MAI 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Les couples DINK sont-ils des marginaux?

LISA CARDUCCI

Dès que j’arrive au bureau, je me mets au travail, jusqu’à 17 h.

« Double Income No Kids », c’est l’expression qui a donné naissance au qualificatif DINK applicable aux couples qui décident de ne pas avoir d’enfants. En Chine où non seulement le respect filial est une vertu traditionnelle, mais encore la loi oblige les enfants à prendre soin de leurs parents âgés ou dans le besoin, choisir de ne pas donner naissance demande du courage sinon de l’audace.

Gong Jieshi, bien que nous travaillions dans le même édifice et au même étage, je vous connais peu. Parlez-moi de vous, de votre enfance d’abord.

Je suis né dans la province centrale du Henan, dans une famille très pauvre. Et j’ai été élevé comme pauvre. C’est que mon père est décédé quand je n’avais que 4 ans, et ma mère était seule pour nous élever.

Vous étiez plusieurs enfants?

J’ai trois sœurs et je suis le seul garçon.

Quel est votre rang dans la famille?

Je suis le troisième. Mes sœurs sont restées en province. Je suis le seul à avoir fait des études universitaires.

Est-ce parce que vous étiez un garçon que vous avez eu ce privilège?

Bien sûr!

À quel âge avez-vous quitté la campagne pour la ville?

Après mes études secondaires, je suis venu fréquenter l’Université de Beijing. Et je ne bouge plus.

Vous aimez bien la capitale?

J’ai un caractère plutôt… j’aime bien travailler tout seul.

Comment se déroule une journée typique de Gong Jieshi?

Mes journées sont toutes pareilles. Je me lève entre 5 et 6 h. Je prends un très léger petit déjeuner. À 7 h, je me mets en route et j’arrive au bureau vers 7 h 40 ou 7 h 50.

Quel est votre moyen de transport?

La bicyclette. C’est mon seul exercice. Avant, je faisais un peu de sport, mais maintenant, je suis très occupé. Dès que j’arrive au bureau, je me mets au travail, jusqu’à 17 h.

Vous faites la sieste après le déjeuner?

Je mène une vie très régulière. La sieste est presque obligatoire. Mais depuis deux mois, j’ai dû m’en passer. Je suis allé à l’étranger, il a fallu préparer ce voyage, et mon horaire a été dérangé. Aussi, l’an dernier, j’ai été élu secrétaire général d’un conseil relevant de l’Association des traducteurs de Chine. À ce titre, je viens d’organiser une réunion à laquelle ont participé une quarantaine d’experts : des professeurs, des traducteurs, et presque tous les chefs d’une section française y étaient.

Quel genre de travail accomplit cette association.

Actuellement, nous nous concentrons sur des mots difficiles à traduire. Par exemple, « triple représentativité » que nous employons depuis le printemps dernier; c’est un terme qui ne me satisfait pas. Nous avons beaucoup discuté et n’avons pas encore trouvé la réponse idéale. La langue doit rendre compte de la réalité. Et la Chine a des réalités à elle, qu’elle exprime par des termes très chinois. Pour nous, c’est clair, mais traduits en langues étrangères, ces mots n’ont plus de sens.

Les entreprises sanzi, par exemple…

C’en est un autre. On n’est pas d’accord sur la signification de ce mot, même en chinois. Quelle est la différence entre une entreprise à capitaux mixtes et une entreprise en coopération? Les étrangers ne comprennent pas.

Votre travail occupe une grande partie de votre journée…

Mais le soir, je ne travaille pas. Je suis épuisé. Je m’oblige à ne pas travailler.

Vous sortez?

Non, non, non. Le soir, non. Je lis les journaux, regarde la télé. Le week-end, oui.

Vous avez des activités communes avec votre épouse?

L’été, ensemble, on fait des excursions en montagne, mais l’hiver il fait trop froid.

Pas de sport?

Non. Le vélo, chaque jour, ce n’est pas un sport, c’est obligatoire.

Quel emploi occupe votre épouse?

Elle travaille pour Siemens, la société allemande. Elle est comptable.

Quelle place occupe le travail dans votre cœur?

Pour moi, le travail, c’est tout! Je n’ai pas peur du travail, mais de la retraite.

Comment envisagez-vous ce moment – qui viendra un jour lointain – où vous serez forcé de prendre votre retraite?

Je m’inquiète peu de moi-même, car j’aime travailler, mais ma femme aura de la difficulté.

À vous supporter à la maison?

Non, ce n’est pas ça! En tant que traducteur, je pourrai continuer à m’occuper, mais le travail ne plaît pas à mon épouse. Ma belle-mère, qui vit avec nous, s’ennuie beaucoup. Je crains qu’à la retraite, mon épouse devienne comme sa mère.

Et vous n’avez pas d’enfant.

Bien sûr que non!

J’ai eu beaucoup de difficulté à trouver un couple DINK qui accepte d’être interviewé. Comment expliquez-vous cette attitude?

Je ne comprends pas pourquoi ma femme même refuse l’interview. Pour moi, c’est normal; c’est mon choix.

Le travail est une sorte de refuge. Je crains la vie sociale.

Vous êtes marié depuis quinze ans. Votre décision de ne pas avoir d’enfant remonte-t-elle aussi loin?

