JUIN 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Vous avez déjà goûté de l’âne?

LISA CARDUCCI

« Je souhaite que mes parents gagnent beaucoup d’argent. »

C’est par erreur que je suis entrée chez Lü Zhiguo, alors que je me dirigeais vers un restaurant du Xinjiang. Mais Lü et son épouse, Zhou Shuqin, m’ont invitée si chaleureusement à rester que j’ai obéi. Et je ne l’ai pas regretté.

Zhou : Je vais vous préparer un petit pain à la viande d’âne. Vous verrez, c’est excellent!

 : Et pas seulement au goût, mais pour la santé aussi. Une viande sans gras, pour ceux qui craignent de prendre du poids!

Zhou : Vous voulez bien un bol de soupe avec ça?

Je n’avais pas eu le temps de placer un mot que tout était déjà sur la table. C’était en effet excellent.

Ces petits pains ronds, on dirait des hamburgers. Vous les préparez vous-mêmes?

Zhou : Oui, chaque matin nous en faisons pour la journée. Ils sont faits de farine de blé blanche.

Je ne savais pas qu’il y avait un marché de viande d’âne à Beijing.

Zhou : Ce n’est pas Beijing qui nous approvisionne. Toute la viande vient de chez nous.

Et chez vous, c’est…?

Lü : Nous sommes du Hebei. Si Beijing faisait partie d’une province, elle se trouverait dans le Hebei, qui l’entoure entièrement. Nous venons du village de Qianyu, qui relève de la ville du district de Hedian. Regardez cette belle viande! (Lü ouvre le congélateur).

Elle arrive congelée?

Lü : Non. Elle nous parvient toute dépecée et cuite. Il ne nous reste qu’à la réchauffer.

Zhou : Chaque jour, on nous en livre. Tous les deux ou trois jours, nous allons en chercher une cinquantaine de kilos au dépôt, près du terminus d’autobus interurbain.

 : Notre village se trouve à 160 km d’ici. En autobus, il faut plus de trois heures; en voiture, deux heures et demie. Ce n’est pas loin.

Comment apprêtez-vous la viande?

Zhou : On la fait bouillir en gros morceaux, avec des assaisonnements. On la tranche mince au moment de servir. Avec les petits morceaux, on prépare la soupe. Vous voulez un autre bol?

Non, merci. Mais je ne dirais pas non pour un second « sandwich ».

À ce moment-là, il y avait une dizaine de clients dans le restaurant, tous des hommes. Ils se sont mis à rire de voir l’étrangère manger avec autant d’appétit.

Comment vous est venue l’idée d’ouvrir un restaurant de viande d’âne uniquement? Est-ce une spécialité de chez vous?

Lü : En effet. À Beijing, il y a une centaine de familles qui viennent de notre village. Cinq ou six d’entre elles se sont lancées dans ce type de restaurant, et les affaires vont bien. Alors, j’ai essayé moi aussi, et ça marche!

En quelle année avez-vous ouvert l’établissement?

Lü : Il y a moins d’un an. C’était juste après l’épidémie de SRAS. En juillet 2003.

C’est ce que vous faisiez dans votre patelin?

 : Pas du tout. J’ai fait 36 métiers, mais pas de restauration. Vous savez, je suis né en 1959. J’ai grandi pendant une période très difficile de l’histoire de notre pays.

Vous aviez sept ans au début de la Révolution culturelle…

Oui. Un an avant ma naissance, mon père a été étiqueté youpai (droitiste). Notre famille en a beaucoup souffert. Pendant sept ans, ma mère a dû mendier pour nourrir la famille!

Votre père avait-il été arrêté?

Non, mais il était banni de la société. Ce n’est qu’en 1977, après la Révolution culturelle, qu’il a été réhabilité et a pu recommencer à travailler.

La famille était nombreuse?

J’ai un frère aîné, deux sœurs aînées et deux cadettes. Avec les parents, cela faisait huit personnes.

Vos parents vivent toujours?

Mon père est décédé l’an dernier. Ma mère a maintenant plus de 80 ans.

