Les courses de chevaux seraient-elles source
de sagesse?
WANG KEPING
Avez-vous un examen à réussir
ou une compétition en vue? Ce
conte ancien portant sur la stratégie utilisée par le général
Tian Ji dans sa course de chevaux annuelle avec le seigneur de
Qi est tout indiqué pour vous. Sans compter qu’il convient bien au contexte
actuel de la mondialisation.
L'on
raconte qu'à chaque année, le seigneur de Qi et le général Tian
Ji tenaient une course de chevaux. Chacun choisissait trois chevaux
qui couraient en paires durant trois épreuves. Le propriétaire
des chevaux qui gagnaient au moins deux des trois courses remportait
un trophée. Le seigneur de Qi gagnait continuellement les courses
puisque chacun de ses chevaux courait un peu plus vite que celui
du général avec lequel il était en compétition. Une année, peu
avant la course, le général Tian Ji ne savait plus trop comment
s’y prendre pour gagner le trophée contre son seigneur. Sur ces
entrefaites, le stratège bien connu Sun Bin l'appela pour le rencontrer.
Alors que le général lui faisait part de ses préoccupations sur
la course, le conseil de Sun fut de changer l'ordre des chevaux
dans les paires. C'est ainsi que le général mit en paire son troisième
cheval contre le premier du seigneur — sachant alors qu'il était pour perdre cette course. De cette façon,
il fit courir son premier cheval contre le second du seigneur
et gagna, et son deuxième cheval contre le troisième du seigneur,
et il gagna aussi. Il remporta ainsi deux des trois courses et
décrocha le trophée pour la première fois.
Quel
est le message de l'histoire?
Cela
démontre l'importance de choisir la bonne stratégie pour chaque
type d'épreuve ou d'essai. Dans le cas présent, l'on devait d'abord
s'assurer que les trois chevaux du seigneur de Qi couraient respectivement
toujours plus vite que les trois du général dans la situation
de l'ordre préréglé de premier contre premier, second contre second
et troisième contre troisième. Le premier cheval du seigneur était
invincible et le meilleur de tous. Toutefois, son second n'était
probablement pas meilleur que le premier du général, et son troisième
certainement pas meilleur que le second du général. Dans ce contexte,
le général était sûr de perdre au moins une course, et ceci, qu'il
fasse courir n'importe lequel de ses trois chevaux contre le premier
du seigneur. Ainsi, cette fois-là, le général changea l'ordre
de la course, et il fit correspondre son cheval le plus lent avec
le plus rapide du seigneur. Il a donc perdu exprès une course,
mais gagné les deux autres et la victoire globale. La stratégie consistait à être prêt à perdre
afin de gagner, stratégie par laquelle un petit sacrifice permet
de parvenir à une plus grande gloire.
C’est
le message capté, mais en y regardant de plus près, une autre
vérité plus subtile émerge : tirer
le meilleur parti possible de ses forces et faiblesses au gré
de chaque situation. Ceci exige de l'intelligence, mais également
le courage de transformer des inconvénients en avantages. La stratégie
constitue également un avertissement contre la subordination machinale
à la logique de la routine, préconisant plutôt d'oser sortir des
sentiers battus.
Cela
me fait penser à un thème semblable de la philosophie de Laozi.
Dans son Dao De Jing (Tao Te Ching), portant sur
la Voie et sa puissance, Laozi prescrit une série de stratégies
métaphoriques. Au chapitre 36, par exemple, il arrive à la conclusion
suivante : « Pour être en mesure de prendre, il faut
d'abord donner. » Selon l'interprétation contemporaine, donner
d'abord est approprié dans la perspective de la fin ultime de
prendre. On peut souvent observer que quelqu’un, qui en apparence
est un donateur, est en réalité quelqu'un qui est assez patient
pour attendre et prendre la part du lion le moment venu; c'est
comme le pêcheur utilisant un ver minuscule pour prendre un gros
poisson. De cette façon, il est disposé à d'abord donner peu pour
prendre davantage plus tard. Il en est de même pour le général
Tian Ji: il était prêt à perdre la première course afin de gagner
les deux suivantes.
Dans
le même chapitre, Laozi dit : « Pour être en mesure
de se contracter, il est nécessaire de prendre d’abord de l’expansion. Pour pouvoir s'affaiblir, il est d’abord nécessaire de se renforcer.
