JUILLET 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Gouverner autrement

CHEN JING

Les participants au colloque de Shaoxing.

Des intellectuels chinois de renom se font l'écho de leur partenaire, la Fondation pour le Progrès de l’Homme (FPH), en se préoccupant de l’avenir des pays en voie de développement, et par là de celui de tous les humains, notamment par une réflexion sur la notion de gouvernance.

Vous vous souvenez sans doute de la participation populaire à la dernière édition du Forum social mondial (FSM), qui s'est tenue à Mumbai. Pour étendre davantage leur influence, les fidèles de Porto Alegre se sont déplacés en Asie. Y étaient aussi présents des Chinois, engagés depuis un certain temps dans le mouvement altermondialiste et introduits à ce mouvement  par des ONG, notamment par la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Le directeur général de cette Fondation, M. Pierre Calame, publiera prochainement en Chine son livre La démocratie en miettes. Dans le cadre de cette publication, M. Gao Linghan, qui a réalisé la traduction en chinois du livre, et une vingtaine d'experts célèbres, se sont réunis, en avril dernier, à Shaoxing du Zhejiang. Quelques-uns d'entre eux étaient aussi allés au FSM à Mumbai, en janvier. Le colloque à Shaoxing s’intitulait La gouvernance dans les pays en voie de développement, et visait à formuler des propositions pour parfaire la version chinoise du livre. Cette initiative a été réalisée grâce à la FPH et au Centre Yanjing, présidé par M. Chen Jiaying de la faculté de philosophie de l’Université Huadong à Shanghai. 

L’introduction dans cette brillante assemblée du nouveau concept de « gouvernance », notion centrale du livre de Calame, se veut un phénomène dans l’évolution des pensées en ce domaine dans notre pays.  Ces « têtes pensantes », pour la plupart philosophes et professeurs d’université, ainsi que chercheurs d’instituts nationaux, se soucient de bonne foi de l’avenir de notre grand empire. Bien que ces gens ne représentent qu'une infime minorité, l’existence du groupe laisse certainement entrevoir de futurs changements de stratégies au pays. À la session annuelle de l’Assemblée populaire nationale de cette année, le premier ministre Wen Jiabao a d’ailleurs prôné une « vision rationnelle du développement », en rejetant l’obéissance aveugle à la croissance du PNB. 

Sortir du dilemme

Selon l’œuvre de Calame, la démocratie est en crise et fait appel à une « révolution de la gouvernance ». Cette crise est « très voisine, même racine des modes de développement » actuels, considérés comme intouchables. Ainsi, les contradictions du monde sont d’autant plus criantes que les acteurs d’avant-scène continuent de mener des politiques aggravantes.  Les participants ont jugé cette vision « clairvoyante », du fait que, consciente de la déficience croissante du système, elle tend à y mettre un frein.  D’où l’urgence d’un réagencement radical pour le XXIe siècle.  Tout comme le travail du maçon à qui l’on a confié la tâche de « réparer à la marge l’édifice de l’administration », et qui s’aperçoit que « les fondements de la maison sont à refaire ».

Ce genre d’initiative a besoin de la solidarité internationale : les modalités centrales de la gouvernance ne pourront naître que de la multiplication des échanges d’expériences, sur laquelle M. Calame insiste beaucoup. Pendant vingt ans fonctionnaire de l’État français, il croyait l’expérience française très particulière. Toutefois, en partageant ses idées avec ses homologues étrangers, M Calame exprime maintenant que cette expérience « s’est révélée se retrouver dans tous les pays ». Bien sûr, les pays en développement doivent, dans cette coopération mondiale, avoir une représentation proportionnelle, apporter leurs contributions et en bénéficier. 

Et en Chine ?

Vingt ans de réforme et d’ouverture ont produit le miracle chinois. Cette population laborieuse n’épargne aucun effort pour réédifier sa chère patrie, et par là, faire s’épanouir ses membres. Pourtant, cette population est maintenant confrontée à bien des problèmes sociaux et écologiques, ainsi qu’à la conscience qu’elle n’est pas la seule sur cette Planète. L’économie s’y développe à pleine vapeur, mais il est temps de réfléchir sur le « développement social et humain ». La frénétique course en avant, l’insatiable désir de rattraper le club des riches risquent d’aveugler. Cette attitude risque d’être désastreuse pour le long terme. 

