Étrangers, 
                mais moins que moi 
               
              LISA 
                CARDUCCI
              
                
                    | 
                
                
                  | « Prenez une photo de notre famille 
                    heureuse, s'il vous plaît! » | 
                
              
              Un mot qu’on entend souvent 
                à Beijing, c’est « waidiren » 
                ou « personne extra-territoriale ». Le territoire, dans 
                ce cas, n’est pas le pays, ni même la province, mais la ville 
                et souvent même l’arrondissement. Dans l’arrondissement Shunyi, 
                au nord-est de Beijing et adjacent à l’aéroport international 
                de la Capitale, j’ai fait la connaissance d’une famille de « waidiren ». 
                Liu Shaqing et sa femme, Fu Youxiao, respectivement 41 et 34 ans, 
                sont arrivés à Beijing en 1998. La sœur cadette de Fu, Xuexiang, 
                29 ans, s’y trouvait déjà, avec son mari, depuis deux ans. Comme 
                tous parlent avec un très fort accent du Jiangxi, je n’ai pas 
                pu mener une entrevue ordinaire. Ce n’est qu’après plusieurs rencontres 
                et séances de causerie que j’avais accumulé suffisamment d’information 
                pour « faire mes devoirs ».
              Liu et son beau-frère fabriquent 
                et posent des fenêtres aux maisons neuves, ou les restaurent aux 
                maisons déjà construites. C’est alors que Liu travaillait chez 
                des gens où j’étais en visite que j’ai fait sa connaissance. Sa 
                femme est arrivée quelques minutes après lui, car ils travaillent 
                ensemble. L’entreprise n’a pas d’appellation commerciale, ni de 
                siège, ni de carte professionnelle. Comment se passent les choses 
                en ce qui concerne les taxes? On le devine, mais tel n’est pas 
                mon propos aujourd’hui.
              Le couple avait donc terminé 
                l’ouvrage au premier des deux étages de la résidence en question. 
                Quand Fu Youxiao est montée, elle se parlait à elle-même, juste 
                assez fort pour que je saisisse :
              « Ah! 
                Que d’espace! Quelle grande maison pour 
                deux personnes seulement! Et la dame est seule pour entretenir 
                tout ça! »
              J’ai terminé ma visite en même 
                temps que ces ouvriers terminaient leur travail. Nous avons donc 
                quitté les lieux en même temps, et avons marché ensemble jusqu’à  
                mon arrêt d’autobus qui se trouvait justement devant chez 
                eux. Je les avais vus travailler toute la journée, et avais admiré 
                leur courage et leur diligence.
              Avec la plus grande simplicité 
                et la chaleur des Chinois du peuple, ils m’ont invitée à dîner 
                en disant que je pourrais prendre un autre bus et, comme ils m’étaient 
                sympathiques, j’ai accepté.
              Je croyais entrer dans leur 
                atelier, ce qui n’était pas faux en fait, mais l’unique pièce 
                était aussi la « maison familiale ».
              Liu et Fu ont deux enfants : 
                une fille de 9 ans, Liu Xixi, et un garçon de 8 ans, Liu Chenghui, 
                qui vient tout juste de commencer sa première année scolaire. 
                Sachant que les Chinois, les paysans surtout, ont une façon bien 
                particulière de calculer l’âge, je n’ai pas insisté quand la mère 
                a dit 7 ans et que le père a repris : 8 ans.
              Les sœurs Fu n’ont fréquenté 
                que l’école primaire. Elles avaient une autre sœur et trois frères. 
                Aujourd’hui, les six enfants ont quitté le village natal, près 
                de Nanchang, et gagnent leur vie ailleurs au pays. Ils ont tous 
                des enfants. Leurs vieux parents sont restés au patelin, avec 
                les enfants infirmes de la famille.
              Il y a environ trois mois, les 
                habituelles calamités inondation-sécheresse ont fait des leurs 
                à Nanchang et des maisons ont été détruites. Mais celle des parents 
                des sœurs Fu est restée intacte. Pris d’envie et de colère, des 
                voisins ont battu les deux septuagénaires. Monsieur Fu avait déjà 
                subi plusieurs opérations à un bras, et avait fini par être amputé. 
                Leurs fils et filles s’inquiètent, au loin, et téléphonent souvent. 
                Mais les sœurs Fu de Shunyi ne pouvaient pas rentrer voir ce qui 
                se passait. Habituellement, Fu Youxiao retourne au village natal 
                une fois l’an, pour la fête du Printemps, sauf les deux dernières 
                années. Quant à Fu Xuexiang, au moment de « l’attaque » 
                de ses parents, elle était enceinte et ne pouvait voyager. Tout 
                ce qu’elles ont pu faire, c’est de s’informer auprès d’un avocat 
                à Beijing, des droits légaux de leurs parents, et de trouver quelqu’un 
                à Nanchang qui portera cette affaire en cour. Ce qui est fait 
                à l’heure actuelle. J’ai demandé si je pouvais publier ces événements, 
                car je craignais à des représailles pour elles. « Au contraire, 
                a dit l’aînée, cela pourrait nous aider si les médias répandaient 
                cette histoire. »
              Chaque fois que nous conversons, 
                je me demande si elles s’appellent Fu ou Hu; les gens du Sud ne 
                font pas la distinction. J’étais mal à l’aise d’insister, mais 
                je m’y suis obligée; peine perdue : j’ai toujours l’impression 
                qu’elle prononce les deux noms à la fois.
              
