JUIN 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Un artiste expatrié, mais heureux

    

CHEN JING

Charles Chauderlot, avec son inséparable pipe

Qui d’autre mieux que le Français Charles Chauderlot pourrait contempler les habitations à la chinoise du vieux Beijing et en extraire cette insaisissable beauté? Résidant dans la capitale depuis sept ans, cet artiste des hutong (ruelles) utilise le lavis à sa façon pour transmettre des messages éminemment humains. Pendant une heure et demie, il m’a parlé de son art et de son enthousiasme pour la Chine.

Une fumée génère un paysage pittoresque qui se concrétise sous une clarté humide. La lumière fluide et tangible remue l’encre de Chine, en barbouille la pierre et le bois, le pavé et la toiture… L’auteur de ces dessins si sobres et si profonds des célèbres ruelles de la capitale est un étranger,  mais pas au lavis qu’il maîtrise en expert.

N’en déplaise à ceux qui rechercheraient de l’exotisme chez cet homme, Chauderlot n’a pas les yeux bleus, ni les cheveux blonds, et n’est pas plus haut en couleur que ses dessins en noir et blanc. D’ailleurs, il ne se distingue pas trop dans une foule, et peut-être est-ce pour cette raison que nous nous sommes attendus pendant une bonne demi-heure avant de nous reconnaître. Mais le sourire sympathique qu’il a l’habitude d’afficher a tout de suite réchauffé l’ambiance.

Les deux renaissances

Les demeures le long de la douve, au pied de la Cité interdite.

« Commençons sans détour, pourquoi vivre en Chine? », lui ai-je demandé. Même si un Occidental n’est plus un phénomène à Beijing, je me disais que chacun doit bien avoir sa propre histoire sur sa vie en Chine. À cette question, il répond que son arrivée en Chine correspond à une renaissance. À cause d’un problème dans sa vie privée, il veut reléguer aux oubliettes la France qu’il trouve déprimante, renaître comme un enfant, repartir à zéro. Et voilà que, tel un enfant qui aurait franchi 8 000 kilomètres, il vient s’émerveiller devant cette Chine qu’il trouve épatante. Le mandarin est incompréhensible? Pas de problème. La peinture, sa propre idéographie, sera aussi parlante que le chinois, elle lui servira de langage. Cette première rencontre heureuse a eu lieu en 1997, date où il a  débarqué en Chine, sa lointaine terre d’inspiration.

Cette rencontre a été une merveille, car en matière artistique, ce pays s’est révélé très enrichissant. Selon la consigne paternelle, Charles Chauderlot a dû s’écarter pendant 18 ans de sa vocation, sans pour autant l’abandonner. Juriste et directeur de société, métiers « sérieux » qu’il a exercés à tour de rôle, se verront supplanter par sa reprise d’une étude passionnée de l’art. Le proverbe ne dit-il pas « Chasser le naturel, il revient au galop » ?, souligne-t-il. Formé à l’occidentale, avec en particulier l’assistance de sages professeurs comme Marcel Vicaire, c’est dans l’empire du Milieu que cet artiste créera un style à part, une sorte de fusion des techniques chinoise et européenne. Sa maîtrise aisée de la magie du pinceau et de l’encre, instruments dont il a découvert les vertus, y a contribué.

La Chine multiple

Il est vrai que pour Charles Chauderlot, en quête d’une autre vie, la Chine n’a pas été décevante. Pendant son séjour prolongé, les stéréotypes qu’entretiennent ses compatriotes sur ce pays oriental se sont gommés au profit d’une Chine multiple. Défaut du journalisme à son avis, car on y propose, non pas une désinformation, mais une information trop généraliste. Seule une intimité profonde avec la société chinoise permet de découvrir sa multiplicité. C’est justement cette dernière qui l’a davantage impressionné et qui l’oblige encore à procéder à davantage d’explorations.

Pour Chauderlot, cette multiplicité fait penser aux « Huit Temples » qui se trouvent à Chengde (Chengde Waibamiao), construits à la dynastie des Qing (1644-1911). L’empereur y recevait les « ambassadeurs » des ethnies d’antan. Parmi ces temples, il existe aussi un petit Potala, copie de celui de Lhasa, parce que le Tibet, même à cette époque, était considéré comme faisant partie de la Chine. Voilà bien un des rares Français qui soulageraient certainement des guides touristiques, les dispensant de tout effort de persuasion… Point de vue trop chinois d’après ses copains ? Mais il faut analyser selon l’Histoire, selon la véracité des faits, rétorque-t-il. Le pays fait preuve d’un extraordinaire génie de gouvernance administrative, d’une étonnante capacité à rester uni malgré les différences, et le peintre s’en réjouit. Il a constaté aussi que cette multiplicité s’ancre dans la diversité des dialectes du pays, laquelle est compensée toutefois par une écriture unique. Il s’émerveille par cette extraordinaire harmonisation entre diversité et unité.

Ce contexte n’est-il pas favorable à la création qui exige en permanence de sources renouvelées ? Les pérégrinations de Chauderlot lui ont ouvert de vastes fresques provinciales, ses tableaux en témoignent : les fermes et temples du Shanxi et du Henan, les jonques de bois à Beidaihe est l’atmosphère shanghaïenne de l’époque semi-coloniale…

Selon cet artiste, cette diversité architecturale souffre cependant de ravages considérables : la volonté d’imiter la superpuissance américaine conduit à reconstruire les villes sur le même modèle, à en faire des reproductions sans caractéristique, sans poésie. Les Chinois auraient tort de croire pouvoir s’unifier en édifiant des bâtiments tous pareils, bien au contraire, regrette-t-il. Les grands hôtels balaient sans état d’âme les quartiers historiques, déracinent en même temps les bonnes traditions, et cette évolution le chagrine. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’assortit pas ses œuvres de couleurs qui feraient preuve d’une extravagance outrecuidante pour le patrimoine méprisé.

