MARS 2004

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

L’influence de la Chine sur la culture française (II)

SHEN DALI

Quel était l’attrait de la pensée chinoise au Siècle des Lumières? Que peut-elle apporter à la pensée contemporaine? Quelles sont les différences fondamentales entre les cultures française et chinoise ? Voilà des questions abordées dans le deuxième volet de ce texte.

Voltaire

La Description du Père du Halde sur la Chine a exercé une influence marquante sur les écrivains français du XVIIIe siècle, notamment Voltaire qui a écrit L’Orphelin de la Chine, un drame inspiré d’un recueil d’opéra traditionnel compilé sous la dynastie des Yuan (1279-1368). Il s’agit de la tragédie L’Orphelin de la famille Zhao, seule œuvre du dramaturge Ji Junxiang passée à la postérité. La légende de l’orphelin de la famille Zhao remonte aux Mémoires historiques de Sima Qian, traduits par le célèbre sinologue français Édouard Chavannes (1865-1918). Voltaire y trouvait les éléments d’une tragédie classique, ceux d’un bel opéra et des valeurs qu’il pouvait proposer à ses compatriotes.

Voltaire pensait que l’orphelin de la famille Zhao qui représentait, à son avis, l’ensemble de la culture chinoise, pourrait apporter à la France quelque chose de neuf. Il voulait donc exalter les Chinois et faire connaître leurs mœurs. Dans une lettre à son ami d’Argental, il disait qu’il aurait dû prendre la morale des Chinois. Donc, si cette pièce a touché Voltaire, c’est que celle-ci lui permettait de critiquer une certaine vanité de la civilisation française, comme le danger de la métaphysique.

« L’Orphelin de la famille Tchao est un monument qui sert plus à faire connaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on a faites et qu’on fera jamais avec ce vaste empire », a affirmé Voltaire.

À ce sujet, Georges Brandes a mis l’accent sur « l’attention que Voltaire portait à la civilisation pacifique d’une Chine très ancienne, païenne, mais aux mœurs pures; ensuite, la glorification des vertus strictement humanistes : la fidélité, l’esprit de sacrifice et l’attachement indéfectible à un idéal strictement humain. Pour finir, l’Orphelin est l’expression évidente d’une philosophie de la vie qui serait en opposition marquée avec l’esprit satirique de Candide. »

Portrait de Confucius

En introduisant L’Orphelin de la famille Zhao dans le champ des humanités françaises, Voltaire a mis en valeur la précellence de Confucius et sa morale, qui ne manquerait pas, espérait-il, d’inspirer aux Français l’amour de la vertu et l’horreur du vice. Sous la plume de Voltaire, Gengis Khan oppose en sa seule personne le tyran au bon roi, puisqu’il dit à Zamti, personnage principal de L’Orphelin de la Chine et mari de la belle Idamé : « Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi. » La pièce de Voltaire a été montée à Paris le 20 août 1755. 

Quelques œuvres chinoises traduites en français
Joseph-Marie Vien (1716-1809) : « Ambassadeur de la Chine ».

Déjà au XVIe siècle, Montaigne avait introduit la Chine dans la littérature française. Après lui, les jésuites ont accordé une grande importance à la traduction des textes classiques chinois. Parmi les premières œuvres littéraires présentées en France, citons d’abord Yu Jiao Li et Hao Qiu Zhuan.

Le premier est un roman en vingt chapitres, écrit par Zhang Yun sous la dynastie des Qing, qui raconte l’histoire d’amour du lettré Su Youbai avec deux merveilleuses beautés, Bai Hongyu et Lu Mengli. Arcade Hoange (Huang Jialü né en 1679), premier Chinois converti envoyé à Paris par la mission jésuite française pour servir d’interprète à la Bibliothèque du roi, a commencé à le traduire en français. Mort en 1716, il a laissé sa traduction inachevée. C’est le sinologue français Abel Rémusat (1788-1832) qui a assuré la relève. Ainsi Goethe, grand amateur de littérature chinoise, a-t-il pu apprécier Yu Jiao Li, en version française, sous le titre suivant : L’Histoire de Hong Yu.

