MARS 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Alimu Jiang, c’est mon nom chinois

LISA CARDUCCI

Alim'jan présente ses instruments préférés.

Alimu Jiang habite à proximité de chez moi. Non seulement, nous le rencontrons facilement au restaurant ouïgour que nous fréquentons souvent, mais aussi au restaurant Afanti, un autre de nos choix fréquents, où sa musique égaie les clients tous les soirs de la semaine.

Alimu Jiang, pourriez-vous m’écrire les noms de votre épouse et de votre fille, car j’ai bien peur de ne pas savoir.

Tout d’abord, je dois vous dire que Alimu Jiang, c’est mon nom chinois. Mon nom en langue ouïgoure est Alim’jan. Ma femme s’appelle Xiringul, et ma fille Morhaba.

Sur le « u » de Xiringul, vous avez mis un accent que nous n’avons pas en alphabet latin.

Oui. Aussi, le « h » de Morhaba est la lettre la plus près de votre alphabet, mais en réalité la lettre véritable n’existe que dans notre langue.

Je crois que, comme les Mongols, entre autres, vous n’avez pas de nom de famille. Je me trompe?

On pourrait dire qu’il existe une sorte de nom de famille, mais nous ne l’utilisons que rarement. C’est le nom du père après le nôtre. Par exemple, le nom complet de ma fille serait Morhaba Alim’jan.

Vous êtes une célébrité, mais, si vous me parliez de vous, tout simplement, ce que le public ne sait peut-être pas?

D’accord. Je suis professeur de musique à l’Université des ethnies minoritaires de Chine. Je suis à Beijing depuis 28 ans déjà. C’est ici que j’ai fait mes études. Après mon diplôme, j’ai continué à étudier deux ans. Donc, six en tout. Puis on a voulu me garder comme professeur. Je suis resté jusqu’à maintenant.

Vous êtes sorti du pays souvent, je pense; où êtes-vous allé?

Eh bien, d’abord je suis allé plusieurs fois à Hongkong, mais ce n’est pas vraiment à l’étranger. Il y a aussi la Malaysia, la Mongolie, la République de Corée, plusieurs fois au Japon… Ensuite, il y a la Hollande, la Belgique, le Danemark… Toujours comme délégué de l’État pour donner des représentations et faire connaître la musique chinoise, ou pour participer à des activités concernant les arts ethniques.

Pas encore en Amérique?

Pas encore.

Ça viendra! Vous avez le temps, vous n’êtes qu’au début de la quarantaine. Quelles langues étrangères parlez-vous?

Bof! J’ai étudié un peu l’anglais, mais on ne peut pas dire que je le parle. Même mon chinois n’est pas très bon. Ma femme, elle, parle bien chinois. Mais pas anglais. Elle a étudié un peu le russe. Notre fille, c’est une autre génération; ouïgour, chinois, anglais, pas de problème. À l’étranger, nous avons toujours des interprètes sur place. Comme nous ne consommons que la nourriture islamique, il faut quelqu’un pour traduire.

Dommage qu'on ne puisse photographier la musique!

Vous enseignez depuis 22 ans; vous devez avoir eu des centaines d’étudiants!

J’ai eu trois Japonais, un Étatsunien, du Xinjiang, un, de Beijing, un…, deux…, trois. Actuellement j’en ai cinq. J’en ai formé une dizaine environ.

Ah! Vous n’enseignez pas à des classes! Ce ne sont pas des cours théoriques?

Mais non! J’enseigne à jouer d’un instrument, à un étudiant à la fois.

Pourriez-vous me présenter ces instruments à cordes accrochés au mur?

Ces deux petits, ce sont des ravopt : c’est ma spécialité. Il y en a un meilleur et un moins bon. Celui-ci, c’est un bambe’er, et l’autre, un dut’tar. Ce sont des instruments typiquement ouïgours. Les autres ethnies ne les utilisent pas.

Vous retournez souvent au Xinjiang?

