace. Les vêtements, sur des cintres et sous housse transparente, sont suspendus au-dessus du lit. On s’assoit sur le lit pour causer, regarder la télé, manger. Il n’y a qu’une chaise et un banc en plus comme sièges. Les deux armoires sont bondées de livres, documents, partitions. Par terre s’empilent très haut des sacs, boîtes, enveloppes. On fait la cuisine dans le corridor, lave la vaisselle et le linge dans la salle commune. C’est un logement ordinaire, du peuple ordinaire.

Musicienne oui, mais aussi fière d’être grand-mère.

« Quand je ne pourrai plus vous guider, j’espère que vous continuerez. ».

Vous m’avez dit que vous n’étiez pas originaire de Beijing. Mais d’où êtes-vous?

Je suis née à Shanghai et j’y ai fait mes études. Mon père était originaire du Zhejiang et ma mère, de Suzhou. Elle était une femme au foyer. Elle faisait de la broderie; c’était sa spécialité. La broderie de Suzhou, vous le savez sans doute, est un des quatre célèbres types de broderie de Chine. Mon père, lui, était dans la banque; il est décédé quand j’avais 4 ou 5 ans. Je n’ai qu’une sœur cadette; elle venait de naître.

Et vos études?

D’abord, l’école primaire de Xiehe. Il fallait trouver une marraine pour mes études, car nous étions pauvres. C’est ma tante qui s’est occupée de moi. Quand la Libération est arrivée, alors tout est devenu gratuit. Du moins pour les plus démunis et ceux qui avaient de bonnes notes. J’ai fréquenté une école secondaire d’art, et j’ai étudié principalement le piano, mais aussi le erhu (violon à deux cordes), le chant, la danse, comprenant le ballet et la danse folklorique. J’aimais beaucoup la danse!

À ce moment-là, était-ce l’État qui déterminait quelle école on devait fréquenter et quelle spécialité étudier?

C’était mon propre choix. Ma mère n’était pas tout à fait d’accord. Elle trouvait que les arts ne faisaient pas sérieux. Elle s’opposait, même, mais j’ai fait à ma tête.

Votre sœur s’est-elle aussi dirigée vers les arts?

Pas du tout. Elle, c’est le sport, et elle y excellait. Jusqu’à ce qu’elle subisse une blessure grave au dos. Alors, elle a dû s’arrêter de pratiquer elle-même et s’est mise à entraîner les autres.

Vous avez pu fréquenter l’université?

Oui. J’ai fait quatre ans dont les deux premiers à l’Université normale Huadong de Shanghai, en faculté de musique, et les deux autres à Beijing. J’ai obtenu mon diplôme en 1958.

C’est là que vous avez appris à diriger un orchestre?

Mes deux années à Beijing ont été consacrées à la direction d’orchestre, mais normalement il faut étudier cinq ans. Dans mon cas, la pratique, l’expérience ont compensé et complété.

Puis vous avez commencé à travailler?

Je suis toujours restée au même endroit jusqu’à ma retraite en 1994, le Palais des enfants du parc Jingshan, (Jingshan Gongyuan Shaoniangong), au nord de la Cité interdite.

Comme professeur?

Oui, de piano et de banjo.

Parmi vos nombreux élèves, y en a-t-il qui ont percé et sont mondialement connus?

Il n’y a pas vraiment de très grands noms, mais plusieurs ont fait carrière, dont certains à l’étranger : au Japon, au Canada, en Australie. J’ai aussi enseigné au fils du prince Sihanouk.

Pratiquez-vous encore régulièrement le piano vous-même?

Je joue chaque jour. Pas autant que je le voudrais, car je manque de temps.

À quoi occupez-vous votre temps?

J’enseigne le piano dans les écoles ou en cours privés; parfois les élèves viennent chez moi, parfois c’est moi qui vais chez eux. De plus, j’ai monté des troupes de danse, préparé des spectacles. Il faut une bonne douzaine de personnes qui collaborent dans l’ombre pour préparer un spectacle : décider des costumes, choisir le tissu, aller l’acheter, voir à la confection, etc. Parfois, d’autres troupes de théâtre ou de danse m’invitent à donner un enseignement ad hoc. Si vous regardez ma carte de visite, vous verrez que j’appartiens à plusieurs associations.