Parmi les enfants, y en a-t-il qui ont fréquenté l’université?

D’abord, nous n’en avions pas les moyens. Ensuite, nous les aurions eus, que cela aurait été impossible! Mon grand frère, par exemple, on ne lui a pas permis de passer l’examen d’admission.

À cause de votre père, considéré « droitiste »?

Oui.

Parlez-moi donc de vos 36 métiers…

J’ai toujours fait du petit commerce, dès l’âge de 7 ans. J’achetais et revendais des choses. Plus tard, des vaches, des chevaux et des mulets. Puis j’ai acheté un camion pour livrer de la terre. En 1987, j’ai mis fin à tout ça. Fini!

Je vous arrête : dans les années 1960, 1970, le libre commerce n’était pas encore permis en Chine, pourtant!

Je n’étais qu’un enfant. Dix ans, quatorze ans; on ne s’occupait pas de moi, et je pouvais faire vivre la famille.

Et vous, Zhou Shuqin, de quel genre de famille êtes-vous issue?

Zhou : Moi aussi, je viens de la campagne, d’une famille agricole. J’ai un grand frère et une grande sœur. Mes parents ne sont plus là maintenant.

Vous êtes tous deux du même village?

Non. À 2 km de distance.

« Vous en prendrez bien un deuxième? »

Comment vous êtes-vous connus?

On nous a présentés. Un intermédiaire. À ce moment-là, j’avais 21 ans et Lü 24. Nous nous sommes mariés deux ans plus tard.

À ma deuxième visite, je voulais faire d’une pierre deux coups : compléter mon entrevue et déguster cette viande découverte depuis  peu. Mais la plaque sur laquelle on rôtit les petits pains avait été frottée et luisait de propreté; l’immense marmite dans laquelle on fait bouillir la viande était vide et fermée; le congélateur était cadenassé. Zhou était déjà retournée dans sa famille, et Lü s’apprêtait à partir le lendemain, car ce serait la fête du Printemps (Nouvel An lunaire) six jours plus tard. Une fillette de 13 ans m’ouvrit, et alla chercher son père qui se reposait dans la chambre. L’enfant était Lü Yajuan, élève de 6e année. Son père lui demanda de servir du thé à « la tante ». Comme il faisait moins trois degrés Celsius ce jour-là, la fillette réchauffait mon thé toutes les cinq minutes.

J’ignorais que votre fille était à Beijing.

Lü : Elle est venue passer une dizaine de jours parce qu’elle est en vacances. Nous allons rentrer ensemble pour la fête. L’an prochain, il se peut que ma fille fréquente l’école secondaire ici.

Parle-moi de ton école actuelle, Lü Yajuan.

Lü Yajuan : Eh bien… nous sommes 43 élèves dans ma classe. Nous avons deux enseignantes, une dans la vingtaine, l’autre dans la trentaine.

Tu les aimes bien?

Oui, parce qu’elles sont très dévouées et veulent notre bien.

Quelle matière préfères-tu?

Les mathématiques.

Te considères-tu une bonne élève?

Oui, pas mal.

Parles-tu anglais?

Nous n’apprenons pas l’anglais au primaire dans les écoles de campagne.

Que voudrais-tu faire quand tu seras grande?

Je ne sais pas encore. J’ai le temps d’y penser, c’est encore loin!

Que fais-tu pendant tes loisirs?

J’aime regarder des dessins animés. Et des émissions d’humour à la télé.

Tu es fille unique?

Non, j’ai un frère de 19 ans, Lü Leilei. Il vient de quitter l’école et apprend à conduire. Ensuite il va chercher un poste de chauffeur. Comme nos parents sont à Beijing, il habite avec notre grand-mère.

M’adressant au père : Vous êtes enregistré comme paysan, n’est-ce pas? Comme vous avez eu un garçon comme premier enfant, le privilège du « second essai » n’était pas pour vous. Je me trompe?

Lü : Ah! Dans les campagnes, cette politique est… plutôt souple. Tous mes frères et sœurs ont plus d’un enfant. Certains en ont trois ou quatre.