Que pouvaient lire les Français dans ce roman qui flattât leur imagination? Raison, honneur féodal, fidélité conjugale, respect des songes prémonitoires, peinture des mœurs exotiques, tout ce qui manquait dans leur vie sociale. En effet, le choix du titre de la version française du roman est bien significatif. Hong Yu est le prénom qu’un vieux mandarin a donné à sa fille, et qui signifie « rubis ». À la veille de la naissance de celle-ci, le futur père avait vu en songe un esprit lui donner un rubis éclatant comme le soleil. D’où Hong Yu qui incarne et la grande beauté et la brillante intelligence d’une jeune fille parfaite. Peut-être ce symbole est-il devenu plus que d’autres l’idéal féminin pour les lecteurs français sinophiles, tout comme Idamé dans L’Orphelin de la Chine pour Voltaire. Abel Rémusat a traduit en outre Le vieillard obtient un fils, drame chinois de la dynastie des Yuan.

Planche représentant les constructions, palais, pavillons et jardins édifiés par les Jésuites de la cour des Qing.

Un autre roman chinois traduit en français à la même époque est Hao Qiu Zhuan de Mingqiao Zhongren, connu plus communément sous le nom d’Amours courtoises, qui a paru au début de la dynastie des Qing. Par l’expression d’une vive hostilité à la loi du plus fort, ce roman a eu d’importants retentissements non seulement en France, mais aussi en Allemagne et en Angleterre.

Il ne faut pas oublier l’orientaliste Stanislas Julien (1799-1873) qui a traduit, après le P. de Prémare, des passages en vers de L’Orphelin de la famille Zhao, Mencius et Yu Jiao Li, seconde version du roman connu sous le titre Les vieilles cousines. Le Père du Halde a su donner sur les travaux de ses confrères la plus riche image de la culture chinoise en France. Puis, grâce à Abel Rémusat, on a publié, dans une traduction du P. Dentrecolles (1723), revue par Stanislas Julien, des extraits du Jingu Qiguan (Les Contes extraordinaires antiques et modernes).

Les traductions d’œuvres de la littérature populaire chinoise montrent que les jésuites se sont efforcés également de diffuser en France des thèses taoïstes, favorisant le courant philosophique du XVIIIe siècle français.

La diffusion de la pensée taoïste
Porcelaine de Chine, XVIIIe siècle.

La conception taoïste de l’Univers a été révélée aux Français par le Tao Tö King, c’est-à-dire le Livre du Tao et de la Vertu, dans la traduction de Stanislas Julien. Ce classique chinois en cinq mille caractères, dû à Lao Zi, est à l’origine du taoïsme qui prône le retrait de la société afin d’atteindre le Tao. L’ouvrage a eu, pendant des siècles, diverses versions françaises. Édité aussi en livre de poche, il est devenu de nos jours une sorte de bible pour tous ceux qui aspirent à une certaine vie spirituelle.

Selon les taoïstes chinois, tout l’Univers est en mouvement continu de flux et de reflux, d’où une vie sans créateur. Aujourd’hui, cette théorie permet aux Occidentaux de reconsidérer leur thèse chrétienne sur le Big Bang dans le sens de l’idée de « mouvement créatif continu ».

