Alimu
Jiang, c’est mon nom chinois
LISA
CARDUCCI
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Alim'jan présente ses instruments préférés. |
Alimu Jiang habite à proximité
de chez moi. Non seulement, nous le rencontrons facilement au
restaurant ouïgour que nous fréquentons souvent, mais aussi au
restaurant Afanti, un autre de nos choix fréquents, où sa musique
égaie les clients tous les soirs de la semaine.
Alimu Jiang, pourriez-vous
m’écrire les noms de votre épouse et de votre fille, car j’ai
bien peur de ne pas savoir.
Tout d’abord, je dois vous dire que Alimu Jiang, c’est mon nom chinois.
Mon nom en langue ouïgoure est Alim’jan. Ma femme s’appelle Xiringul,
et ma fille Morhaba.
Sur le « u » de Xiringul,
vous avez mis un accent que nous n’avons pas en alphabet latin.
Oui. Aussi, le « h » de Morhaba est la lettre la plus près de
votre alphabet, mais en réalité la lettre véritable n’existe que
dans notre langue.
Je crois que, comme les Mongols,
entre autres, vous n’avez pas de nom de famille. Je me trompe?
On pourrait dire qu’il existe une sorte de nom de famille, mais nous ne
l’utilisons que rarement. C’est le nom du père après le nôtre.
Par exemple, le nom complet de ma fille serait Morhaba Alim’jan.
Vous êtes une célébrité, mais,
si vous me parliez de vous, tout simplement, ce que le public
ne sait peut-être pas?
D’accord. Je suis professeur de musique à l’Université des ethnies minoritaires
de Chine. Je suis à Beijing depuis 28 ans déjà. C’est ici que
j’ai fait mes études. Après mon diplôme, j’ai continué à étudier
deux ans. Donc, six en tout. Puis on a voulu me garder comme professeur.
Je suis resté jusqu’à maintenant.
Vous êtes sorti du pays souvent,
je pense; où êtes-vous allé?
Eh bien, d’abord je suis allé plusieurs fois à Hongkong, mais ce n’est
pas vraiment à l’étranger. Il y a aussi la Malaysia, la Mongolie,
la République de Corée, plusieurs fois au Japon… Ensuite, il y
a la Hollande, la Belgique, le Danemark… Toujours comme délégué
de l’État pour donner des représentations et faire connaître la
musique chinoise, ou pour participer à des activités concernant
les arts ethniques.
Pas encore en Amérique?
Pas encore.
Ça viendra! Vous avez le temps,
vous n’êtes qu’au début de la quarantaine. Quelles langues étrangères
parlez-vous?
Bof! J’ai étudié un peu l’anglais, mais on ne peut pas dire que je le
parle. Même mon chinois n’est pas très bon. Ma femme, elle, parle
bien chinois. Mais pas anglais. Elle a étudié un peu le russe.
Notre fille, c’est une autre génération; ouïgour, chinois, anglais,
pas de problème. À l’étranger, nous avons toujours des interprètes
sur place. Comme nous ne consommons que la nourriture islamique,
il faut quelqu’un pour traduire.
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Dommage qu'on ne puisse photographier
la musique! |
Vous enseignez depuis 22 ans;
vous devez avoir eu des centaines d’étudiants!
J’ai eu trois Japonais, un Étatsunien, du Xinjiang, un, de Beijing, un…,
deux…, trois. Actuellement j’en ai cinq. J’en ai formé une dizaine
environ.
Ah! Vous n’enseignez pas à
des classes! Ce ne sont pas des cours théoriques?
Mais non! J’enseigne à jouer d’un instrument, à un étudiant à la fois.
Pourriez-vous me présenter
ces instruments à cordes accrochés au mur?
Ces deux petits, ce sont des ravopt :
c’est ma spécialité. Il y en a un meilleur et un moins bon. Celui-ci,
c’est un bambe’er, et l’autre, un dut’tar. Ce sont des instruments typiquement
ouïgours. Les autres ethnies ne les utilisent pas.
Vous retournez souvent au Xinjiang?
Une fois l’an. Habituellement pendant les vacances scolaires en juillet-août.