Quel est ton souhait le plus cher, Lü Yajuan?

Que beaucoup de clients viennent ici, et que mes parents réussissent! Ensuite, que je passe l’examen d’entrée à l’université.

Je devrais donc attendre son retour, après la fête des Lanternes, pour me régaler et pour finaliser mon entrevue. Lors de notre troisième rencontre, donc, j’ai posé les mêmes questions à Zhou que j’avais posées à son mari en son absence. Il est intéressant de comparer. Dans ce but, j’ai réuni les réponses de Lü, données avant la fête, et celles de Zhou, trois semaines plus tard.

Combien de clients par jour servez-vous jusqu’à maintenant?

 : Ce n’est pas toujours pareil. Quand il y en a beaucoup, je dirais, 70, 80. Mais au minimum, 30 par jour.

Zhou : Certains jours, il ne vient presque personne. Alors, je lis le journal, et regarde la télé. Derrière, c’est la campagne. La viande d’âne est trop chère pour les paysans, plus que le bœuf, le mouton ou le porc, parce que l’ânesse met bas un seul petit par année et qu’il faut trois ans pour qu’il devienne adulte. Nous sommes obligés de vendre cher; 4 à 6 yuans par personne, c’est trop pour les paysans; ils cuisinent à la maison. De l’autre côté, devant, ce sont des maisons neuves et la décoration est terminée dans seulement la moitié d’entre elles; les autres sont inhabitées. De plus, les propriétaires travaillent en ville et ne mangent pas ici.

De quel genre de personnes se compose votre clientèle?

Zhou : Surtout des patrons d’entreprises, des commerçants.

Ce que vous gagnez vous satisfait?

 : Bien sûr! Je gagne de 2 000 à 3 000 yuans par mois! C’est pas mal! (Le prix d’un sandwich est 2,5 yuans; on en a quatre pour un euro!)

Zhou : En ville, ils sont cinq à servir dans un restaurant et n’ont pas une minute pour s’asseoir! Ils gagnent 3 000 yuans par jour une fois l’impôt déduit.

Et la location?

 : C’est 1 200 yuans par mois. L’espace comprend le restaurant, et deux pièces en arrière : une de travail, et une chambre.

Mais vous travaillez plusieurs heures par jour, et à deux personnes.

Ma femme est venue m’aider quand j’ai ouvert ce restaurant. Avant, elle ne travaillait pas; elle restait à la maison. En été, j’ouvre à 6 h 30, mais en hiver, à 8 h. Nous fermons à 23 h. Cependant, parfois, des clients fument et boivent jusqu’à 2 h du matin. Alors, je ne peux pas aller me reposer.

Est-ce par hasard que vous avez ouvert votre établissement dans cet arrondissement, bien loin du centre-ville?

 : Non, c’est en fonction de l’avenir. En 2007, le métro arrivera jusqu’ici. Nous sommes près de l’aéroport, et la zone se développe rapidement. On construit beaucoup. L’argent est dans les parages.

Zhou : Il faut voir le prix des loyers en ville… Inabordable!

Si les choses continuent de bien aller, s’améliorent même – je vous le souhaite – quels seront vos projets?

 : Je voudrais agrandir, ici, en avant, pour ajouter des tables. Et en arrière, je ferais un grand jardin, une terrasse. Aussi, nous servirons d’autres mets. Actuellement, nous n’avons pas de légumes, ni aucun plat sauté. Nous devrions commencer au cours de l’année.

Zhou Shuqin, vous n’avez jamais pensé à offrir d’autres plats, des légumes sautés par exemple?

Les clients qui viennent ici veulent manger de l’âne; c’est pour cela qu’ils viennent. Mais l’été, peut-être nous aurons quelques plats froids comme des arachides frites, des concombres filamentés. Prendriez-vous un autre bol de soupe?

Au moment d'aller sous presse, l'établissement de Lü et Zhou, vandalisé pour la seconde fois par le restaurateur voisin, a finalement décroché son enseigne.