JUILLET 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Le déclin des anciens hommes

d’affaires du Shanxi

HUO JIANYING

Tout apogée connaît la décadence, assure la sagesse populaire; la puissance et la richesse des hommes d’affaires du Shanxi n’échappèrent pas à la règle.

En 1914, l’ancienne rue financière, autrefois extrêmement animée, semblait une rue sinistrée; la porte de fer des bureaux de change était fermée à clef, y compris le renommé bureau de change Ri Sheng Chang Ji.  C'était il y a 90 ans; dans l’ensemble du pays, il y avait alors une centaine de succursales de ce bureau de change. Or, cette année-là, son patron fut arrêté et conduit sous escorte jusqu’à Beijing. 

Le déclin du bureau de change Ri Sheng Chang Ji a généré un effet domino, et la plupart des autres bureaux ne firent pas exception.  La ville de Pingyao, voire même ses environs, n’était alors plus une ville grouillante d’activité.  Partout, le peuple croupissait dans la misère. 

En 1921, Lei Dongyang, descendant du patron Lei Lütai, fondateur du bureau de change Ri Sheng Chang Ji, était réduit à la mendicité; il mourut dans la rue.  Durant une centaine d'années, le déclin fut le sort commun des descendants des anciens hommes d’affaires du Shanxi

Le réformiste Li Hongling

En 1868, Li Hongling (1847-1918) travaillait au bureau de change Yu Feng Hou.  Devenu finalement directeur des succursales de Beijing, Shanghai et Hankou, il démontrait un talent extraordinaire et son expérience était inestimable.  Dans ce contexte, sa prévoyance hors du commun lui permettait de faire preuve de souplesse concernant la plus-value des actifs de ses succursales.  Ses collègues admiraient donc beaucoup son impassibilité devant le danger.

Au début du XXe siècle,  les bureaux de change de la province du Shanxi furent confrontés à  deux grands défis: l’essor des banques privées du Sud et la pression exercée par la pénétration des capitaux de banques étrangères.  Li Hongling estima alors qu’en raison de la pénurie en capitaux, de l’administration décentralisée et du roulement déraisonnable des fonds, les bureaux de change de Pingyao n’étaient pas en mesure d’affronter ces deux types de défis.  Le seul mode de réforme consistait alors à former le plus vite possible des gestionnaires d'un type nouveau et à bien organiser les bureaux de change décentralisés du Shanxi en concentrant des fonds importants en quelques endroits.

En 1904, M. Li écrivit à son administration générale pour demander de former des jeunes ayant des connaissances professionnelles et en langues étrangères pour traiter à armes égales avec forte partie et pour exploiter le marché financier. Pour braver les tempêtes et découvrir le monde, M. Li tenta de mobiliser également les riches qui vivaient dans l’isolement.  Il écrivit : « La situation actuelle change de jour en jour.  Des intellectuels et des fonctionnaires ont envoyé des jeunes étudier à l’étranger, mais les hommes d’affaires ont laissé passer cette bonne occasion. À mon avis, Beijing, Tianjin, Shanghai et Hankou sont des métropoles.  Il y a des moyens de transport commodes pour se rendre dans ces villes.  En pesant le pour et le contre, il vaudrait mieux que vous fassiez tout votre possible pour élargir vos horizons et accroître vos champs de connaissances. » Il imprima aussi des cartes postales illustrées qu'il envoya à des riches de Pingyao pour les inviter à le visiter.

Historiquement, en dépit des luttes qui sévissaient dans d’autres provinces, les ancêtres des habitants de la province du Shanxi avaient franchi la passe Xikou qui relie le Nord-Ouest à la grande steppe de Mongolie intérieure pour aller développer les marchés et leur savoir-faire.  Ce passé est l’une des raisons pour lesquelles les riches de Pingyao firent la sourde oreille aux conseils de Li Hongling. 

