FÉVRIER 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Être printemps pour toute chose


WANG KEPING

Ce mois-ci, la philosophie chinoise nous apprend que, dans le monde d'aujourd'hui, où nous sommes si vulnérables à des menaces réelles, telles qu’une attaque terroriste et des fléaux comme le SRAS, il est d'autant plus nécessaire de garder l'esprit du printemps et de tout ce qui est beau dans la nature.


Le vieux dicton « Le printemps est la saison la plus marquante » est profondément enraciné dans la conscience chinoise. Il a une signification particulière dans les régions rurales où le printemps est la saison du labour et de la planification du travail pour l'année qui commence. En milieu urbain, il indique le temps des promenades et l'agrément du temps plus chaud. La vue des jeunes femmes, ayant finalement mis de côté leurs vêtements chauds d'hiver et qui sont désormais vêtues de tissus légers et colorés mettant pleinement en valeur leur charme féminin est un aspect de cette saison qui ajoute beaucoup à l'esthétique globale. Tout bien considéré, du point de vue chinois, le printemps est un temps de couleurs, de charme et de gaieté.

Une appréciation bien articulée de la magnificence du printemps peut générer la capacité d'être « un printemps pour toute chose »  (yu wu wei chun). Ce concept reflète l'humanisme naturaliste du taoïste Zhuangzi. Le mot yu indique l'interaction entre X et Y, un sujet et un objet ou, dit autrement, un contemplateur humain des choses qui sont sous contemplation. « Les choses » (wu) réfèrent à la nature dans toute sa gloire −montagnes et eau, fleurs et arbres, oiseaux et autres animaux, étoiles et nuages, clair de lune et soleil. Ces aspects de la nature sont des manifestations de pure beauté. On retrouve leurs contreparties négatives dans la distinction artificielle, au sens holistique, entre vie et mort, chance et malchance, richesse et pauvreté, utilité et futilité, éloge et blâme. Ces comparaisons sont basées sur des jugements de valeur bien relatifs qui se relient trop bien avec les préoccupations continuelles de gain et de perte qui affligent et imprègnent la conscience, bannissant toute perspective de tranquillité spirituelle.

Dans ce contexte, que veut-on dire par « être printemps » (wei chun) ?  Le printemps (chun) est la saison de la vitalité, de la chaleur humaine et de la joie. C'est souvent un symbole d’espoir et de nouvelles perspectives et aspirations. Ici toutefois, on réfère particulièrement à un lien harmonieux étroit entre l'homme et la nature, un courant interactif d'optimisme et de bonne volonté entre l'environnement perceptible et le « moi intérieur ». Dans ce sens, si tu aimes la nature, elle ne te trahira jamais : tu es en symbiose avec elle. Un arbre planté au printemps procure, par son ombre, une fraîcheur inestimable au plus fort de l'été. Par conséquent, « être printemps pour toute chose » correspond à être en harmonie avec tout ce qui nous entoure et à en apprécier ainsi les effets bienfaisants. Cela dénote une conscience naturaliste du rôle de chaque chose dans la nature, et une attitude humaniste envers la quête du « caractère parfait » (cai quan) de l'humain.

Une appréciation vraie de la nature apporte un contentement bien particulier : le « caractère parfait » est atteint quand l'esprit arrive à se maintenir dans la paix issue de ce contentement. Cette appréciation vraie nécessite de libérer l'esprit de l'égoïsme axé sur les valeurs. On connaît la souffrance due aux maux sociaux et aux difficultés humaines provenant d'un jugement borné du bon et du mauvais en regard des faveurs et des intérêts personnels : en suivant les lois de la nature, il est possible d'observer les voies du destin et d'éviter cette souffrance. Le concept de Zhuangzi est l'idéal fondamental : ce par quoi l'on appartient à l'humanité est insignifiant et petit (miaohu xiaozai, suoyi shuyu ren ye); ce par quoi tu t'identifies à la nature est grand et imposant (aohu dazai, ducheng qi tian). Dans la première partie, une personne est coincée dans les limites du « petit Je », en prenant l'homme comme la mesure de toute chose, et en le confinant exclusivement aux affaires humaines, ignorant ainsi le rôle supérieur de la nature dans tout le sens du mot. Dans la seconde partie, la sublimation s'est produite, en passant du « petit Je » au « grand Nous », et par une identification consciente avec la nature. En d'autres termes, l’horizon de l’homme s'élargit à une perspective holistique de l'interdépendance entre l'humanité et la nature, plutôt que de porter des jugements basés sur des valeurs matérielles égoïstes. Dans la terminologie de Zhuangzi, cette étape apporte le genre de liberté spirituelle de faire « l'excursion heureuse » (xiao yao you), par laquelle l’homme peut « errer, librement et à l'aise, avec tout ce qu'il y a autour » (chengwu yi youxin), et « chevaucher les nuages du ciel, se promener sur le soleil et la lune, et errer ainsi à souhait au-delà des quatre océans » (cheng yunqi, qi riyue, er youhu sihai zhiwai). Tout ceci signifie un moment qui transcende le monde humain fini, pour permettre l'entrée dans le monde cosmique de l'infinité. L'illumination ultime est atteinte quand « Ciel et Terre et moi voyons le jour ensemble, et que toute chose est une avec moi » (tiandi yuwo bingsheng, er wanwu yuwo weiyi). Ce fantasme de liberté absolue sans frontières est caractérisé par l'unité de l'homme et de l'univers; cette unité étant l'accomplissement du Tao omnipotent ou dans un sens semblable, la vie idéale.

Quoique le conseil de Zhuangzi « Être printemps pour toute chose » est inspirant pour ce qui concerne l'effet bienfaisant mutuel de l’harmonie étroite entre les humains et la nature, personnellement, je le trouve exagérément idéaliste, et donc pratiquement irréalisable. Pourtant, ceci peut tout de même être adopté comme attitude générale dans laquelle la nature est considérée sous quatre aspects : un aspect ontologique dans lequel les humains sont une partie de la nature qui, à son tour, nourrit l'ensemble de l'humanité;  un aspect épistémologique dans lequel la nature constitue un corps de connaissances exigeant une recherche illimitée, et qui est une source constante de nouvelles découvertes; un aspect écologique où la nature doit être correctement protégée et utilisée afin de réaliser un développement durable; et, finalement, un aspect esthétique où la nature est la source primitive de toutes les beautés. L'aspect esthétique est lié au concept de Kant de « contemplation désintéressée », par lequel la découverte des formes innombrables de beauté de la nature rend possible la projection des sentiments et des émotions dans une telle contemplation esthétique. On se débarrasse ainsi complètement du mondain, et l'empathie humaine est échangée contre de la sympathie pour la nature, ce qui produit un défoulement psychique. Dans le monde d'aujourd'hui, où nous sommes si vulnérables à des menaces réelles, telles qu'une attaque terroriste et des fléaux comme le SRAS, il est d'autant plus nécessaire de garder l'esprit du printemps et de tout ce qui est beau dans la nature.