JUIN 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Les paysans-ouvriers, des marginaux de la société urbaine

LI WUZHOU

Les paysans affluent dans les villes à la recherche d'un travail, surtout après une période de fête.

Les villes n’ont pas encore accepté à bras ouverts les paysans-ouvriers, et ceux-ci ne considèrent pas non plus les grandes agglomérations comme leur chez soi. La barrière d’incompréhension entre ville et campagne peut-elle être surmontée ? Ces travailleurs peuvent-ils espérer de meilleures conditions de vie et de travail ?

Dernièrement, les autorités chinoises ont officiellement rendu public le chiffre suivant : 130 millions de paysans font partie de la main-d’œuvre active des villes, nombre qui équivaut à près de la moitié de la population des États-Unis. Comme ce nombre dépasse celui de la main-d’œuvre urbaine, ces paysans constituent la force vive de la main-d’œuvre industrielle de la Chine.

Ceux qui s’intéressent au développement de la Chine sont peut-être tentés d’y voir le signe d’un changement de la société. Mais il faut bien distinguer les paysans chinois des paysans occidentaux, car les deux types de paysans font appel à deux notions complètement différentes. En Occident, l’agriculteur est quelqu’un qui exerce une profession comme une autre; il est bien éduqué, a une production mécanisée de grande envergure, est considéré comme un ouvrier de l’industrie agricole et jouit d’un statut égal à l’ouvrier dans les villes. En Chine, le paysan reçoit une formation inférieure par rapport au citadin et use de sa force physique pour cultiver un champ de superficie assez restreinte; en outre, le mot « paysan » est comme un stigmate pour celui qui le porte, et cette identité ne peut être valorisée par le fait d’être embauché en ville. En somme, le paysan ne peut pas bénéficier de la sécurité sociale et des mêmes droits civiques que le citadin.

D’une part, l’afflux de cette main-d’œuvre bon marché dans les villes chinoises sert à promouvoir l’économie du pays, mais d’autre part, il met à l’épreuve les registres d’état civil, les systèmes juridique et de sécurité sociale en place depuis plus d’un demi-siècle.

S’enrichir et enrichir son patelin

Li Cheng, 22 ans, est agent de sécurité dans l’avenue Zhongguancun à Beijing, connue pour la production et la vente de produits électroniques. Originaire du Hunan, ce jeune homme parle parfaitement le mandarin, sans que l’on puisse percevoir chez lui un accent qui le différencierait des jeunes de la capitale.

« Ça fait quatre ans que je suis à Beijing. Je touche un salaire mensuel de 500 yuans et on m’offre la nourriture et l’hébergement. Les dépenses indispensables faites, il me reste 400 yuans à la fin du mois. Bien sûr, par rapport aux citadins, c’est encore très peu, mais mon revenu annuel dépasse de beaucoup celui qu’apporte le travail de la terre à toute ma famille à la campagne. Au Hunan, on ne peut plus faire confiance à la nature : inondations, sécheresses, insectes ne nous lâchent pas. Même une bonne récolte ne faciliterait pas les choses : les engrais, les insecticides continuent à être vendus à prix élevés, alors que ceux des grains, au contraire, chutent très souvent. Par ailleurs, avec la mécanisation, on a maintenant besoin de moins de travailleurs agricoles. » Li Cheng est l’un des innombrables migrants du Hunan, la plus importante province en prestation de services de Chine. Selon les statistiques, elle dénombrait pour l’année écoulée 13 millions de personnes qui étaient parties pour plus de six mois, soit environ le tiers de la population rurale active.

La population agricole du pays représente 900 millions des 1,3 milliard de Chinois, celle des personnes actives, plus de 500 millions. Les entreprises industrielles rurales en emploient des dizaines de millions, la production agricole, seulement quelque 100 millions, laissant dans le désœuvrement une population excédentaire de 300 à 400 millions de personnes.

Selon les analyses d’experts du milieu, le transfert de la main-d’œuvre rurale en ville est une phase inévitable du processus d’industrialisation et d’urbanisation auquel on assiste actuellement de manière accélérée en Chine. C’est également la voie commune que les pays développés ont parcourue.

Le travail des paysans en ville joue un rôle important dans le développement de l’économie rurale : les villages du Henan ont, en 2003, reçu un total de 52,8 milliards de yuans de la part des migrants; les 7 millions de travailleurs déplacés de l’Anhui ont créé l’équivalent du PIB annuel de l’ensemble de la province et expédient aux familles une somme de l’ordre de 30 milliards de yuans, de loin supérieure aux recettes financières locales. Cet argent sert tant à améliorer la vie des paysans et à construire de nouvelles maisons, qu’à ouvrir des écoles et à aménager des routes, ce qui accélère l’expansion économique de la campagne chinoise. Ceux qui, à leur retour, édifient leurs propres entreprises, grâce aux expériences et nouvelles idées fraîchement acquises en ville, contribueront efficacement au développement de leur village.