Au début, je voulais avoir un enfant, mais ma femme avait un bon poste et travaillait très dur. En dehors de sa carrière, elle voulait profiter de la vie. Pour les parents, c’est obligatoire : il leur faut un petit-fils! À la campagne surtout. Quelques années après, c’est moi qui n’en voulais plus, parce que les enfants de notre famille ne me disent rien de bon. Je vois ma sœur qui pleure chaque fois qu’elle parle de son fils. D’autres ont abandonné leurs études, et parce que je vis à la ville, ils comptent sur moi pour leur trouver un emploi.

Vos trois sœurs ont des enfants?

Ma grande sœur a eu trois filles, puis elle a adopté un garçon. La deuxième a une fille et un garçon. La cadette a eu un fils, et elle a adopté une fillette que les parents ne pouvaient garder.

Parmi tous ces enfants, il n’y en a aucun qui vous donne envie d’en avoir vous-même?

Non. Je crois que cette génération n’est pas comme la nôtre. Nous soutenons nos parents, mais les jeunes actuels ne pensent qu’à eux-mêmes.

Comment voyez-vous la prochaine génération d’enfants?

Je travaille tout le temps, je n’ai pas le temps de réfléchir.

Comme vous n’avez personne sur qui compter dans vos vieux jours, prenez-vous des précautions, comme une assurance-vieillesse?

L’argent n’est pas un problème. J’ai un train de vie modeste, et mes économies suffiront. À la retraite, quand on devient tout seul, peut-être que c’est là qu’il y aura un problème. L’argent n’est pas important; ce qui compte, c’est la capacité de travailler.

La mesure « un enfant par couple » est devenue une loi maintenant. Qu’en pensez-vous?

Je suis pour cette loi. Voyez, mes sœurs ont beaucoup d’enfants. Ils n’aiment pas l’étude. Je ne comprends pas. Ce n’est pas une question d’argent. Elles en ont.

Vos sœurs ont-elles été pénalisées pour avoir eu trop d’enfants?

Bien sûr!

Croyez-vous que l’État donne suffisamment d’information et de moyens pour que la loi soit respectée?

Je ne crois pas. Surtout dans les campagnes, où il « faut » avoir un fils. L’application de la loi est trop dure. Il faut des moyens plus souples. Les gens ne comprennent pas la loi; ils l’exécutent seulement.

Vous connaissez plusieurs couples DINK? Se considèrent-ils comme marginaux?

J’en connais plusieurs. Pour moi, c’est normal. Ce sont les autres qui insistent pour que nous ayons un enfant. Ma mère, par exemple, elle ne peut s’empêcher d’insister.

Comment réagissez-vous?

Je discute avec elle, mais je n’ai jamais réussi à obtenir son accord. Même, elle prie pour que j’aie un enfant.

Et si Guanyin (déesse de la fécondité, entre autres fonctions) vous jouait un tour, et qu’une grossesse imprévue se présente, que feriez-vous?

Je ne pense jamais aux choses inutiles. J’ai une vie régulière, je ne veux pas de changement. Chaque jour, c’est le bureau, la maison. Ma femme est plus sociable. Elle fréquente des amis; la plupart ont des enfants. Et puis, je n’aime pas les enfants, en général.

Puisque l’argent ne semble pas être votre but, quelle est la valeur principale du travail pour vous : l’accomplissement personnel, l’acquisition de connaissances?

Le travail me permet de rester seul. C’est une sorte de refuge. J’ai peur de la vie sociale.

À la retraite, quel rêve aimeriez-vous réaliser, mis à part travailler encore? Voyager, peut-être?

Voyager me plait beaucoup. Mais quand je fais quelque chose, je pense toujours à ma mère. Par exemple, l’an dernier, nous avons fait construire une maison de 250 m2 pour elle. Donc, il ne faut pas gaspiller l’argent pour rien.

Vous avez déjà un appartement. Aimeriez-vous en avoir un plus grand?

Actuellement, nos 60 m² ne suffisent pas. C’est l’appartement de ma belle-mère. Le mien est loué. Je viens d’obtenir le plus haut titre professionnel; normalement, j’aurais droit à 120 m². Aussi, un troisième étage sans ascenseur n’est pas commode pour ma belle-mère qui souffre des jambes. D’ici ma retraite, notre unité aura sûrement fait construire d’autres appartements et j’aurai droit d’en acheter un. Actuellement, les logements commerciaux sont beaucoup trop chers, surtout au centre-ville.

Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter?

Je suis de type passif. Réceptif. Je ne m’avance jamais ni ne pose de questions.

Ce qui veut dire que si je ne pose pas les bonnes questions, vous ne me direz rien.

Il faut qu’on vienne me chercher. Par exemple, avant, je jouais au badminton avec mes collègues, mais une fois que je suis devenu chef de la section française des Éditions en langues étrangères, ils ne sont plus venus me chercher, et je n’y suis pas allé non plus.

Vous croyez qu’on parle dans votre dos?

Peut-être. On ne me fait pas de reproches, mais on ne me trouve pas normal. Je crois que je ne suis pas un bon chef; je devrais aller vers les autres. Dans mon rapport de travail de l’année 2003 – le croirez-vous? – j’ai même oublié de mentionner le SRAS, alors que pour les autres, c’était l’événement le plus important. C’est que pendant les quatre mois de l’épidémie, j’ai travaillé comme d’habitude, enfermé dans mon bureau. J’ai même organisé un séminaire le 18 avril. Plusieurs professeurs étaient absents puisque c’était déjà la panique sur les campus.