Le
déclin des anciens hommes
d’affaires
du
Shanxi
HUO JIANYING

Tout
apogée connaît la décadence, assure la sagesse populaire; la puissance
et la richesse des hommes d’affaires du Shanxi n’échappèrent pas
à la règle.
En 1914, l’ancienne rue financière,
autrefois extrêmement animée, semblait une rue sinistrée; la porte
de fer des bureaux de change était fermée à clef, y compris le
renommé bureau de change Ri Sheng Chang Ji.
C'était il y a 90 ans; dans l’ensemble du pays, il y avait alors
une centaine de succursales de ce bureau de change.
Or, cette année-là, son patron fut arrêté et conduit sous escorte
jusqu’à Beijing.
Le déclin du bureau de change Ri
Sheng Chang Ji a généré un effet
domino, et la plupart des autres bureaux ne firent pas exception.
La ville de Pingyao, voire même ses environs, n’était alors plus
une ville grouillante d’activité. Partout, le peuple croupissait
dans la misère.
En 1921, Lei Dongyang, descendant
du patron Lei Lütai, fondateur du bureau de change Ri Sheng
Chang Ji, était réduit à la mendicité;
il mourut dans la rue. Durant une centaine d'années,
le déclin fut le sort commun des descendants des
anciens hommes d’affaires du
Shanxi
Le réformiste Li Hongling
En 1868, Li Hongling (1847-1918) travaillait au
bureau de change Yu Feng Hou. Devenu finalement directeur
des succursales de Beijing, Shanghai et Hankou, il démontrait
un talent extraordinaire et son expérience était inestimable.
Dans ce contexte, sa prévoyance hors du commun lui permettait
de faire preuve de souplesse concernant la plus-value des actifs
de ses succursales. Ses collègues admiraient donc beaucoup son
impassibilité devant le danger.
Au début du XXe siècle, les bureaux
de change de la province du Shanxi furent confrontés à deux grands
défis: l’essor des banques privées du Sud et la pression exercée
par la pénétration des capitaux de banques étrangères. Li Hongling
estima alors qu’en raison de la pénurie en capitaux, de l’administration
décentralisée et du roulement déraisonnable des fonds, les bureaux
de change de Pingyao n’étaient pas en mesure d’affronter ces deux
types de défis. Le seul mode de réforme consistait alors à former
le plus vite possible des gestionnaires d'un type nouveau et à
bien organiser les bureaux de change décentralisés du Shanxi en
concentrant des fonds importants en quelques endroits.
En 1904, M. Li écrivit à son administration générale
pour demander de former des jeunes ayant des connaissances professionnelles
et en langues étrangères pour traiter à armes égales avec forte
partie et pour exploiter le marché financier. Pour braver les
tempêtes et découvrir le monde, M. Li tenta de mobiliser également
les riches qui vivaient dans l’isolement. Il écrivit : « La
situation actuelle change de jour en jour. Des intellectuels
et des fonctionnaires ont envoyé des jeunes étudier à l’étranger,
mais les hommes d’affaires ont laissé passer cette bonne occasion.
À mon avis, Beijing, Tianjin, Shanghai et Hankou sont des métropoles.
Il y a des moyens de transport commodes pour se rendre dans ces
villes. En pesant le pour et le contre, il vaudrait mieux que
vous fassiez tout votre possible pour élargir vos horizons et
accroître vos champs de connaissances. » Il imprima aussi des
cartes postales illustrées qu'il envoya à des riches de Pingyao
pour les inviter à le visiter.
Historiquement, en dépit des luttes qui sévissaient
dans d’autres provinces, les ancêtres des habitants de la province
du Shanxi avaient franchi la passe Xikou qui relie le Nord-Ouest
à la grande steppe de Mongolie intérieure pour aller développer
les marchés et leur savoir-faire. Ce passé est l’une des raisons
pour lesquelles les riches de Pingyao firent la sourde oreille
aux conseils de Li Hongling.
À l’automne
1904, le gouvernement de la dynastie des Qing (1644-1911) décida
d’ouvrir une banque relevant du ministère des Finances de l’État.
