L’influence 
                de la Chine sur la culture française (II)
               
              SHEN 
                DALI
              Quel 
                était l’attrait de la pensée chinoise au Siècle des Lumières? 
                Que peut-elle apporter à la pensée contemporaine? Quelles sont 
                les différences fondamentales entre les cultures française et 
                chinoise ? Voilà des questions abordées dans le deuxième 
                volet de ce texte.
              Voltaire  
              La 
                Description du Père du Halde sur 
                la Chine a exercé une influence marquante sur les écrivains français 
                du XVIIIe siècle, notamment Voltaire qui a écrit L’Orphelin 
                de la Chine, un drame inspiré d’un recueil d’opéra traditionnel 
                compilé sous la dynastie des Yuan (1279-1368). Il s’agit de la 
                tragédie L’Orphelin de la famille Zhao, seule œuvre 
                du dramaturge Ji Junxiang passée à la postérité. La légende de 
                l’orphelin de la famille Zhao remonte aux Mémoires 
                historiques de Sima Qian, traduits par le célèbre sinologue 
                français Édouard Chavannes (1865-1918). Voltaire y trouvait les 
                éléments d’une tragédie classique, ceux d’un bel opéra et des 
                valeurs qu’il pouvait proposer à ses compatriotes.
              Voltaire pensait que l’orphelin 
                de la famille Zhao qui représentait, à son avis, l’ensemble de 
                la culture chinoise, pourrait apporter à la France quelque chose 
                de neuf. Il voulait donc exalter les Chinois et faire connaître 
                leurs mœurs. Dans une lettre à son ami d’Argental, il disait qu’il 
                aurait dû prendre la morale des Chinois. Donc, si cette pièce 
                a touché Voltaire, c’est que celle-ci lui permettait de critiquer 
                une certaine vanité de la civilisation française, comme le danger 
                de la métaphysique.
              « L’Orphelin 
                de la famille Tchao est un monument qui sert plus à faire 
                connaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on 
                a faites et qu’on fera jamais avec ce vaste empire », a affirmé 
                Voltaire.
              À ce sujet, Georges Brandes a mis 
                l’accent sur « l’attention que Voltaire portait à la civilisation 
                pacifique d’une Chine très ancienne, païenne, mais aux mœurs pures; 
                ensuite, la glorification des vertus strictement humanistes : 
                la fidélité, l’esprit de sacrifice et l’attachement indéfectible 
                à un idéal strictement humain. Pour finir, l’Orphelin est l’expression 
                évidente d’une philosophie de la vie qui serait en opposition 
                marquée avec l’esprit satirique de Candide. »
              
                 
                    | 
                
                 
                  | Portrait de Confucius | 
                
              
              En introduisant L’Orphelin de la famille Zhao dans le champ des humanités françaises, 
                Voltaire a mis en valeur la précellence de Confucius et sa morale, 
                qui ne manquerait pas, espérait-il, d’inspirer aux Français l’amour 
                de la vertu et l’horreur du vice. Sous la plume de Voltaire, Gengis 
                Khan oppose en sa seule personne le tyran au bon roi, puisqu’il 
                dit à Zamti, personnage principal de L’Orphelin de la Chine et mari de la belle 
                Idamé : « Je fus un conquérant, vous m’avez fait 
                un roi. » La pièce de Voltaire a été montée à Paris le 20 
                août 1755. 
              Quelques œuvres chinoises traduites 
              en français 
              
                
                    | 
                
                
                  |  Joseph-Marie Vien 
                    (1716-1809) : « Ambassadeur de la Chine ». | 
                