Par la vertu des versions françaises du Tao Tö King, du Yi King (le Canon des mutations) et des ouvrages des sinologues français sur les philosophies taoïstes, la pensée taoïste agit surtout dans le domaine artistique. En voici un exemple. Un jour, le sculpteur Aristide Maillol (1861-1944) s’est écrié : « Ah! la philosophie chinoise est délicieuse. Il y a une phrase de Lao-Tseu qui m’enchantait déjà quand j’étais jeune : De terre se font les pots. Mais c’est l’inexistant dans le pot qui fait sa qualité de pot. C’est admirable, ça. Ça me ravissait. C’était l’époque où je commençais à avoir des idées, n’est-ce pas. Je comprenais ça tout à fait. C’était ce que je voulais faire… Je ne me suis jamais contenté de la forme, ni de la matière. Ce n’était pas la forme que je voulais faire, je voulais y mettre une âme. C’était l’esprit que je voulais, ce qui ne se voit pas. C’est l’inexistant dans le pot qui fait sa qualité de pot. »

Il semble que Maillol ait réalisé le Tao, puisqu’il a saisi le vide au sens taoïste du terme, dans la philosophie contradictoire de Lao Zi.

L’ordre total chinois et ses résonances

Il y a une différence essentielle entre la Chine et la France. Cette différence est d’autant plus grande quand on met en parallèle la culture chinoise, caractérisée par un profond unitarisme, et la culture française basée sur un dualisme foncier. Elle se reflète d’abord dans celle des deux modes de pensée.

La Chine adopte un mode de pensée que j’appellerais « synthétique » « raisonnement par image » ou encore « intuition interrompue », qui trouve sa parfaite expression dans les trois Mystères de la philosophie chinoise : Yi King, Tao Tö King et Zhuang Zi. Ce mode de pensée synthétique est une approche d’ensemble qui consiste à lier les différentes parties d’un bloc, tout en mettant en évidence les relations générales des êtres de l’Univers, ce qui a éloigné en conséquence les Chinois de l’idée d’instant atomique au sens occidental.

La France est, en revanche, habituée à un mode de pensée, disons « analytique », typique de la logique européenne qui privilégie une méthode d’analyse selon laquelle on divise le tout en parties, méthode qui a donné lieu à la naissance de la science moderne, mais qui, avec le temps, se révèle trop mécanique par rapport à une approche organique. Ceci explique pourquoi on marque en France un intérêt grandissant pour une civilisation qui relie l’homme à l’univers et qui montre que la sagesse de l’homme et l’ordre de la nature doivent être en harmonie tout comme le préconisaient Lao Zi et Confucius.

Montesquieu, qui a étudié l’histoire des diverses nations, a eu tort de traiter négativement de la Chine dans L’Esprit des lois. Au fond, le fondateur de la théorie des climats n’a pas bien saisi la trame essentielle que l’ordre total a laissée à la culture chinoise. Qui pis est, ses successeurs ont toujours eu tendance à confondre l’ordre total chinois avec le totalitarisme. Ils ignorent que l’art total constitue une conception totalisante, une recherche d’harmonie, au lieu d’une dictature quelconque, et que les dynasties féodales chinoises qui se sont succédé depuis Qin Shi Huang Di ont été autant de régimes aliénés qui ont hérité de l’aspect formel de l’ordre total en le vidant de son essence spirituelle.

Toute culture qui engendre un ordre social a son origine, partant sa valeur. L’ordre total chinois traditionnel, qui se reflète dans le taoïsme ou la doctrine confucéenne, a son effet positif sur la pensée humaine. Au temps des Lumières, des sinophiles français comme Voltaire se sont laissé prendre au mystérieux tropisme de la civilisation chinoise et par esprit de syncrétisme, ils ont tenté de puiser dans cette source d’inspiration orientale.

Il y a environ deux mille cinq cents ans, Confucius se lamentait au bord d’un fleuve : « Tout disparaît comme cette eau qui coule! » Toute sa vie, ce grand philosophe de l’Antiquité chinoise rêvait du règne de Tous au Grand Tao. « C’est un idéal utopique! » disent certains, mais il s’agit d’un beau rêve caressé de génération en génération en Chine et qui a pénétré l’âme chinoise. D’ailleurs, l’utopie apporte l’espoir. Empruntons alors le souhait exprimé par Alexandre Dumas père, à la fin de son fameux roman Le Comte de Monte-Cristo : attendre et espérer.