Ainsi, le ministre réunit les directeurs des bureaux de change
du Shanxi et les responsables des succursales de Beijing pour
les inviter à devenir actionnaires et à participer à l’organisation
de la banque. Dans ce cadre, M. Li estima sans hésitation que
l’ouverture de la banque impériale était un courant irrésistible;
il adopta alors une attitude positive, en espérant que tous les
directeurs puissent saisir cette occasion et contrôler cette banque
impériale. En dépit de ses avertissements, les directeurs des
bureaux de change du Shanxi continuèrent de faire la sourde oreille.
Tout en respectant la décision des bureaux de change généraux,
ils refusèrent non seulement leur aide, mais encore leur soutien
économique. Sur le plan théorique, leur conservatisme gâcha leur
avenir.
De 1904 à 1914, des gens clairvoyants, représentés
par Li Hongling, proposèrent à trois reprises d'organiser une
banque de commerce moderne; leurs conseils furent toutefois refusés
par les patrons qui se disputaient le pouvoir et les avantages.
En 1908, le gouvernement de la dynastie des Qing
instaura les « Règlements bancaires ». Ces règlements
portèrent sans aucun doute un rude coup aux bureaux de change
de Pingyao.
Le règlement relatif à la vérification
des capitaux d’inscription fit
en sorte que les bureaux de change décentralisés
perdirent leur droit de faire des affaires; leurs capitaux étaient
en effet trop limités (peu de fonds d’accumulation publique).
N’appliquant pas le système de crédit sur hypothèque, ces bureaux
de change décentralisés ne purent résister à tous ces changements
soudains.
En tant que dirigeant du syndicat
des bureaux de change Hui
Tong Tian Xia, M. Li réunit tous les responsables
de succursales de Beijing pour discuter des contre-mesures à adopter.
Regardant les choses en face, il s’efforça de persuader
les responsables et les riches d’appliquer la réforme en pratiquant
le système de responsabilité anonyme. Cet homme parfaitement
désintéressé écrivit : « Pour tenir compte de la situation
d’ensemble, je ne songe pas à ma propre sécurité, même si j'ai
plus de 60 ans. Je vous suis très reconnaissant de m'apprécier
et de me respecter. Ayant longtemps travaillé dans un bureau
de change, je me sens obligé de vous transmettre tout ce que je
sais. » Cependant, ses efforts ne rencontrèrent que mépris
du patron. Ce dernier le condamna en ces termes : « La
réforme bancaire est tout à fait l’ambition de Li Hongling. Nous
ne discuterons plus de ce type d'opinions; nous les laisserons
dormir dans les cartons. »
En 1912, Li Hongling fut congédié. Pour faire vivre
sa famille, il ouvrit alors une petite boutique à Pingyao, sa
ville natale.
Sous les pressions psychologiques
et de vie, M. Li tomba malade. Il lui
arrivait même de cracher du sang quand il se mettait en colère.
En 1917, dans ses derniers jours, il publia deux livres de sa
plume intitulés « Le succès et l’échec des bureaux de change
du Shanxi » et « Bon conseil aux passagers d’un même
bateau ». Il espérait que les générations futures puissent
tirer des leçons de l’échec décrit dans ces deux ouvrages et fassent
une nette distinction entre ce qui est juste et ce qui ne l’est
pas.
Un destin inexorable en temps trouble
Les bureaux de change de la province du Shanxi sont
le résultat d’une société de petite économie paysanne. Sans aucun
doute, ils souffraient d’une insuffisance intrinsèque et des limitations
de la conception féodale. En moins de cent ans, les bureaux de
change de la province du Shanxi connurent toutes les tribulations
de la fortune.
Au milieu du XIXe
siècle, la dynastie des Qing était assaillie de difficultés,
tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les troubles se succédaient
dans tout le pays.
