JUIN 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Les courses de chevaux seraient-elles source de sagesse?

WANG KEPING


Avez-vous un examen à réussir ou une compétition en vue?  Ce conte ancien portant sur la stratégie utilisée par le général Tian Ji dans sa course de chevaux annuelle avec le seigneur de Qi est tout indiqué pour vous. Sans compter qu’il convient bien au contexte actuel de la mondialisation.

L'on raconte qu'à chaque année, le seigneur de Qi et le général Tian Ji tenaient une course de chevaux. Chacun choisissait trois chevaux qui couraient en paires durant trois épreuves. Le propriétaire des chevaux qui gagnaient au moins deux des trois courses remportait un trophée. Le seigneur de Qi gagnait continuellement les courses puisque chacun de ses chevaux courait un peu plus vite que celui du général avec lequel il était en compétition. Une année, peu avant la course, le général Tian Ji ne savait plus trop comment s’y prendre pour gagner le trophée contre son seigneur. Sur ces entrefaites, le stratège bien connu Sun Bin l'appela pour le rencontrer. Alors que le général lui faisait part de ses préoccupations sur la course, le conseil de Sun fut de changer l'ordre des chevaux dans les paires. C'est ainsi que le général mit en paire son troisième cheval contre le premier du seigneur sachant alors qu'il était pour perdre cette course. De cette façon, il fit courir son premier cheval contre le second du seigneur et gagna, et son deuxième cheval contre le troisième du seigneur, et il gagna aussi. Il remporta ainsi deux des trois courses et décrocha le trophée pour la première fois.

Quel est le message de l'histoire?

Cela démontre l'importance de choisir la bonne stratégie pour chaque type d'épreuve ou d'essai. Dans le cas présent, l'on devait d'abord s'assurer que les trois chevaux du seigneur de Qi couraient respectivement toujours plus vite que les trois du général dans la situation de l'ordre préréglé de premier contre premier, second contre second et troisième contre troisième. Le premier cheval du seigneur était invincible et le meilleur de tous. Toutefois, son second n'était probablement pas meilleur que le premier du général, et son troisième certainement pas meilleur que le second du général. Dans ce contexte, le général était sûr de perdre au moins une course, et ceci, qu'il fasse courir n'importe lequel de ses trois chevaux contre le premier du seigneur. Ainsi, cette fois-là, le général changea l'ordre de la course, et il fit correspondre son cheval le plus lent avec le plus rapide du seigneur. Il a donc perdu exprès une course, mais gagné les deux autres et la victoire globale. La stratégie consistait à être prêt à perdre afin de gagner, stratégie par laquelle un petit sacrifice permet de parvenir à une plus grande gloire.

C’est le message capté, mais en y regardant de plus près, une autre vérité plus subtile émerge : tirer le meilleur parti possible de ses forces et faiblesses au gré de chaque situation. Ceci exige de l'intelligence, mais également le courage de transformer des inconvénients en avantages. La stratégie constitue également un avertissement contre la subordination machinale à la logique de la routine, préconisant plutôt d'oser sortir des sentiers battus.

Cela me fait penser à un thème semblable de la philosophie de Laozi. Dans son Dao De Jing (Tao Te Ching), portant sur la Voie et sa puissance, Laozi prescrit une série de stratégies métaphoriques. Au chapitre 36, par exemple, il arrive à la conclusion suivante : « Pour être en mesure de prendre, il faut d'abord donner. »  Selon l'interprétation contemporaine, donner d'abord est approprié dans la perspective de la fin ultime de prendre. On peut souvent observer que quelqu’un, qui en apparence est un donateur, est en réalité quelqu'un qui est assez patient pour attendre et prendre la part du lion le moment venu; c'est comme le pêcheur utilisant un ver minuscule pour prendre un gros poisson. De cette façon, il est disposé à d'abord donner peu pour prendre davantage plus tard. Il en est de même pour le général Tian Ji: il était prêt à perdre la première course afin de gagner les deux suivantes.