La mémoire des hutong

 À Beijing, le 8, Nanguanfang – le hutong Sud des Mandarins.

Et quand Charles Chauderlot montre quelques cartes postales qui présentent ses dessins, il est fort difficile de résister à l’envie de contempler longuement sa gamme du noir au blanc. Folie des herbes sortant des failles entre les tuiles, blocs de pierre polis à force d’avoir été foulées à l’entrée des demeures, sentences parallèles du Nouvel An collées et déchirées, battants de porte fissurés… Ne vous figurez pas pour autant un lieu déserté, car les humains y sont bien présents. Le vélo ou le triporteur partiellement dissimulé, le bassin en émail servant aux toilettes du petit matin, l’enseigne rudimentaire d’un réparateur de bicyclettes, les plaques des numéros de portes, les noms de rue en « signes » chinois, peints avec maladresse et fidélité… L’attention méticuleuse de cet artiste sensible est comparable à celle des architectes talentueux de l’époque qui ont conçu ces habitations raffinées.

Patrimoine chancelant ? Œuvre désuète ? Bien au contraire. Derrière le visage ridé d’un vieillard, c’est une tête pleine de souvenirs et de sagesse qui se profile. L’intimité de la vie s’expose au grand jour, riche d’un passé et d’une âme presque palpable malgré la sobriété d’apparence. La photographie prétendument réaliste ne pourrait rendre aussi bien cette réalité humaine.

Et Chauderlot invite aussi son public à la découverte. D’abord, celle de la vie des habitants des siheyuan (cour carrée entourée de maisons) de Beijing qui vivent au rythme des saisons : au printemps, promenade avec la cage à oiseaux,  en été, échiquier sur une table basse qui rassemble les as joueurs, en automne, récolte des jujubes. Et écoutez ! Le gazouillis des moineaux et pies à l’aube, les rires des enfants qui courent et jouent, la voix patiente du grand-père, donneur de leçons, les cris chantants et le son des outils des vendeurs ambulants, ou encore la dispute des voisins pour des broutilles… Et ce quotidien se passe, en famille ou en réunion de plusieurs familles, sous l’ombrage rafraîchissant du grenadier ou de l’abricotier. La cour se transforme alors en place publique et Chauderlot, le spectateur, admire l’important rôle social de cette cour, la grande solidarité qu’on y trouve l’impressionne. Il déplore le silence étouffant des immeubles où le béton armé coupe tout lien relationnel : les gens s’isolent, ne se parlent plus et mourront seuls, sans joie, sans n’avoir jamais dit bonjour aux inconnus du palier.

La passion de Chauderlot envers ces trésors cachés ne nous incite-t-elle pas à formuler un appel de plus en plus entendu : Touristes, ne vous intéressez pas qu’aux sites « monumentaux » et ne croyez pas que les ruelles n’ont rien d’exceptionnel ; reporters, consacrez davantage de pages au charme secret de la mégalopole. Loin du modernisme, du faste de la place Tiananmen, de la somptuosité des palais impériaux, la vieille ville se replie dans sa tranquillité imperturbable depuis bien des générations, une tranquillité aujourd’hui menacée par l’intrusion de l’expansion urbaine.

Un chaleureux public

Une voisine observe la plume du peintre décrivant sa maison.

On peut comprendre l’empressement de la presse locale envers cet artiste. Avec son souci de sensibiliser à la préservation du patrimoine culturel, la presse n’a pas tardé à faire de Chauderlot une célébrité médiatique. Les gens du commun ne cachent non plus leur curiosité envers cet étranger, venu du pays du « romantisme », qui les flatte par la passion qu’il voue à leur vieille ville.

Mais ceux qui entretiennent un contact direct avec lui sont avant tout les gens ordinaires. La population des hutong étend sa chaleur jusqu’à ce waibin, « hôte étranger distingué », qui installe son chevalet aux environs. On lui offre une pastèque pour le rafraîchir en été, une bouillote pour le réconforter durant le froid hivernal, se rappelle-t-il. Au début, les curieux le regardaient et riaient, mais ils ont ensuite cessé de le « mépriser », et commencé à lui expliquer des choses, à l’initier à la richesse symbolique de ces anciennes demeures. On ne l’appelle plus laowai (cher ami étranger), mais lao Qiao, « mon vieux Qiao », son nom chinois calqué sur la syllabe Chau de son nom.

Chauderlot est également à l’honneur des autorités municipales qui lui ont confié de dessiner, depuis octobre 2002, l’intérieur de la Cité interdite. Elles ont compris son désir de faire quelque chose de beau des monuments légués des ancêtres, et l’artiste s’en réjouit. Il est le premier étranger à être autorisé à se rendre dans les parties qui sont inaccessibles aux visiteurs ordinaires du musée. Lao Qiao en est fier.

Pour ceux qui seraient tentés de faire partie des inconditionnels de Chauderlot, l’album de dessins Pékin : ultimes regards sur la vieille cité, est une œuvre remarquable. Accompagnant les dessins de hutong, on y trouve des extraits de textes de Lao She, écrivain de Beijing dont les écrits sont basés sur la ville de la première moitié du XXe siècle et sur celle de la Chine populaire d’avant la Révolution culturelle. Selon Paul Bady, traducteur chevronné de cet auteur qui a aidé à choisir les textes, ceux-ci s’harmonisent parfaitement à l’album. M. Chauderlot suggère: vu l’ensevelissement des vieilles mœurs sous les ruines des anciennes habitations démolies, ne serait-il pas temps que quelqu’un avec des aptitudes littéraires comparables écrive sur les mutations qui s’opèrent actuellement dans la société chinoise ?