Mais cette année, pas moyen.
Le SRAS a dérangé bien du monde,
en effet…
Ma mère est venue. Elle m’a demandé pourquoi je ne rentrais pas… Mon père
est décédé il y a longtemps.
Vous avez des frères et sœurs?
J’ai un grand frère; un autre est décédé. Un accident de voiture. Aussi
une grande sœur est décédée. J’ai plusieurs soeurs (il compte sur ses doigts), encore trois sœurs aînées et deux cadettes.
Et deux petits frères. Ils sont tous au Xinjiang, mais quelques-uns
sont venus à Beijing parfois.
Un Ouïgour, musulman, qui vit
à Beijing doit bien éprouver quelques difficultés.
Non. Nous sommes nombreux. Nous gardons nos traditions. Il y a plein de
restaurants du Xinjiang.
(À ce point, Xiringul se joint à
nous.)
Vous enseignez en quelle langue?
Alim’jan : En chinois,
sauf aux étudiants ouïgours. Alors, je parle notre langue.
Xiringul : Les cours
comme les sciences, les mathématiques, se donnent en chinois.
Les 56 ethnies de Chine n’ont pas toutes leur propre langue, mais
les Mongols, les Tibétains, les Kasakhs, les Ouïgours, les Coréens
utilisent leur propre langue. C’est souvent leur spécialité. Les
étudiants d’ethnies minoritaires qui entrent à l’université doivent
pour la plupart faire un an ou deux d’études de langue chinoise,
comme les étrangers, avant de pouvoir suivre les cours réguliers.
Sauf s’ils ont fréquenté une bonne école primaire et secondaire
où ils ont bien appris.
Alim’jan : Par exemple,
la fille de ma grande sœur est ici, chez nous, depuis deux mois.
Elle est venue apprendre le chinois; elle commence déjà à pouvoir
s’exprimer.
Xiringul : Nous deux, par
exemple, c’est à Beijing que nous avons étudié le chinois. Moi,
maintenant, j’enseigne le chinois aux étudiants ouïgours.
Votre université compte combien
d’étudiants et de profs?
Alim’jan : Il vaudrait
mieux demander à ma femme. Elle le sait mieux que moi.
Xiringul : Les profs,
plus de 1 400.
Y compris les retraités?
Non. Les profs actifs. Si l’on compte les retraités et les travailleurs,
on atteint facilement 5 000. Les étudiants, plus de 10 000
actuellement, dont plusieurs en maîtrise ou au doctorat.
Tous issus d’ethnies minoritaires?
Non. Parmi les professeurs, 60 % sont de nationalité han. Chez les
étudiants, 80 à 85% sont d’ethnies minoritaires.
C’est à l’université que vous
vous êtes connus?
Alimu’jan : Exact. Elle
est arrivée en 1978, trois ans après moi. Une petite fille, 14
ans. Très jolie! (Il éclate
de rire, et Xiringul le pousse en rougissant. Il dit qu’il aime
bien la taquiner, comme il l’a fait tout au long de l’entrevue,
d’ailleurs.) Nous nous sommes mariés en 1986. Morhaba a 15 ans.
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Alim’jan et sa famille. |
Êtes-vous originaires de la
même ville?
Alim’jan : Non, je
suis de Yining, tout à fait au nord-ouest, près du Kazakhstan;
elle est de Shihezi, un peu plus à l’intérieur.
Xiringul : Vous êtes
allée au Xinjiang?
Oui, en 1993. Je n’ai pas vu
vos deux villes, seulement Urümqi, Turfan, le désert, quelques
autres endroits par trop loin du chef-lieu.
Xiringul : Depuis dix ans,
le Xinjiang a beaucoup changé. Il faut y retourner. Et la prochaine
fois, allez à Shihezi. La vraie saveur du Xinjiang, c’est là qu’on
la trouve.
Quelles difficultés avez-vous
éprouvées à Beijing?
Xiringul : Nous n’avons
aucune difficulté. Nous sommes habitués à la vie ici, tout va
bien. Nous avons un très bon salaire. (Alim’jan
approuve).