Une fois l’an. Habituellement pendant les vacances scolaires en juillet-août. Mais cette année, pas moyen.

Le SRAS a dérangé bien du monde, en effet…

Ma mère est venue. Elle m’a demandé pourquoi je ne rentrais pas… Mon père est décédé il y a longtemps.

Vous avez des frères et sœurs?

J’ai un grand frère; un autre est décédé. Un accident de voiture. Aussi une grande sœur est décédée. J’ai plusieurs soeurs (il compte sur ses doigts), encore trois sœurs aînées et deux cadettes. Et deux petits frères. Ils sont tous au Xinjiang, mais quelques-uns sont venus à Beijing parfois.

Un Ouïgour, musulman, qui vit à Beijing doit bien éprouver quelques difficultés.

Non. Nous sommes nombreux. Nous gardons nos traditions. Il y a plein de restaurants du Xinjiang.

(À ce point, Xiringul se joint à nous.)

Vous enseignez en quelle langue?

Alim’jan : En chinois, sauf aux étudiants ouïgours. Alors, je parle notre langue.

Xiringul : Les cours comme les sciences, les mathématiques, se donnent en chinois. Les 56 ethnies de Chine n’ont pas toutes leur propre langue, mais les Mongols, les Tibétains, les Kasakhs, les Ouïgours, les Coréens utilisent leur propre langue. C’est souvent leur spécialité. Les étudiants d’ethnies minoritaires qui entrent à l’université doivent pour la plupart faire un an ou deux d’études de langue chinoise, comme les étrangers, avant de pouvoir suivre les cours réguliers. Sauf s’ils ont fréquenté une bonne école primaire et secondaire où ils ont bien appris.

Alim’jan : Par exemple, la fille de ma grande sœur est ici, chez nous, depuis deux mois. Elle est venue apprendre le chinois; elle commence déjà à pouvoir s’exprimer.

Xiringul : Nous deux, par exemple, c’est à Beijing que nous avons étudié le chinois. Moi, maintenant, j’enseigne le chinois aux étudiants ouïgours.

Votre université compte combien d’étudiants et de profs?

Alim’jan : Il vaudrait mieux demander à ma femme. Elle le sait mieux que moi.

Xiringul : Les profs, plus de 1 400.

Y compris les retraités?

Non. Les profs actifs. Si l’on compte les retraités et les travailleurs, on atteint facilement 5 000. Les étudiants, plus de 10 000 actuellement, dont plusieurs en maîtrise ou au doctorat.

Tous issus d’ethnies minoritaires?

Non. Parmi les professeurs, 60 % sont de nationalité han. Chez les étudiants, 80 à 85% sont d’ethnies minoritaires.

C’est à l’université que vous vous êtes connus?

Alimu’jan : Exact. Elle est arrivée en 1978, trois ans après moi. Une petite fille, 14 ans. Très jolie! (Il éclate de rire, et Xiringul le pousse en rougissant. Il dit qu’il aime bien la taquiner, comme il l’a fait tout au long de l’entrevue, d’ailleurs.) Nous nous sommes mariés en 1986. Morhaba a 15 ans.

Alim’jan et sa famille.

Êtes-vous originaires de la même ville?

Alim’jan : Non, je suis de Yining, tout à fait au nord-ouest, près du Kazakhstan; elle est de Shihezi, un peu plus à l’intérieur.

Xiringul : Vous êtes allée au Xinjiang?

Oui, en 1993. Je n’ai pas vu vos deux villes, seulement Urümqi, Turfan, le désert, quelques autres endroits par trop loin du chef-lieu.

Xiringul : Depuis dix ans, le Xinjiang a beaucoup changé. Il faut y retourner. Et la prochaine fois, allez à Shihezi. La vraie saveur du Xinjiang, c’est là qu’on la trouve.

Quelles difficultés avez-vous éprouvées à Beijing?

Xiringul : Nous n’avons aucune difficulté. Nous sommes habitués à la vie ici, tout va bien. Nous avons un très bon salaire. (Alim’jan approuve).