                
                    | 
                
                
                  | Lisa et Fu: « Une 
                    photo avec vous, c'est trop d'honneur ». | 
                
              
              Je suis retournée plusieurs 
                fois visiter cette famille, toujours à l’improviste afin d’éviter 
                qu’on se donne la peine de préparer un repas. Mais quelle que 
                soit l’heure, il y a toujours un poulet qui mijote, des légumes 
                frais de la campagne voisine, des œufs, et – délices de mon palais! 
                – des piments forts comme je les aime.
              Je vous entends, Lecteurs, vous 
                demander pourquoi le couple Liu-Fu a deux enfants, puisque la 
                loi chinoise n’autorise qu’une naissance par famille. D’abord, 
                ce couple a un hukou (carnet de famille) rural. Les fermiers qui donnent naissance 
                à une fille ont le droit d’avoir un second enfant, car avant que 
                l’agriculture ne soit entièrement mécanisée, elle comporte des 
                travaux qu’une femme ne peut faire.
              – Mais, vous vivez dans la 
                capitale et ne faites pas de travaux agricoles, ai-je dit.
              – Non, mais nos enfants sont 
                nés alors que nous étions à Nanchang. Nous ne pouvons tout de 
                même pas les « jeter », a répondu 
                Fu, en riant.
              Quant à sa sœur, l’enfant qui 
                est né il y a huit jours est son troisième. Des voisines qui ont 
                aperçu un poupon dans les bras de la « tante » étrangère 
                se sont approchées pour voir. Entendant que c’était le troisième, 
                elles se sont exclamées comme prises de désespoir. Le premier 
                garçon de Fu Xuexiang est sourd-muet et a de la difficulté à marcher. 
                Dans ce cas, la loi – qui n’est pas aussi draconienne qu’on le 
                croit souvent à l’étranger, permet un « nouvel essai », 
                lequel a donné une fille. Fu a voulu tenter sa chance d’avoir 
                un garçon sain, et c’est fait. Elle n’aura plus d’enfants. Le 
                bébé porte le prénom de Shunkang, Shun parce qu’il est né à Shunyi, 
                et Kang qui signifie santé.
              – Qu’en est-il des études des 
                enfants, puisque leur hukou n’est pas à Beijing?
              – 
                Ils fréquentent l’école locale, avec 
                les enfants locaux. Pour les deux, les frais sont de 800 yuans 
                par année, parce qu’ils ne sont pas de Beijing. On ne peut pas 
                dire que c’est très cher, mais j’ai hâte que le gouvernement applique 
                sa décision récente de lever ces frais pour que les enfants des 
                waidiren reçoivent une éducation de qualité. À l’école 
                où ils vont, s’ils ne travaillent pas bien, on les renvoie à la 
                maison, tout simplement. On ne prend pas la responsabilité de 
                faire avancer les élèves.
              – 
                Réussissent-ils?
              – Pas toujours. Ils s’amusent…
              – Vous arrive-t-il de les frapper?
              – Bien sûr, que je les frappe. 
                Quand je vois une note de 58… Il faut qu’ils apprennent.
              