Je vois que vous êtes aussi juge.

Depuis des années, dans presque tous les concours de piano nationaux, à Tianjin, au Shandong, au Henan, à Gulangyu qu’on appelle l’île des pianos. Internationaux aussi, mais quand les concurrents viennent en Chine  pour la compétition. J’ai été juge aussi pour un concours de karaoké pour enfants. Il faut se déplacer, et tout cela demande du temps.

Quand la Révolution culturelle est arrivée, en 1966, vous approchiez la trentaine. Comment avez-vous vécu ces années-là?

D’abord, j’ai été envoyée au Nord-Est, dans la province du Heilongjiang, très loin, près de la frontière avec la Russie. Trois ans plus tard, on m’a envoyée à Guiyang, à l’École des cadres.

Travailler la terre et apprendre auprès des paysans?

Mais non! Les premiers qui sont partis ont beaucoup souffert : les genoux sur la terre gelée… c’était pitoyable. Moi, j’ai même enseigné la musique pendant la Révolution culturelle!

Vous gardez donc un bon souvenir de cette époque?

Comment dire… Ceux qui étaient instruits étaient mieux traités. Parfois, d’autres femmes me demandaient si je savais lire; elles ne savaient pas que j’avais fréquenté l’université. J’ai tout de même appris certaines choses des paysans : trier les feuilles de thé, nourrir les canards, et quelques techniques agricoles.

Où était votre mari pendant la Révolution culturelle?

Nous étions ensemble.

Vous avez eu des enfants?

Avant la Révolution culturelle, nous avons eu deux garçons. L’aîné s’est noyé dans une piscine à l’âge de 7 ans, en 1966. Le second travaille aujourd’hui à la Banque de commerce de Chine. Après la Révolution culturelle sont nées deux filles; la première est en publicité et l’autre s’apprête à ouvrir une entreprise. Elle a fait son MBA (Master in Business Administration) en Malaysia.

Aucun en arts. Ils tiennent de leur grand-père, tous dans les affaires! Vous avez des petits-enfants?

Une petite-fille d’un an.

Habitiez-vous cet appartement quand vos enfants étaient avec vous?

Oui, nous étions cinq dans deux pièces. J’ai une autre pièce au premier étage, où se trouve mon piano.

Parlez-moi de l’orchestre de jeunes que vous dirigez.

Il a été fondé en 1974; en 1994, à ma retraite, je l’ai repris et lui ai donné le nom de « Ai yue » (Amis de la musique). Ces jeunes apprennent tous la musique indépendamment de l’orchestre, mais pour eux, pratiquer tout seul chaque jour est ennuyeux. Comme ils souffrent de solitude, ils apprécient beaucoup l’occasion qu’ils ont de jouer ensemble; cela les encourage, les motive. Trois heures d’exercice un après-midi par semaine passent très vite. Pendant les vacances de la fête du Printemps, nous pratiquons trois fois par semaine.

Combien de fois par année vous produisez-vous en concert?

Le concert du Nouvel An à la Bibliothèque nationale est un concert régulier. Le reste varie, entre douze et vingt-cinq fois.

J’ai remarqué, lors du dernier concert, que le niveau des musiciens n’est pas le même. Pourquoi?

Parmi les membres de mon orchestre, il y a des enfants du primaire et des universitaires. Certains qui travaillent, même. On ne peut les obliger à rester. Ils changent souvent; souvent, dès qu’ils s’améliorent, ils quittent. L’ennui, c’est d’avoir des musiciens débutants et expérimentés ensemble.

Quelles sont les qualités principales d’un chef d’orchestre?