              
              Déjà au XVIe siècle, 
                Montaigne avait introduit la Chine dans la littérature française. 
                Après lui, les jésuites ont accordé une grande importance à la 
                traduction des textes classiques chinois. Parmi les premières 
                œuvres littéraires présentées en France, citons d’abord Yu 
                Jiao Li et Hao Qiu Zhuan.
              Le premier est un roman en vingt 
                chapitres, écrit par Zhang Yun sous la dynastie des Qing, qui 
                raconte l’histoire d’amour du lettré Su Youbai avec deux merveilleuses 
                beautés, Bai Hongyu et Lu Mengli. Arcade Hoange (Huang Jialü né 
                en 1679), premier Chinois converti envoyé à Paris par la mission 
                jésuite française pour servir d’interprète à la Bibliothèque du 
                roi, a commencé à le traduire en français. Mort en 1716, il a 
                laissé sa traduction inachevée. C’est le sinologue français Abel 
                Rémusat (1788-1832) qui a assuré la relève. Ainsi Goethe, grand 
                amateur de littérature chinoise, a-t-il pu apprécier 
                Yu Jiao Li, en version française, sous le titre suivant : 
                L’Histoire de Hong Yu.
              Que pouvaient lire les Français 
                dans ce roman qui flattât leur imagination? Raison, honneur féodal, 
                fidélité conjugale, respect des songes prémonitoires, peinture 
                des mœurs exotiques, tout ce qui manquait dans leur vie sociale. 
                En effet, le choix du titre de la version française du roman est 
                bien significatif. Hong Yu est le prénom qu’un vieux mandarin 
                a donné à sa fille, et qui signifie « rubis ». À la 
                veille de la naissance de celle-ci, le futur père avait vu en 
                songe un esprit lui donner un rubis éclatant comme le soleil. 
                D’où Hong Yu qui incarne et la grande beauté et la brillante intelligence 
                d’une jeune fille parfaite. Peut-être ce symbole est-il devenu 
                plus que d’autres l’idéal féminin pour les lecteurs français sinophiles, 
                tout comme Idamé dans L’Orphelin 
                de la Chine pour Voltaire. Abel Rémusat a traduit en outre 
                Le vieillard obtient un fils, drame chinois 
                de la dynastie des Yuan.
              
                
                    | 
                
                
                  | Planche représentant les constructions, 
                    palais, pavillons et jardins édifiés par les 
                    Jésuites de la cour des Qing. | 
                
              
              Un autre roman chinois traduit 
                en français à la même époque est Hao 
                Qiu Zhuan de Mingqiao Zhongren, connu plus communément sous 
                le nom d’Amours courtoises, qui a paru au début de la dynastie des Qing. Par 
                l’expression d’une vive hostilité à la loi du plus fort, ce roman 
                a eu d’importants retentissements non seulement en France, mais 
                aussi en Allemagne et en Angleterre.
              Il ne faut pas oublier l’orientaliste 
                Stanislas Julien (1799-1873) qui a traduit, après le P. de Prémare, 
                des passages en vers de L’Orphelin 
                de la famille Zhao, Mencius 
                et Yu Jiao 
                Li, seconde version 
                du roman connu sous le titre Les 
                vieilles cousines. Le Père du Halde a su donner sur les travaux 
                de ses confrères la plus riche image de la culture chinoise en 
                France. Puis, grâce à Abel Rémusat, on a publié, dans une traduction 
                du P. Dentrecolles (1723), revue par Stanislas Julien, des extraits 
                du Jingu Qiguan (Les 
                Contes extraordinaires antiques et modernes).
              Les traductions d’œuvres de la 
                littérature populaire chinoise montrent que les jésuites se sont 
                efforcés également de diffuser en France des thèses taoïstes, 
                favorisant le courant philosophique du XVIIIe siècle 
                français.
              La diffusion de la pensée 
              taoïste 
              
