Vous
avez déjà goûté de l’âne?
LISA
CARDUCCI
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« Je
souhaite que mes parents gagnent beaucoup d’argent. » |
C’est
par erreur que je suis entrée chez Lü Zhiguo, alors que je me
dirigeais vers un restaurant du Xinjiang. Mais Lü et son épouse,
Zhou Shuqin, m’ont invitée si chaleureusement à rester que j’ai
obéi. Et je ne l’ai pas regretté.
Zhou : Je vais vous préparer un petit pain à la viande d’âne. Vous
verrez, c’est excellent!
Lü : Et pas seulement au goût, mais pour la santé aussi. Une viande
sans gras, pour ceux qui craignent de prendre du poids!
Zhou : Vous voulez bien un bol de soupe avec ça?
Je
n’avais pas eu le temps de placer un mot que tout était déjà sur
la table. C’était en effet excellent.
Ces
petits pains ronds, on dirait des hamburgers.
Vous les préparez vous-mêmes?
Zhou : Oui, chaque matin nous en faisons pour la journée. Ils sont faits
de farine de blé blanche.
Je
ne savais pas qu’il y avait un marché de viande d’âne à Beijing.
Zhou : Ce n’est pas Beijing qui nous approvisionne. Toute la viande vient
de chez nous.
Et
chez vous, c’est…?
Lü : Nous sommes du Hebei. Si Beijing faisait partie d’une province, elle
se trouverait dans le Hebei, qui l’entoure entièrement. Nous venons
du village de Qianyu, qui relève de la ville du district de Hedian.
Regardez cette belle viande! (Lü
ouvre le congélateur).
Elle
arrive congelée?
Lü : Non. Elle nous parvient toute dépecée et cuite. Il ne nous reste
qu’à la réchauffer.
Zhou : Chaque jour, on nous en livre. Tous les deux ou trois jours,
nous allons en chercher une cinquantaine de kilos au dépôt, près
du terminus d’autobus interurbain.
Lü : Notre village se trouve à 160 km d’ici. En autobus, il
faut plus de trois heures; en voiture, deux heures et demie. Ce
n’est pas loin.
Comment
apprêtez-vous la viande?
Zhou : On la fait bouillir en gros morceaux, avec des assaisonnements. On
la tranche mince au moment de servir. Avec les petits morceaux,
on prépare la soupe. Vous voulez un autre bol?
Non,
merci. Mais je ne dirais pas non pour un second « sandwich ».
À
ce moment-là, il y avait une dizaine de clients dans le restaurant,
tous des hommes. Ils se sont mis à rire de voir l’étrangère manger
avec autant d’appétit.
Comment
vous est venue l’idée d’ouvrir un restaurant de viande d’âne uniquement?
Est-ce une spécialité de chez vous?
Lü : En effet. À Beijing, il y a une centaine de familles qui viennent
de notre village. Cinq ou six d’entre elles se sont lancées dans
ce type de restaurant, et les affaires vont bien. Alors, j’ai
essayé moi aussi, et ça marche!
En
quelle année avez-vous ouvert l’établissement?
Lü : Il y a moins d’un an. C’était juste après l’épidémie de SRAS. En
juillet 2003.
C’est
ce que vous faisiez dans votre patelin?
Lü : Pas du tout. J’ai fait 36 métiers, mais pas de restauration.
Vous savez, je suis né en 1959. J’ai grandi pendant une période
très difficile de l’histoire de notre pays.
Vous
aviez sept ans au début de la Révolution culturelle…
Oui. Un an avant ma naissance,
mon père a été étiqueté youpai
(droitiste). Notre famille en a beaucoup souffert. Pendant sept
ans, ma mère a dû mendier pour nourrir la famille!
Votre
père avait-il été arrêté?
Non, mais il était banni de
la société. Ce n’est qu’en 1977, après la Révolution culturelle,
qu’il a été réhabilité et a pu recommencer à travailler.
La
famille était nombreuse?
J’ai un frère aîné, deux sœurs
aînées et deux cadettes. Avec les parents, cela faisait huit personnes.
Vos
parents vivent toujours?
Mon père est décédé l’an dernier.
Ma mère a maintenant plus de 80 ans.