Un bon chef d’orchestre n’est pas obligé de savoir jouer de tous les instruments, mais plus il en maîtrise, mieux c’est. Ce qui est indispensable est d’avoir de l’oreille. Et du charisme, pour se faire obéir et intéresser les jeunes.

Les parents prétendent-ils que leurs enfants fassent une carrière de la musique?

Non. La plupart voient l’orchestre comme un passe-temps.

Qu’est-ce que la musique apporte aux jeunes?

Une certaine qualité culturelle. La musique est un art et une science. Une science basée sur les mathématiques. Quand je vois un musicien qui ne sait pas respecter la mesure ou qui saute les silences comme s’ils n’avaient pas de valeur en soi, je lui dis qu’il ne doit pas être très fort en mathématiques.

En musique, tout est question de chiffres : le nombre de temps par mesure, les divers mouvements… Et ce n’est pas facile, le piano surtout! Il faut lire et exécuter en même temps, à deux mains et à dix doigts, en coordonnant tout cela.

Les jeunes Chinois comprennent-ils bien la musique occidentale?

Je dirais qu’ils la ressentent autant que la musique chinoise. Malheureusement, la Chine n’a pas beaucoup de très bonnes compositions. Nous sommes donc obligés d’emprunter aux répertoires étrangers.

J’ai commencé à apprendre le piano à 5 ans et plus tard, on disait que c’était trop jeune. Qu’en pensez-vous?

Il ne faut pas commencer trop jeune. Il y a des parents qui m’amènent leur enfant de trois ans et demi; je leur dis : « Attendez encore un an. » À 3 ans, les mains ne sont pas encore formées. Par ailleurs, si l’on commence à l’âge adulte, les muscles sont raides et l’on a de la difficulté pour ce qui est de la vitesse. Mais il y a un avantage : on comprend mieux et l’on fait de plus grands pas. Certains font huit degrés en deux ans.

Outre la musique, qu’est-ce qui remplit votre vie?

Il ne reste pas beaucoup de temps pour autre chose. J’aime bien regarder des téléfeuilletons. Autrefois, le cinéma m’attirait aussi. Et la danse, mais je n’en ai plus le temps.

Je lis aussi. Et je pratique le qigong.

Vous avez voyagé à l’étranger?

Je suis allée en Suède en 1990 pour le perfectionnement des musiciens; en Australie en 1998, pour le concours de piano; et en Russie en 2002 à l’occasion du concours Tchaïkovski. Tous mes voyages sont liés à la musique, au travail.

Vous connaissez une langue étrangère?

Je viens de commencer à étudier l’anglais. Deux cours d’une heure et demie par semaine au YMCA. Les professeurs sont un couple étatsunien.

Vous êtes encore bien plus active que je ne le pensais! Allez-vous au concert parfois?

Faute de temps, je vais presque seulement aux concerts de mes étudiants qui m’envoient des invitations.

Comment votre mari passe-t-il sa retraite?

Mon mari jouait du xylophone. Maintenant, il accorde des pianos et découvre l’ordinateur.

Comment vous sentez-vous dans la société actuelle?

Devant les changements rapides en Chine, je crois que je suis dépassée. Je n’arrive pas à suivre. Je mène une vie plutôt fermée. Je ne connais pas la musique des jeunes étrangers; celle des jeunes chinois, un peu. Il y a trop de choses; on ne peut tout absorber. Quand j’ai fondé l’orchestre, j’ai passé plusieurs années à essayer de suivre le courant, mais  l’écart se creusait de plus en plus.

Tentez-vous de créer une relève?

Je dis souvent à mes élèves : « Quand je ne pourrai plus vous guider, j’espère que vous continuerez. »

Quel est votre souhait face à la musique et aux jeunes?

De récupérer les musiciens. À l’étranger, il y a des orchestres composés d’ingénieurs, de médecins, etc. La musique est pour eux quelque chose en plus. Importante, mais pas unique. En Chine, on commence à se spécialiser dès l’école primaire. Si, plus tard, on travaille dans une industrie ou qu’on adopte une profession autre que la musique, alors tout est fini.