Dans le même chapitre, Laozi dit : « Pour être en mesure de se contracter, il est nécessaire de prendre d’abord de l’expansion. Pour pouvoir s'affaiblir, il est d’abord nécessaire de se renforcer. Pour pouvoir détruire, il est d’abord nécessaire de favoriser… Ceci s'appelle la Lumière subtile (wei ming). » Ces idées seraient basées sur des observations empiriques et l'expérience de la vie. Par exemple, une fleur va tout naturellement se défraîchir ou rapetisser après s'être entièrement épanouie. Réciproquement, une chenille se recroqueville, contractant son corps pour ramasser ses forces, avant de s'étendre et prendre de l'expansion, faisant ainsi avancer son corps. Les lézards et les serpents hibernent -- la contraction du mouvement en hiver -- pour rester en vie jusqu'à ce qu'ils retrouvent la vitalité au printemps. On suppose donc dans le Grand Traité sur le livre des changements que « la contraction et l'expansion interagissent l'une sur l'autre, faisant ainsi émerger ce qui est favorable. » Cette spéculation dialectique indique que toute chose a deux aspects qui sont dans un état de continuelle opposition et de transformation mutuelle. Alors que quelque chose atteint son point culminant, une évolution vers l'opposé de ce point va inévitablement se produire.

Application dans la vie courante

Par rapport à l'environnement social complexe d'aujourd'hui, cette affirmation suggère une stratégie qui peut être applicable à la croissance personnelle. Très souvent, l'on est confronté au dilemme de se contracter --se retirer ou ne pas agir-- ou de s'ouvrir --s'avancer et agir. Cela signifie évaluer laquelle des deux actions sera le plus bénéfique. Quant à la corrélation entre affaiblissement et renforcement, elle suit une logique semblable à celle de destruction et promotion. Par exemple, dans l'impitoyable concurrence du monde des affaires, on utilise des ruses et des pièges. Quelqu'un peut être promu spécialement pour accomplir une tâche épineuse, mais alors qu'il est en pleine action et commence à planifier un futur prometteur, il est viré ou rejeté sous le prétexte que la tâche en question est désormais inutile. Des gens peuvent également être promus dans le seul but d'expédier quelque chose dont personne d'autre ne veut prendre la responsabilité, tel se débarrasser d'un autre employé, ou signer un contrat qui offense un client ou un associé de longue date.

De telles stratégies existent aussi dans l'arène politique, et Laozi lui-même a été décrit comme un conspirateur. Certains érudits objectent que cette interprétation est basée sur une mauvaise lecture ou une mauvaise conception délibérément traditionnelle. Cela n'est possible qu'en partant du principe que chaque lecteur forme sa propre image de Laozi à la lumière de ses opinions personnelles et des parallèles contemporains à sa philosophie. Laozi semble se concentrer sur de telles interactions dialectiques afin d'illustrer son concept des inexorables transformations des opposés. Mais il est en réalité davantage préoccupé par les phénomènes naturels que par les affaires humaines, alors qu'il cherche constamment à démontrer comment le Tao du Ciel ou la loi naturelle fonctionnent en situations binaires ou bipolaires. Le citer en tant que conspirateur dans quelque sens négatif que ce soit est ainsi sans fondement. En outre, par la perspective de Laozi, il est possible d'être mieux éclairé sur le mouvement normal et la transformation de toutes choses. Tel qu'il a été mentionné, ce qui est donné est un aspect de ce qui est pris; l'expansion signale l'imminence de la contraction; et la promotion peut être à la racine de la destruction. De même, le fort émerge du faible; et l'abondance annonce le déclin. Les phénomènes naturels et les affaires humaines se développent et changent de cette façon dialectiquement inévitable. Ce que Laozi appelle la Lumière subtile (wei ming) peut être le type de sagesse pratique démontrée par le général Tian Ji, et en d'autres mots, le pragmatisme nécessaire pour la réussite et la croissance personnelle. La richesse d'une telle sagesse dans la philosophie chinoise devrait être explorée et redécouverte dans le contexte socio-culturel contemporain.

WANG KEPING est vice-directeur de l'Institut des études transculturelles relevant de l'Université des langues étrangères no2 de Beijing.