Parmi
les enfants, y en a-t-il qui ont fréquenté l’université?
D’abord, nous n’en avions pas
les moyens. Ensuite, nous les aurions eus, que cela aurait été
impossible! Mon grand frère, par exemple, on ne lui a pas permis
de passer l’examen d’admission.
À
cause de votre père, considéré « droitiste »?
Oui.
Parlez-moi
donc de vos 36 métiers…
J’ai toujours fait du petit
commerce, dès l’âge de 7 ans. J’achetais et revendais des choses.
Plus tard, des vaches, des chevaux et des mulets. Puis j’ai acheté
un camion pour livrer de la terre. En 1987, j’ai mis fin à tout
ça. Fini!
Je
vous arrête : dans les années 1960, 1970, le libre commerce
n’était pas encore permis en Chine, pourtant!
Je n’étais qu’un enfant. Dix
ans, quatorze ans; on ne s’occupait pas de moi, et je pouvais
faire vivre la famille.
Et
vous, Zhou Shuqin, de quel genre de famille êtes-vous issue?
Zhou : Moi aussi, je viens de la campagne, d’une famille agricole.
J’ai un grand frère et une grande sœur. Mes parents ne sont plus
là maintenant.
Vous
êtes tous deux du même village?
Non. À 2 km de distance.
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« Vous
en prendrez bien un deuxième? » |
Comment
vous êtes-vous connus?
On nous a présentés. Un intermédiaire.
À ce moment-là, j’avais 21 ans et Lü 24. Nous nous sommes mariés
deux ans plus tard.
À
ma deuxième visite, je voulais faire d’une pierre deux coups :
compléter mon entrevue et déguster cette viande découverte depuis peu. Mais la plaque sur laquelle on rôtit les petits pains avait
été frottée et luisait de propreté; l’immense marmite dans laquelle
on fait bouillir la viande était vide et fermée; le congélateur
était cadenassé. Zhou était déjà retournée dans sa famille, et
Lü s’apprêtait à partir le lendemain, car ce serait la fête du
Printemps (Nouvel An lunaire) six jours plus tard. Une fillette
de 13 ans m’ouvrit, et alla chercher son père qui se reposait
dans la chambre. L’enfant était Lü Yajuan, élève de 6e
année. Son père lui demanda de servir du thé à « la tante ».
Comme il faisait moins trois degrés Celsius ce jour-là, la fillette
réchauffait mon thé toutes les cinq minutes.
J’ignorais
que votre fille était à Beijing.
Lü : Elle est venue passer une dizaine de jours parce qu’elle est en vacances.
Nous allons rentrer ensemble pour la fête. L’an prochain, il se
peut que ma fille fréquente l’école secondaire ici.
Parle-moi
de ton école actuelle, Lü Yajuan.
Lü
Yajuan : Eh bien… nous sommes
43 élèves dans ma classe. Nous avons deux enseignantes, une dans
la vingtaine, l’autre dans la trentaine.
Tu
les aimes bien?
Oui, parce qu’elles sont très
dévouées et veulent notre bien.
Quelle
matière préfères-tu?
Les mathématiques.
Te
considères-tu une bonne élève?
Oui, pas mal.
Parles-tu
anglais?
Nous n’apprenons pas l’anglais
au primaire dans les écoles de campagne.
Que
voudrais-tu faire quand tu seras grande?
Je ne sais pas encore. J’ai
le temps d’y penser, c’est encore loin!
Que
fais-tu pendant tes loisirs?
J’aime regarder des dessins
animés. Et des émissions d’humour à la télé.
Tu
es fille unique?
Non, j’ai un frère de 19 ans,
Lü Leilei. Il vient de quitter l’école et apprend à conduire.
Ensuite il va chercher un poste de chauffeur. Comme nos parents
sont à Beijing, il habite avec notre grand-mère.
M’adressant
au père : Vous
êtes enregistré comme paysan, n’est-ce pas? Comme vous avez eu
un garçon comme premier enfant, le privilège du « second
essai » n’était pas pour vous. Je me trompe?
Lü : Ah! Dans les campagnes, cette politique est… plutôt souple. Tous
mes frères et sœurs ont plus d’un enfant. Certains en ont trois
ou quatre.