Vous achèterez une maison à
Beijing?
Alim’jan : Une maison
au centre-ville, c’est trop cher. Ici, nous vivons sur le campus,
c’est parfait. Notre fille fréquente une très bonne école, l’école
secondaire relevant de l’université Renmin, et c’est tout près.
Xiringul : Il y a peut-être
eu ça, comme difficulté, le logement. Jusqu’à 1998, nous vivions
dans le dortoir de Alim’jan. Nous cuisinions dans le corridor.
Morhaba a passé là les dix premières années de sa vie. L’appartement
actuel nous a été donné par notre université. Environ 40 m2.
C’est petit, mais beaucoup mieux qu’avant. Normalement, pour son
niveau, mon mari devrait avoir 70 m2. (J’ai
remarqué la propreté impeccable du logement.)
Alim’jan : Il y a une
autre difficulté. Le soir, après mes 75 minutes de spectacle au
restaurant Afanti, je sors boire avec les amis, et ma femme n’est
pas contente!
Comment conciliez-vous l’alcool
et l’islam?
Les Ouïgours ne peuvent pas ne pas boire, jusqu’à s’enivrer même. Mais
dans la religion, ce n’est pas cela qui est important; c’est plutôt
ce que l’on fait aux autres.
Xiringul : La Chine
est un pays ouvert, évolué. Alim’jan est ouïgour, et artiste :
deux raisons…
Vous ne sortez pas avec votre
femme et votre fille?
Xiringul : Quand il
le peut, il nous emmène. Mais souvent, il n’y a que des hommes,
ou bien c’est pour son travail qu’il sort. Et puis, moi, j’aime
la vie tranquille. Je lis.
Comment passez-vous vos loisirs?
Alim’jan : Elle, elle
fait les magasins. Elle aime beaucoup aller dans les magasins;
elle est heureuse comme ça. Tant mieux! Elle connaît tous les
grands magasins. Moi non. J’adore regarder la télé.
Xiringul : Ses vêtements,
c’est toujours moi qui les achète.
Vous savez cuisiner?
Alim’jan : Je sais,
mais je cuisine rarement. J’aime bien manger ce que ma femme prépare.
Elle cuisine bien, nos plats à nous.
Le week-end, vous sortez?
Xiringul : Notre fille
est très occupée par ses études. Parfois, je l’emmène manger au
Kentucky Fried Chicken.
Que veut-elle étudier après
le secondaire?
Alim’jan : Elle ira
sûrement en arts. Elle a appris le piano dès l’âge de 5 ans. Maintenant,
elle n’a plus le temps. À un certain moment, elle a pensé à la
danse et au chant. Puis elle voulait devenir actrice. Elle doit
se préparer à entrer à l’université. Ensuite, elle aura le temps
de penser à elle-même.
Vous êtes d’accord?
Alim’jan : L’important
est qu’elle développe ses talents, selon son désir. Qu’elle soit
heureuse dans ce qu’elle fait. Il y a des parents qui n’ont pas
réalisé leur rêve et qui veulent que leurs enfants le fassent
à leur place. Pour nous, l’important dans l’éducation c’est le
respect des parents, des autres. Le reste lui appartient. Nous
ne planifions pas ses rêves.
Xiringul : Important
aussi d’apprendre à aider les autres.
Une dernière question :
Lors des attentats terroristes du 11 septembre aux États-Unis,
les musulmans, et en Chine les gens du Xinjiang en particulier,
étaient regardés de travers. Avez-vous été inquiétés?
Pas du tout. Nos mœurs ne sont pas très éloignées de celles des Han. Nous
aussi étions contre les terroristes et les actes déplorables qu’ils
ont commis.
L’entrevue s’est déroulée dans
la chambre à coucher, tandis que Morhaba et sa cousine regardaient
la télé dans le salon. Quand je suis sortie de la chambre, la
table était remplie de pâtisseries et bonbons.
C’est vous-même qui avez préparé
tout ça?
Xiringul : Oui, car
il y a quelques jours, nous avons célébré le Eid al-Fitr (fin du Ramadan). S’il
vous plaît, goûtez quelque chose.