À l’automne 1904, le gouvernement de la dynastie des Qing (1644-1911) décida d’ouvrir une banque relevant du ministère des Finances de l’État.  Ainsi, le ministre réunit les directeurs des bureaux de change du Shanxi et les responsables des succursales de Beijing pour les inviter à devenir actionnaires et à participer à l’organisation de la banque.  Dans ce cadre, M.  Li estima sans hésitation que l’ouverture de la banque impériale était un courant irrésistible; il adopta alors une attitude positive, en espérant que tous les directeurs puissent saisir cette occasion et contrôler cette banque impériale.  En dépit de ses avertissements, les directeurs des bureaux de change du Shanxi continuèrent de faire la sourde oreille. Tout en respectant la décision des bureaux de change généraux, ils refusèrent non seulement leur aide, mais encore leur soutien économique.  Sur le plan théorique, leur conservatisme gâcha leur avenir.     

De 1904 à 1914, des gens clairvoyants, représentés par Li Hongling, proposèrent à trois reprises d'organiser une banque de commerce moderne; leurs conseils furent toutefois refusés par les patrons qui se disputaient le pouvoir et les avantages.   

En 1908, le gouvernement de la dynastie des Qing instaura les « Règlements bancaires ».  Ces règlements portèrent sans aucun doute un rude coup aux bureaux de change de Pingyao.

Le règlement relatif à la vérification des capitaux d’inscription fit en sorte que les bureaux de change décentralisés perdirent leur droit de faire des affaires; leurs capitaux étaient en effet trop limités (peu de fonds d’accumulation publique).  N’appliquant pas le système de crédit sur hypothèque, ces bureaux de change décentralisés ne purent résister à tous ces changements soudains.

En tant que dirigeant du syndicat des bureaux de change Hui Tong Tian Xia, M.  Li réunit tous les responsables de succursales de Beijing pour discuter des contre-mesures à adopter.

Regardant les choses en face, il s’efforça de persuader les responsables et les riches d’appliquer la réforme en pratiquant le système de responsabilité anonyme.  Cet homme parfaitement désintéressé écrivit : « Pour tenir compte de la situation d’ensemble, je ne songe pas à ma propre sécurité, même si j'ai plus de 60 ans.  Je vous suis très reconnaissant de m'apprécier et de me respecter.  Ayant longtemps travaillé dans un bureau de change, je me sens obligé de vous transmettre tout ce que je sais. »   Cependant, ses efforts ne rencontrèrent que mépris du patron.  Ce dernier le condamna en ces termes : « La réforme bancaire est tout à fait l’ambition de Li Hongling. Nous ne discuterons plus de ce type d'opinions; nous les laisserons dormir dans les cartons.  »

En 1912,  Li Hongling fut congédié. Pour faire vivre sa famille, il ouvrit alors une petite boutique à Pingyao, sa ville natale.

Sous les pressions psychologiques et de vie, M. Li tomba malade.  Il lui arrivait même de cracher du sang quand il se mettait en colère.  En 1917, dans ses derniers jours, il publia deux livres de sa plume intitulés « Le succès et l’échec des bureaux de change du Shanxi » et « Bon conseil aux passagers d’un même bateau ».   Il espérait que les générations futures puissent tirer des leçons de l’échec décrit dans ces deux ouvrages et fassent une nette distinction entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.

Un destin inexorable en temps trouble

Les bureaux de change de la province du Shanxi sont le résultat d’une société de petite économie paysanne.  Sans aucun doute, ils souffraient d’une insuffisance intrinsèque et des limitations de la conception féodale.  En moins de cent ans, les bureaux de change de la province du Shanxi connurent toutes les tribulations de la fortune.

Au milieu du XIXe siècle, la dynastie des Qing était assaillie de difficultés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.  Les troubles se succédaient dans tout le pays.