Quel
est ton souhait le plus cher, Lü Yajuan?
Que beaucoup de clients viennent
ici, et que mes parents réussissent! Ensuite, que je passe l’examen
d’entrée à l’université.
Je
devrais donc attendre son retour, après la fête des Lanternes,
pour me régaler et pour finaliser mon entrevue. Lors de notre
troisième rencontre, donc, j’ai posé les mêmes questions à Zhou
que j’avais posées à son mari en son absence. Il est intéressant
de comparer. Dans ce but, j’ai réuni les réponses de Lü, données
avant la fête, et celles de Zhou, trois semaines plus tard.
Combien
de clients par jour servez-vous jusqu’à maintenant?
Lü : Ce n’est pas toujours pareil. Quand il y en a beaucoup, je
dirais, 70, 80. Mais au minimum, 30 par jour.
Zhou : Certains jours, il ne vient presque personne. Alors, je lis
le journal, et regarde la télé. Derrière, c’est la campagne. La
viande d’âne est trop chère pour les paysans, plus que le bœuf,
le mouton ou le porc, parce que l’ânesse met bas un seul petit
par année et qu’il faut trois ans pour qu’il devienne adulte.
Nous sommes obligés de vendre cher; 4 à 6 yuans par personne,
c’est trop pour les paysans; ils cuisinent à la maison. De l’autre
côté, devant, ce sont des maisons neuves et la décoration est
terminée dans seulement la moitié d’entre elles; les autres sont
inhabitées. De plus, les propriétaires travaillent en ville et
ne mangent pas ici.
De
quel genre de personnes se compose votre clientèle?
Zhou : Surtout des patrons d’entreprises, des commerçants.
Ce
que vous gagnez vous satisfait?
Lü : Bien sûr! Je gagne de 2 000 à 3 000 yuans par mois!
C’est pas mal! (Le prix
d’un sandwich est 2,5 yuans; on en a quatre pour un euro!)
Zhou : En ville, ils sont cinq à servir dans un restaurant et n’ont pas
une minute pour s’asseoir! Ils gagnent 3 000 yuans par jour
une fois l’impôt déduit.
Et
la location?
Lü : C’est 1 200 yuans par mois. L’espace comprend le restaurant,
et deux pièces en arrière : une de travail, et une chambre.
Mais
vous travaillez plusieurs heures par jour, et à deux personnes.
Ma femme est venue m’aider quand
j’ai ouvert ce restaurant. Avant, elle ne travaillait pas; elle
restait à la maison. En été, j’ouvre à 6 h 30, mais
en hiver, à 8 h. Nous fermons à 23 h. Cependant, parfois,
des clients fument et boivent jusqu’à 2 h du matin. Alors, je
ne peux pas aller me reposer.
Est-ce
par hasard que vous avez ouvert votre établissement dans cet arrondissement,
bien loin du centre-ville?
Lü : Non, c’est en fonction de l’avenir. En 2007, le métro arrivera
jusqu’ici. Nous sommes près de l’aéroport, et la zone se développe
rapidement. On construit beaucoup. L’argent est dans les parages.
Zhou : Il faut voir le prix des loyers en ville… Inabordable!
Si
les choses continuent de bien aller, s’améliorent même – je vous
le souhaite – quels seront vos projets?
Lü : Je voudrais agrandir, ici, en avant, pour ajouter des tables.
Et en arrière, je ferais un grand jardin, une terrasse. Aussi,
nous servirons d’autres mets. Actuellement, nous n’avons pas de
légumes, ni aucun plat sauté. Nous devrions commencer au cours
de l’année.
Zhou
Shuqin, vous n’avez jamais pensé à offrir d’autres plats, des
légumes sautés par exemple?
Les clients qui viennent ici
veulent manger de l’âne; c’est pour cela qu’ils viennent. Mais
l’été, peut-être nous aurons quelques plats froids comme des arachides
frites, des concombres filamentés. Prendriez-vous un autre bol
de soupe?
Au moment d'aller sous
presse, l'établissement de Lü et Zhou, vandalisé pour la seconde
fois par le restaurateur voisin, a finalement décroché son enseigne.