Les personnes autorisées soulignent que l’arrivée des anciens agriculteurs en ville permet non seulement aux paysans de s’engager dans la vie active, mais aussi profite au développement urbain; les paysans peuvent bénéficier d’une augmentation de leur revenu, tandis que le secteur de la fabrication et celui des services peuvent, grâce à la participation des ouvriers d’origine paysanne, conserver leur avantage comparatif au sein de la concurrence, c’est-à- dire le faible prix de revient des produits et services.

Les paysans, des marginaux du milieu urbain

Sur les chantiers de construction, des paysans-ouvriers comme celui-ci sont chose courante.

Le rapport de sondage L’emploi dans les villes chinoises et le déplacement de la main-d’œuvre a révélé que plus de la moitié des migrants ruraux souhaitent séjourner à long terme en ville, moins de 10 % d’entre eux envisageant le retour à la campagne.

Mais s’installeront-ils en permanence là où ils vivent et travaillent? Le mépris des citadins envers Li Cheng l’a plus d’une fois déçu, et lui rappelle que, d’origine rurale, il n’appartient pas à la ville. « Jamais nous ne pourrons être traités sur un véritable pied d’égalité avec les citadins. Même le mot « paysan » qui nous désigne s’emploie parmi eux comme une insulte. Pour les citadins, tous ceux qui sont incultes, attachés aux idées arriérées, sans aucun sens de l’humour ni respect de l’hygiène se classent dans la catégorie des paysans », s’emporte Li Cheng. Même si les ouvriers ruraux partagent la même tâche que les ouvriers urbains et prennent en charge les travaux les plus pénibles que boudent ces derniers, rien ne peut les détourner du nom de « paysans-ouvriers ». Cette identification sous-entend un traitement beaucoup inférieur : les paysans-ouvriers n’ont pas droit aux mêmes avantages que les citadins sur le plan des assurances, de l’assistance publique et de la sécurité sociale; en plus, des frais de soutien inabordables doivent être versés pour que leurs enfants soient admis dans les écoles des villes. Les pièges qui se dissimulent de tous côtés ulcèrent encore davantage cette catégorie de travailleurs : heures supplémentaires interminables sans rémunération, travail dur menaçant la santé, voire la vie, sans mesures élémentaires de protection, blessures, maladies ou handicaps dus au travail invalidant certains travailleurs qui sont alors flanqués à la porte…

Dans le milieu des juristes, on souligne que, sous le système social traditionnel, les paysans-ouvriers ne disposaient guère de droits : les structures sociales leur demeuraient entièrement fermées et les règlementations locales discriminatoires se montraient contraignantes envers eux.

« Les gratte-ciel, les centres commerciaux et le va-et-vient des véhicules et de la foule, tout ça me plaît. » Yan’er, 26 ans, qui travaille depuis huit ans à Shenzhen, avoue son refus de rentrer au pays natal : « Après la pluie, chez nous, les sentiers du village sont envahis de boue, les coupures d’électricité sont assez fréquentes, les soirées oisives, très ennuyeuses. » Pourtant, vivre à Shenzhen n’est pas non plus sans peines : avoir un emploi est une condition sine qua non. De plus, la bataille sans merci du marché de l’emploi de la ville élimine les plus de 25 ans, comme elle, sans lui réserver un pied-à-terre. En outre, jusqu’ici célibataire, elle n’a toujours pas trouvé de mari pour s’installer en couple : les citadins dédaignent de l’épouser et elle ne veut pas choisir un travailleur d’origine paysanne piètrement rémunéré; quant aux paysans qui sont toujours restés dans leur campagne, elle les considère mentalement trop arriérés pour leur parler de mariage. Aussi assiste-t-on à la formation d’un contingent de personnes comme Yan’er qui vivent un dilemme : sans compétence particulière pour s’établir définitivement en ville ni volonté de retour à la vie rurale.

Sun Yongqiang fait partie des rares travailleurs paysans qui ont réussi à trouver une position en ville : durant ses sept ans à Beijing, son travail a débuté par le transport de marchandises en triporteur, la vente de mantou (pain à la vapeur), le service dans des restaurants, etc. avant qu’il occupe le poste de directeur d’un restaurant moyen, le « Hefenglou », avec un revenu annuel de 40 000 yuans. Son état civil enregistré comme « rural » ne lui permet pas de bénéficier du fonds public de logement comme les citadins, ce qui l’empêche d’emprunter à la banque pour acheter un appartement; de plus, le patron ne l’a inscrit dans aucun plan d’assurance. Bien que directeur, Sun ne peut que vivre dans un minuscule 10 m2 avec sa femme et son fils de 2 ans, tout en dépensant chaque sou avec parcimonie afin d’économiser quelque 1 500 yuans par mois. Les appartements valant des centaines de milliers, voire de millions de yuans, sont loin d’être accessibles pour cette famille. « Être patron de sa propre affaire est la seule heureuse issue qui nous est offerte, nous, les étrangers », pense Sun, sans savoir lui-même quand viendra ce jour.

Les villes n’ont pas encore accepté à bras ouverts les paysans-ouvriers, ceux-ci ne considèrent pas non plus les grandes agglomérations comme leur chez soi, d’où la difficulté de gommer la barrière d’incompréhension entre la ville et la campagne.