                
                    | 
                
                
                  | « Shunkang, n'est-ce pas un prénom 
                    bien choisi? » | 
                
              
              Dans la pièce minuscule, des 
                lits superposés (la mère avec la fille en bas et le père avec 
                le fils en haut), une table pliante qu’on ferme, sauf pour le 
                repas et les devoirs, un petit téléviseur noir et blanc sur le 
                frigo, un évier et une plaque électrique tassés dans un coin. 
                Par terre, les provisions du marché. Le sol en béton, au niveau 
                de la rue, est recouvert d’un mince revêtement. À la fin d’octobre, 
                il faisait déjà froid à Beijing, et le chauffage ne se met en 
                marche qu’à la date « officielle » du 15 novembre. Peu 
                importe pour ces gens. Il n’y a pas de chauffage central chez 
                eux, mais une mini-fournaise au charbon qu’ils allument au besoin. 
                À ma dernière visite, il faisait donc plus chaud chez eux que 
                chez les riches. Chaud dans leur cœur aussi, et dans leurs yeux 
                souriants. 
              Les deux premiers enfants de 
                Fu Xuexiang sont restés au Jiangxi. Avec son mari, elle a loué 
                pour 100 yuans par mois, à quelques mètres de chez sa sœur, une 
                chambre meublée d’un grand lit et d’une chaise. La famille de 
                Liu paie quatre fois plus pour une pièce plus petite, mais on 
                peut y faire la cuisine et il y a l’eau courante. Les toilettes 
                publiques desservent les deux familles.
              – 
                Pensez-vous retourner à Nanchang, 
                un jour?
              – Nous le pensions quand nous 
                sommes arrivés. Bien sûr, là où l’on est né, c’est toujours chez 
                soi… mais malgré tout, notre vie est meilleure à Beijing qu’à 
                Nanchang.
              – Je croyais qu’après avoir 
                fait des économies, vous seriez retournés acheter une grande maison?
              – La maison familiale est grande. 
                Là-bas, ce sont les conditions de vie qui n’évoluent pas. Et puis, 
                à la campagne, on n’achète pas de maison; on la construit soi-même.
              Quand j’ai frappé à la porte, 
                tout à l’heure, les enfants faisaient leurs devoirs. Dès qu’ils 
                m’ont aperçue, ils se sont levés comme des ressorts, et se tenant 
                bien droit, ont salué : « Bonjour, Tante! Veuillez entrer. » 
                Ils se montrent toujours polis, sans façon, et sans que les parents 
                soient obligés de leur dire « Saluez votre tante », 
                « Remerciez votre tante », « Invitez votre tante 
                à s’asseoir », etc.
              Contrairement à ce que je pensais, 
                lorsque j’ai demandé quels rapports les citoyens de Beijing entretenaient 
                avec les waidiren, les 
                deux sœurs ont affirmé à l’unisson :
              – Très bien! Nous nous entendons 
                très bien, les gens sont sympathiques et gentils. Bof… peut-être 
                un peu moins les véritables Pékinois de plusieurs générations…
              Fu Youxiao, qui me raccompagnait, 
                verbalisa son étonnement : « C’est incroyable que vous nous 
                ayez choisis, nous, des waidiren sans instruction,  
                pour votre entrevue. Et des photos! Je n’ose pas le demander, 
                mais que nous nous fassions photographier en compagnie d’une étrangère…  
                Nous ne sommes que des laobaixing (le commun du peuple). 
                La prochaine fois, peut-être. Excusez-moi. »
              – Tante, comment devient-on 
                journaliste? lance impromptu le petit 
                Liu Chenghui.