Les participants aux rencontres ont été d’avis que les propositions du livre de Calame peuvent être des solutions parmi d’autres. Comme la participation de la société civile à la prise de décisions, et par là, la prise en compte des divergences pour arriver à un relatif consensus, satisfaisant pour chacun et apte à s’adapter à toutes les contraintes, environnementales par exemple. Ou encore la subsidiarité active, une façon cohérente de gérer les relations verticales, du local au global, en mesure de mieux faire s’articuler les niveaux. On avance néanmoins que des économistes de la Banque mondiale ont félicité l’exceptionnelle capacité de gouvernance de la Chine, au point qu’elle sert d’exemple pour les pays du tiers-monde. 

Utopique ou réaliste?

Reste à parvenir à appliquer de telles propositions.  Sans la pratique, les théories sont beaucoup moins utiles. Que les penseurs approfondissent davantage leur recherche et soient judicieux et éloquents dans leur discours ne peut suffire.  Dans le contexte où l'on se trouve, plus d’efforts d’information sont nécessaires pour que de tels propos soient entendus.  Étant donné que, depuis les Lumières, le rationnel a prévalu sur tout, la façon de convaincre les gens est une question centrale. L’applicabilité de ces nouveaux modes de pensées pourrait aussi paraître douteuse pour le public. Celui-ci ne risque-t-il pas de se demander si, face aux vieilles habitudes, l’ambition d'opérer des changements ne va pas reculer ? De même, bien qu’innovante, cette initiative provenant de l’Occident ne risque-t-elle pas d’imposer ses principes aux plus faibles?

En direct avec M. Calame sur le forum intitulé Qiangguo -redresser le pays- du site peopledaily.com (site du Quotidien du Peuple), certains Chinois ont exprimé leur appréhension envers la « gouvernance » : Serait-ce un concept qui n'aurait été inventé que pour dissimuler de nouveaux actes déraisonnables? Le directeur de la FPH répond que non : elle a pour vocation, tout en garantissant la paix, de faire prospérer toutes et tous, une tentative à l’encontre de la logique de puissance qui, elle, ferait périr l’humanité.  D’autres internautes ont évoqué l’impossibilité d’y faire adhérer certains bureaucrates dont l’attention porte essentiellement sur leur promotion et l’augmentation de leurs émoluments. Pour pallier cette lacune, M. Calame recommande les nobles vertus que doit avoir un politicien.  Selon lui, les affirmations cyniques du genre « Les promesses politiques n’engagent que ceux qui y croient » ne peuvent que ruiner la démocratie. 

D’autres ont voulu savoir ce qui peut être fait actuellement en Chine en ce qui concerne la gouvernance. M. Calame affirme que trois impératifs s’imposent. D'abord, se débarrasser le plus tôt possible du modèle américain : par exemple, l’urbanisme ne peut pas compter seulement sur l’industrie automobile. Ensuite, se servir pleinement des ressources scientifiques, afin de créer un mode de production agricole plus en harmonie avec la nature. Finalement, renforcer les communications commerciales régionales, de façon à mieux satisfaire les besoins de la population. 

Grosso modo, ces propos ont valu à M. Calame l’approbation des internautes. La réaction des gens dans cet espace de débat public a révélé également les préoccupations et réflexions qui les habitent.

Autour d’une question tellement cruciale pour toute la planète et aussi globale, on réfléchit, discute, suggère.  Mettre en œuvre les propositions demande encore beaucoup d'efforts.  Mais les grandes vagues sont toujours précédées d'évolutions à tâtons.  Et il est surtout encourageant de voir que ces évolutions émergent en Chine. Citons l’Alliance pour un monde responsable que soutient la FPH : « Si nos sociétés continuent longtemps à vivre et à se développer de la manière dont elles le font, l’humanité s’autodétruira. Nous refusons cette perspective. » Aussi, nous devrons nous allier pour reconstruire « un monde responsable, pluriel et solidaire ».