                
                    | 
                
                
                  | Porcelaine de Chine, XVIIIe siècle. | 
                
              
              La conception taoïste de l’Univers 
                a été révélée aux Français par le Tao 
                Tö King, c’est-à-dire le 
                Livre du Tao et de la Vertu, dans la traduction de Stanislas 
                Julien. Ce classique chinois en cinq mille caractères, dû à Lao 
                Zi, est à l’origine du taoïsme qui prône le retrait de la société 
                afin d’atteindre le Tao. L’ouvrage a eu, pendant des siècles, 
                diverses versions françaises. Édité aussi en livre de poche, il 
                est devenu de nos jours une sorte de bible pour tous ceux qui 
                aspirent à une certaine vie spirituelle.
              Selon les taoïstes chinois, tout 
                l’Univers est en mouvement continu de flux et de reflux, d’où 
                une vie sans créateur. Aujourd’hui, cette théorie permet aux Occidentaux 
                de reconsidérer leur thèse chrétienne sur le Big Bang dans le 
                sens de l’idée de « mouvement créatif continu ».
              Par la vertu des versions françaises 
                du Tao Tö King, du Yi King (le Canon des mutations) 
                et des ouvrages des sinologues français sur les philosophies taoïstes, 
                la pensée taoïste agit surtout dans le domaine artistique. En 
                voici un exemple. Un jour, le sculpteur Aristide Maillol (1861-1944) 
                s’est écrié : « Ah! la philosophie chinoise est délicieuse. 
                Il y a une phrase de Lao-Tseu qui m’enchantait déjà quand j’étais 
                jeune : De terre se font les pots. Mais c’est l’inexistant dans le pot qui fait 
                sa qualité de pot. C’est admirable, ça. Ça me ravissait. C’était 
                l’époque où je commençais à avoir des idées, n’est-ce pas. Je 
                comprenais ça tout à fait. C’était ce que je voulais faire… Je 
                ne me suis jamais contenté de la forme, ni de la matière. Ce n’était 
                pas la forme que je voulais faire, je voulais y mettre une âme. 
                C’était l’esprit que je voulais, ce qui ne se voit pas. C’est 
                l’inexistant dans le pot qui fait sa qualité de pot. »
              Il semble que Maillol ait réalisé 
                le Tao, puisqu’il a saisi le vide au sens taoïste du terme, dans 
                la philosophie contradictoire de Lao Zi.
              L’ordre total chinois et ses résonances
Il y a une différence essentielle 
                entre la Chine et la France. Cette différence est d’autant plus 
                grande quand on met en parallèle la culture chinoise, caractérisée 
                par un profond unitarisme, et la culture française basée sur un 
                dualisme foncier. Elle se reflète d’abord dans celle des deux 
                modes de pensée.
              La Chine adopte un mode de pensée 
                que j’appellerais « synthétique » « raisonnement 
                par image » ou encore « intuition interrompue », 
                qui trouve sa parfaite expression dans les trois Mystères de la 
                philosophie chinoise : Yi King, Tao Tö King et 
                Zhuang Zi. Ce mode de pensée synthétique 
                est une approche d’ensemble qui consiste à lier les différentes 
                parties d’un bloc, tout en mettant en évidence les relations générales 
                des êtres de l’Univers, ce qui a éloigné en conséquence les Chinois 
                de l’idée d’instant atomique au sens occidental.
              La France est, en revanche, habituée 
                à un mode de pensée, disons « analytique », typique 
                de la logique européenne qui privilégie une méthode d’analyse 
                selon laquelle on divise le tout en parties, méthode qui a donné 
                lieu à la naissance de la science moderne, mais qui, avec le temps, 
                se révèle trop mécanique par rapport à une approche organique. 
                Ceci explique pourquoi on marque en France un intérêt grandissant 
                pour une civilisation qui relie l’homme à l’univers et qui montre 
                que la sagesse de l’homme et l’ordre de la nature doivent être 
                en harmonie tout comme le préconisaient Lao Zi et Confucius.
              Montesquieu, qui a étudié l’histoire 
                des diverses nations, a eu tort de traiter négativement de la 
                Chine dans L’Esprit des lois. Au fond, le fondateur 
                de la théorie des climats n’a pas bien saisi la trame essentielle 
                que l’ordre total a laissée à la culture chinoise. Qui pis est, 
                ses successeurs ont toujours eu tendance à confondre l’ordre total 
                chinois avec le totalitarisme. Ils ignorent que l’art total constitue 
                une conception totalisante, une recherche d’harmonie, au lieu 
                d’une dictature quelconque, et que les dynasties féodales chinoises 
                qui se sont succédé depuis Qin Shi Huang Di ont été autant de 
                régimes aliénés qui ont hérité de l’aspect formel de l’ordre total 
                en le vidant de son essence spirituelle.
              Toute culture qui engendre un ordre 
                social a son origine, partant sa valeur. L’ordre total chinois 
                traditionnel, qui se reflète dans le taoïsme ou la doctrine confucéenne, 
                a son effet positif sur la pensée humaine. Au temps des Lumières, 
                des sinophiles français comme Voltaire se sont laissé prendre 
                au mystérieux tropisme de la civilisation chinoise et par esprit 
                de syncrétisme, ils ont tenté de puiser dans cette source d’inspiration 
                orientale.
              Il y a environ deux mille cinq 
                cents ans, Confucius se lamentait au bord d’un fleuve : « Tout 
                disparaît comme cette eau qui coule! » Toute sa vie, ce grand 
                philosophe de l’Antiquité chinoise rêvait du règne de Tous au 
                Grand Tao. « C’est un idéal utopique! » disent certains, 
                mais il s’agit d’un beau rêve caressé de génération en génération 
                en Chine et qui a pénétré l’âme chinoise. D’ailleurs, l’utopie 
                apporte l’espoir. Empruntons alors le souhait exprimé par Alexandre 
                Dumas père, à la fin de son fameux roman Le 
                Comte de Monte-Cristo : attendre et espérer.