À maintes reprises, les invasions des grandes puissances
occidentales donnèrent lieu à des guerres. Des villes et des
ports commerciaux en devinrent la cible. Le réseau financier
et la route commerciale du bureau de change Hui Tong Tian Xia
furent sabotés par la guerre. Beijing fut capturée par les forces
des Huit puissances étrangères coalisées. Les bureaux de change
et les grandes boutiques furent pillés et leurs comptes furent
endommagés sans vergogne.
En plus de l’invasion étrangère, des troubles intérieurs,
c’est-à-dire des soulèvements paysans, dont celui du Royaume céleste
de la paix, établi par les Taiping dans la Chine méridionale de
1851 à 1864, répandirent les feux de la guerre pendant une dizaine
d’années. Dans ce contexte, tous les métiers vivaient dans le
marasme et le peuple croupissait dans la misère. Les bureaux
de change de la province du Shanxi n’avaient de cesse de donner
l’ordre à leurs succursales d’effectuer un repli en commun. À
la 4e année de règne de l’empereur Xianfeng des Qing,
alors que l’armée Taiping s’approchait de la ville de Guangzhou,
le patron du bureau de change Ri Sheng Chang
Ji écrivit à sa succursale de Guangzhou: « Vous
devez absolument rentrer à Pingyao le plus rapidement possible
et cesser de vous atermoyer. »
La Chine vécut sous un régime féodal pendant 3 000
ans. Dans son histoire, le changement de dynastie constitua la
force motrice de son développement social. Sous la dynastie des
Qing, les hommes d’affaires chinois n’étaient toujours pas protégés
par la loi. La cour impériale et certaines autorités locales
usaient souvent de chantage à leur égard. Pour rechercher la
protection du gouvernement, les hommes d’affaires étaient obligés
de chercher des appuis. Dans ce cadre, ils commencèrent à effectuer
des tractations sordides (en matière politique, financière et
de principe), en collusion avec des autorités locales et la cour
impériale.
Certains riches hommes d’affaires de Pingyao non
seulement construisirent des maisons de luxe et achetèrent des
terres dans leur village natal, mais encore soudoyèrent des fonctionnaires
et formèrent leurs complices.
Ainsi, Li Xianshi, patron du bureau de change
Ri Sheng Chang Ji, acheta pour lui-même un titre de préfet,
ainsi que d’autres fonctions publiques pour son père, ses frères
et ses cousins. Tous ces titres de fonctionnaire lui apportèrent
non seulement des privilèges et des avantages, mais il se passa
en quelque sorte la corde au cou.
En 1900, les forces des Huit puissances étrangères
coalisées occupèrent Beijing. Guangxu, l’empereur des Qing, et
l’impératrice douairière Cixi s’enfuirent dans la province du
Shanxi. Comme ils étaient descendus au district de Qixian, le
patron du bureau de change de ce district les traita somptueusement.
Il s’efforça de trouver la somme nécessaire à ces deux personnages
distingués. Pour payer de retour la gentillesse de ce patron,
l’empereur Guangxu lui donna la permission de bénéficier des privilèges
du change avec les autorités locales.
Les hommes proposent et Dieu dispose. Les hommes
d’affaires honnêtes de la province du Shanxi traitaient les gens
avec sincérité. En s’appuyant sur leur prestige, ils jouissaient
d’une grande réputation, mais dans cette situation instable, leurs
prêts sans gage leur firent aussi subir de grandes pertes. Celles-ci
incluaient aussi des impôts servant à secourir des sinistrés et
à payer une grosse indemnité. Selon les estimations, leurs impôts
représentaient plus de 30 % du total des impôts du pays.
La Révolution de 1911 renversa finalement
la dynastie des Qing. Cet événement sonna aussi la fin des hommes
d’affaires du Shanxi. On espérait alors que le nouveau dominateur
puisse apporter paix durable et tranquillité au peuple, mais les
seigneurs de guerre se jetèrent dans la mêlée et le pays tout
entier ne fut que chaos pendant une dizaine d’années. Tout comme
des étoiles filantes, les hommes d’affaires de la province du
Shanxi et la dynastie des Qing purent difficilement éviter le
sort commun : l’extinction.