À la défense des intérêts des paysans-ouvriers

Les balayeurs de rue sont généralement d'origine paysanne.

Xiong Deming, une femme ordinaire du village Longquan du district Yuyang de Chongqing, est devenue célèbre dans les médias après avoir été élue en 2003 personnalité de l’année de l’économie chinoise par CCTV (Télévision centrale de Chine), en parallèle avec des gens comme Long Yongtu, secrétaire général du Forum Boao de l’Asie, Ding Lei, l’homme le plus riche de Chine et fondateur de netease.com. Parmi ces récipiendaires de prix, Xiong est la plus pauvre et celle qui a eu la formation la plus élémentaire. La raison pour laquelle elle a été nommée, c’est que l’année dernière, alors que le Premier ministre Wen Jiabao passait devant sa demeure lors de sa mission d’enquête à Chongqing, elle lui avait révélé le retard du paiement de salaire de son mari qui travaille en ville, soit une somme de 2 300 yuans.

Ce retard de paiement n’est pas un cas isolé et est très répandu sur le territoire chinois, faute d’une loi apte à garantir les droits de cette population émergente. Les paysans-ouvriers, marginalisés par la société urbaine, endurent péniblement bien des tourments : bon nombre d’entre eux sont privés de revenu après avoir épuisé leurs forces. Le sondage de Li Qiang, sociologue de renom, a montré qu’un paysan-ouvrier sur quatre environ n’est pas payé ou reçoit son salaire en retard; plus du tiers d’entre eux ont eu l’expérience de passer des jours sans un seul sou en poche.

Gui Yanchao, 43 ans, du village Daxin du district Dawu du Hubei, a connu des malheurs encore pires que l’époux de Xiong Deming : il y a 10 ans, avec 24 autres hommes de son village, il a entrepris à Shenyang un travail de plâtrier, avec en poche un contrat forfaitaire en bonne et due forme; l’ouvrage terminé, Gui n’a pas pu percevoir le paiement des travaux que lui et son équipe avaient réalisés ; plein de remords envers ses cotravailleurs, Gui a pris son triporteur pour aller réclamer leur dû,  cette quête du paiement allait durer dix ans, sans que Gui puisse retrouver sa famille. Jamais il n’aurait pensé consacrer une précieuse décennie de sa vie à obtenir un dû.

L’incident qu’a provoqué la révélation de Xiong Deming au Premier ministre a déclenché chez les paysans-ouvriers un mouvement national de revendication du revenu dû, mouvement qui n’a fait que s’amplifier. Les gouvernements locaux ont été sommés de leur prêter assistance, les compagnies débitrices ont été lourdement sanctionnées; les départements concernés de la ville de Beijing ont renchéri, proclamant que les entreprises qui retarderaient les paiements de manière déraisonnable seraient désormais expulsées de la capitale.

Au fond, la question du retard de paiement n’est pas due à l’immoralité des employeurs, mais aux problèmes économiques qu’entraîne l’identité sociale de ces « paysans-ouvriers ». Un citadin a bel et bien le droit de demander à la municipalité de protéger ses intérêts, mais cette démarche est difficile pour les paysans. L’élément fondamental de solution consiste à abolir les règlements discriminatoires établis antérieurement sur l’entrée des paysans en ville. Sous le système de l’économie planifiée, la Chine appliquait une politique restrictive; avec la réforme et l’ouverture, et notamment l’application de l’économie de marché, il y a afflux spontané des paysans à la recherche d’un travail, tandis que les politiques appropriées restent imparfaites.

Avec l’attention que les médias prêtent de plus en plus à ce groupe particulier de la population, l’appel est lancé en faveur de l’amélioration du statut des paysans-ouvriers, de la levée des obstacles à leur installation en ville et d’un traitement équitable entre paysans et citadins. Le gouvernement est en train d’élaborer une série de politiques à leur intention : l’affaire Xiong Deming en a simplement été l’élément déclencheur.

Dans certaines provinces développées comme le Jiangsu, la distinction entre « urbain » et « rural » dans le registre d’état civil n’existe plus. Les grandes villes comme Beijing, Shanghai et Shenzhen ont ouvert quantité d’écoles destinées spécialement aux enfants des provinciaux. Certaines régions leur permettent de participer, suivant les dispositions de la loi, à l’assurance-vieillesse et de bénéficier de l’assurance-accident de travail. La Commission nationale pour le développement et la réforme et le ministère des Finances ont conjointement déclaré que les divers droits perçus, dont ceux de séjour temporaire et d’accroissement de la démographie urbaine, seront bientôt supprimés.

« Nous sommes convaincus qu’avec la progression des réformes et de la société, dans peu de temps, le mot « paysan-ouvrier », comme bien d’autres prétendues terminologies, disparaîtra tôt ou tard de notre vocabulaire… », commente avec optimisme un des importants médias du pays, le Quotidien des ouvriers, dans un article intitulé « Le signe vital d’un changement ».