Pour pouvoir détruire, il est d’abord nécessaire de favoriser…
Ceci s'appelle la Lumière subtile (wei
ming). » Ces idées seraient basées sur des observations
empiriques et l'expérience de la vie. Par exemple, une fleur va
tout naturellement se défraîchir ou rapetisser après s'être entièrement
épanouie. Réciproquement, une chenille se recroqueville, contractant
son corps pour ramasser ses forces, avant de s'étendre et prendre
de l'expansion, faisant ainsi avancer son corps. Les lézards et
les serpents hibernent -- la contraction du mouvement en hiver
-- pour rester en vie jusqu'à ce qu'ils retrouvent la vitalité
au printemps. On suppose donc dans le Grand
Traité sur le livre des changements que « la contraction
et l'expansion interagissent l'une sur l'autre, faisant ainsi
émerger ce qui est favorable. » Cette spéculation dialectique
indique que toute chose a deux aspects qui sont dans un état de
continuelle opposition et de transformation mutuelle. Alors que
quelque chose atteint son point culminant, une évolution vers
l'opposé de ce point va inévitablement se produire.
Application
dans la vie courante
Par
rapport à l'environnement social complexe d'aujourd'hui, cette
affirmation suggère une stratégie qui peut être applicable à la
croissance personnelle. Très souvent, l'on est confronté au dilemme
de se contracter --se retirer ou ne pas agir-- ou de s'ouvrir
--s'avancer et agir. Cela signifie évaluer laquelle des deux actions
sera le plus bénéfique. Quant à la corrélation entre affaiblissement
et renforcement, elle suit une logique semblable à celle de destruction
et promotion. Par exemple, dans l'impitoyable concurrence du monde
des affaires, on utilise des ruses et des pièges. Quelqu'un peut
être promu spécialement pour accomplir une tâche épineuse, mais
alors qu'il est en pleine action et commence à planifier un futur
prometteur, il est viré ou rejeté sous le prétexte que la tâche
en question est désormais inutile. Des gens peuvent également
être promus dans le seul but d'expédier quelque chose dont personne
d'autre ne veut prendre la responsabilité, tel se débarrasser
d'un autre employé, ou signer un contrat qui offense un client
ou un associé de longue date.
De telles stratégies existent
aussi dans l'arène politique, et Laozi lui-même a été décrit comme
un conspirateur. Certains érudits objectent que cette interprétation
est basée sur une mauvaise lecture ou une mauvaise conception
délibérément traditionnelle. Cela n'est possible qu'en partant
du principe que chaque lecteur forme sa propre image de Laozi
à la lumière de ses opinions personnelles et des parallèles contemporains
à sa philosophie. Laozi semble se concentrer sur de telles interactions
dialectiques afin d'illustrer son concept des inexorables transformations
des opposés. Mais il est en réalité davantage préoccupé par les
phénomènes naturels que par les affaires humaines, alors qu'il
cherche constamment à démontrer comment le Tao du Ciel ou la loi
naturelle fonctionnent en situations binaires ou bipolaires. Le
citer en tant que conspirateur dans quelque sens négatif que ce
soit est ainsi sans fondement. En outre, par la perspective de
Laozi, il est possible d'être mieux éclairé sur le mouvement normal
et la transformation de toutes choses. Tel qu'il a été mentionné,
ce qui est donné est un aspect de ce qui est pris; l'expansion
signale l'imminence de la contraction; et la promotion peut être
à la racine de la destruction. De même, le fort émerge du faible;
et l'abondance annonce le déclin. Les phénomènes naturels et les
affaires humaines se développent et changent de cette façon dialectiquement
inévitable. Ce que Laozi appelle la Lumière subtile (wei
ming) peut être le type de sagesse pratique démontrée par
le général Tian Ji, et en d'autres mots, le pragmatisme nécessaire
pour la réussite et la croissance personnelle. La richesse d'une
telle sagesse dans la philosophie chinoise devrait être explorée
et redécouverte dans le contexte socio-culturel contemporain.
WANG
KEPING est vice-directeur de l'Institut des études transculturelles
relevant de l'Université des langues étrangères no2
de Beijing.