À maintes reprises, les invasions des grandes puissances occidentales donnèrent lieu à des guerres.   Des villes et des ports commerciaux en devinrent la cible.  Le réseau financier et la route commerciale du bureau de change Hui Tong Tian Xia furent sabotés par la guerre.  Beijing fut capturée par les forces des Huit puissances étrangères coalisées.  Les bureaux de change et les grandes boutiques furent pillés et leurs comptes furent endommagés sans vergogne.

En plus de l’invasion étrangère, des troubles intérieurs, c’est-à-dire des soulèvements paysans, dont celui du Royaume céleste de la paix, établi par les Taiping dans la Chine méridionale de 1851 à 1864, répandirent les feux de la guerre pendant une dizaine d’années.  Dans ce contexte, tous les métiers vivaient dans le marasme et le peuple croupissait dans la misère.  Les bureaux de change de la province du Shanxi n’avaient de cesse de donner l’ordre à leurs succursales d’effectuer un repli en commun.  À la 4e année de règne de l’empereur Xianfeng des Qing, alors que l’armée Taiping s’approchait de la ville de Guangzhou, le patron du bureau de change Ri Sheng Chang Ji écrivit à sa succursale de Guangzhou: « Vous devez absolument rentrer à Pingyao le plus rapidement possible et cesser de vous atermoyer.  »

La Chine vécut sous un régime féodal pendant 3 000 ans.  Dans son histoire, le changement de dynastie constitua la force motrice de son développement social.  Sous la dynastie des Qing, les hommes d’affaires chinois n’étaient toujours pas protégés par la loi.  La cour impériale et certaines autorités locales usaient souvent de chantage à leur égard.  Pour rechercher la protection du gouvernement, les hommes d’affaires étaient obligés de chercher des appuis.  Dans ce cadre, ils commencèrent à effectuer des tractations sordides (en matière politique, financière et de principe), en collusion avec des autorités locales et la cour impériale.

Certains riches hommes d’affaires de Pingyao non seulement construisirent des maisons de luxe et achetèrent des terres dans leur village natal, mais encore soudoyèrent des fonctionnaires et formèrent leurs complices.

Ainsi, Li Xianshi, patron du bureau de change Ri Sheng Chang Ji, acheta pour lui-même un titre de préfet, ainsi que d’autres fonctions publiques pour son père, ses frères et ses cousins. Tous ces titres de fonctionnaire lui apportèrent non seulement des privilèges et des avantages, mais il se passa en quelque sorte la corde au cou.

En 1900, les forces des Huit puissances étrangères coalisées occupèrent Beijing. Guangxu, l’empereur des Qing, et l’impératrice douairière Cixi s’enfuirent dans la province du Shanxi.  Comme ils étaient descendus au district de Qixian, le patron du bureau de change de ce district les traita somptueusement.  Il s’efforça de trouver la somme nécessaire à ces deux personnages distingués.  Pour payer de retour la gentillesse de ce patron, l’empereur Guangxu lui donna la permission de bénéficier des privilèges du change avec les autorités locales. 

Les hommes proposent et Dieu dispose.  Les hommes d’affaires honnêtes de la province du Shanxi traitaient les gens avec sincérité.  En s’appuyant sur leur prestige, ils jouissaient d’une grande réputation, mais dans cette situation instable, leurs prêts sans gage leur firent aussi subir de grandes pertes.  Celles-ci incluaient aussi des impôts servant à secourir des sinistrés et à payer une grosse indemnité.  Selon les estimations, leurs impôts représentaient plus de 30 % du total des impôts du pays.

La Révolution de 1911 renversa finalement la dynastie des Qing.  Cet événement sonna aussi la fin des hommes d’affaires du Shanxi.  On espérait alors que le nouveau dominateur puisse apporter paix durable et tranquillité au peuple, mais les seigneurs de guerre se jetèrent dans la mêlée et le pays tout entier ne fut que chaos pendant une dizaine d’années.  Tout comme des étoiles filantes, les hommes d’affaires de la province du Shanxi et la dynastie des Qing purent difficilement éviter le sort commun : l’extinction.