Vous achèterez une maison à Beijing?

Alim’jan : Une maison au centre-ville, c’est trop cher. Ici, nous vivons sur le campus, c’est parfait. Notre fille fréquente une très bonne école, l’école secondaire relevant de l’université Renmin, et c’est tout près.

Xiringul : Il y a peut-être eu ça, comme difficulté, le logement. Jusqu’à 1998, nous vivions dans le dortoir de Alim’jan. Nous cuisinions dans le corridor. Morhaba a passé là les dix premières années de sa vie. L’appartement actuel nous a été donné par notre université. Environ 40 m2. C’est petit, mais beaucoup mieux qu’avant. Normalement, pour son niveau, mon mari devrait avoir 70 m2.  (J’ai remarqué la propreté impeccable du logement.)

Alim’jan : Il y a une autre difficulté. Le soir, après mes 75 minutes de spectacle au restaurant Afanti, je sors boire avec les amis, et ma femme n’est pas contente!

Comment conciliez-vous l’alcool et l’islam?

Les Ouïgours ne peuvent pas ne pas boire, jusqu’à s’enivrer même. Mais dans la religion, ce n’est pas cela qui est important; c’est plutôt ce que l’on fait aux autres.

Xiringul : La Chine est un pays ouvert, évolué. Alim’jan est ouïgour, et artiste : deux raisons…

Vous ne sortez pas avec votre femme et votre fille?

Xiringul : Quand il le peut, il nous emmène. Mais souvent, il n’y a que des hommes, ou bien c’est pour son travail qu’il sort. Et puis, moi, j’aime la vie tranquille. Je lis.

Comment passez-vous vos loisirs?

Alim’jan : Elle, elle fait les magasins. Elle aime beaucoup aller dans les magasins; elle est heureuse comme ça. Tant mieux! Elle connaît tous les grands magasins. Moi non. J’adore regarder la télé.

Xiringul : Ses vêtements, c’est toujours moi qui les achète.

Vous savez cuisiner?

Alim’jan : Je sais, mais je cuisine rarement. J’aime bien manger ce que ma femme prépare. Elle cuisine bien, nos plats à nous.

Le week-end, vous sortez?

Xiringul : Notre fille est très occupée par ses études. Parfois, je l’emmène manger au Kentucky Fried Chicken.

Que veut-elle étudier après le secondaire?

Alim’jan : Elle ira sûrement en arts. Elle a appris le piano dès l’âge de 5 ans. Maintenant, elle n’a plus le temps. À un certain moment, elle a pensé à la danse et au chant. Puis elle voulait devenir actrice. Elle doit se préparer à entrer à l’université. Ensuite, elle aura le temps de penser à elle-même.

Vous êtes d’accord?

Alim’jan : L’important est qu’elle développe ses talents, selon son désir. Qu’elle soit heureuse dans ce qu’elle fait. Il y a des parents qui n’ont pas réalisé leur rêve et qui veulent que leurs enfants le fassent à leur place. Pour nous, l’important dans l’éducation c’est le respect des parents, des autres. Le reste lui appartient. Nous ne planifions pas ses rêves.

Xiringul : Important aussi d’apprendre à aider les autres.

Une dernière question : Lors des attentats terroristes du 11 septembre aux États-Unis, les musulmans, et en Chine les gens du Xinjiang en particulier, étaient regardés de travers. Avez-vous été inquiétés?

Pas du tout. Nos mœurs ne sont pas très éloignées de celles des Han. Nous aussi étions contre les terroristes et les actes déplorables qu’ils ont commis.

L’entrevue s’est déroulée dans la chambre à coucher, tandis que Morhaba et sa cousine regardaient la télé dans le salon. Quand je suis sortie de la chambre, la table était remplie de pâtisseries et bonbons.

C’est vous-même qui avez préparé tout ça?

Xiringul : Oui, car il y a quelques jours, nous avons célébré le Eid al-Fitr (fin du Ramadan). S’il vous plaît, goûtez quelque chose.