Cette ville
qui est
la mienne...
(I)
CHEN
JING
Les
yeux résolument tournés vers l’avenir, mais une partie de son
tissu social bien ancrée dans son passé glorieux, Beijing suscite
les discussions : que doit-on démolir et que doit-on conserver?
La Chine et la France viennent d’amorcer un partenariat important
à cet égard.
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Le
président de l’université prononce l’allocution d’ouverture
du séminaire. Luan Jing |
À l’été 2003, des célébrités
de passage dans l’ancienne capitale ne manquaient pas de déclarer
avec enthousiasme et en chinois : « J’adore Beijing !
», scènes d’une émission diffusée à répétition
à l’intérieur du pays et à l’étranger pour faire la publicité
de cette ville qui venait de se rétablir du SRAS et qui demeurait
toujours aussi animée et prête à assumer la tenue des Olympiques
de 2008. Pourtant, à bien y penser, Beijng ne s’était pas encore
guérie d’un grand mal, non moins capital pour l’ensemble de l’agglomération
et de tous ses habitants : la modernisation sauvage.
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Le
lac Shichahai, un havre d’agrément. |
Ces vingt dernières années,
la modernisation a envahi d’un pas accéléré presque tous les recoins
de la ville, faisant disparaître les anciens remparts, les vieilles
demeures et les hutong (ruelles) tortueux et mystérieux,
témoignages précieux de son passé plurimillénaire. Le mal est
tel que le peintre français Chauderlot jette ses « ultimes
regards sur la vieille cité » avant qu’il ne soit trop tard...
Halte aux bulldozers!
La question du devenir
des quartiers historiques de Beijing et de ceux des autres villes
chinoises prend aujourd’hui une place primordiale au cours de
l’urbanisation. Comment réconcilier la préservation du passé et
la volonté de modernisation? Comment résoudre cette contradiction pour
un pays qui se trouve toujours en voie de développement? La Chine
et son peuple veulent développer un dialogue international sur
ces questions et ouvrir aussi largement que possible l’éventail
des échanges afin de tirer des leçons des échecs et des succès
des autres.
Un partenariat innovateur
pour réfléchir ensemble et mieux conserver
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Le
pont Yinding sur lequel on fait souvent halte pour goûter
à une bonne dose de pittoresque. |
Un centre sino-européen
d’échange de réflexions et d’expériences sur la protection des
patrimoines de l’humanité a été fondé par l’Université normale supérieure
de Beijing (UNSB), en collaboration avec le bureau de l’UNESCO
à Beijing, le Pôle de médiations entre les villes chinoises et
européennes de l’AITEC (Association internationale de techniciens,
experts et chercheurs) et la Fondation Charles
Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH), ainsi que la ville
de Lyon. Ce réseau d’échange d’expériences et de recherche, qui
va se constituer au sein de l’université, aidera surtout à former
des professionnels spécialisés dans la réhabilitation des quartiers
anciens et dans l’intégration de ceux-ci dans les métropoles du
XXIe siècle. La complexité de la ville-monde appelle
en urgence des autorités locales une capacité à aborder simultanément
des questions techniques, sociales, culturelles et politiques.
Pourtant, jusqu’à maintenant, le nombre de tels spécialistes est
très faible en Chine.
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Des
pousse-pousse attendent les touristes en visite à une famille
du quartier. |
Le premier séminaire,
intitulé Patrimoine de l’humanité et protection du vieux Pékin
comme défi de la gouvernance de la ville-monde, et servant
de prologue au Centre, s’est tenu en novembre dernier et a réuni
nombre de spécialistes et de responsables de Beijing et de ministères
concernés. Une collaboration à long terme se voit ainsi inaugurée,
et la participation de nombreux scientifiques français nous prouve
que, désormais, la Chine et la France vont fonctionner en tandem
sur la recherche des solutions pour sauvegarder le patrimoine
de Beijing et d’autres villes chinoises, une coopération amicale
et significative pendant cette période des années croisées Chine-France.
L’UNESCO : pour
un développement durable du vieux Pékin
Geneviève Domenach-Chich,
directrice adjointe de l’UNESCO à Beijing, a tout d’abord défini
la notion de patrimoine. Cet héritage, au lieu d’être arriéré
et suranné, est un trésor irremplaçable et non renouvelable pour
les générations futures, en ce qu’il présente une source d’inspiration
pour les nouvelles créations des époques à venir, une base de
valeur pérenne que l’on peut qualifier de « nos pierres
de touche, nos points de référence, les éléments de notre identité ».
La ville, l’« héritage urbain », nourris des rencontres
et communications entre populations et témoignant d’un vécu de
la collectivité, est le symbole de l’identité culturelle de ses
citoyens. Sa préservation revêt une importance majeure, surtout
quand elle a pris quelque dimension historique comme c’est le
cas de Beijing. En effet, parmi les 29 sites de Chine inscrits
dans la liste du patrimoine de l’UNESCO figurent déjà deux
sites urbains : les vieilles villes de Pingyao et de Lijiang.
Mme Domenach-Chich a souligné par ailleurs que le patrimoine
humain connaît perpétuellement des renouvellements, étant donné
que la ville, « véritable corps organique et vivant »
se combine à nombre de facteurs en mouvement : personnes,
économie et environnement. Aussi, l’UNESCO fait montre d’un « pas
en avant » en prenant en considération le concept de développement
durable dans la définition du patrimoine mondial. La durabilité
sociale de la ville est en particulier capitale pour Beijing où
développement et patrimoine, loin d’être harmonisés, se trouvent
maintenant en conflit, et souvent au détriment de ce dernier.
La conférencière
a également analysé la situation délicate de la vieille ville
dont le patrimoine est sévèrement menacé. À part la fragilité
des matériaux de construction et le manque de fonds qui entravent
la conservation, elle a évoqué aussi une « culture de la
conservation spirituelle et de la destruction matérielle ».
Contrairement à la culture européenne, pour les Chinois, l’héritage
transmis des pères s’incarne plutôt dans l’esprit que dans l’objet
physique, d’où la pénurie des vestiges urbains sur notre territoire.
Mais c’est l’accélération du développement économique qui a mis
en marche les marteaux piqueurs impitoyablement destructifs. La
rentabilité et l’efficacité sont les seuls critères pour les agences
immobilières, et la demande d’espaces urbains constructibles augmente
considérablement, ce qui entraîne l’élévation de la densité et
de la hauteur des bâtiments. Le manque de confort et la marque
d’un décalage avec la modernité que l’on reproche aux habitations
traditionnelles leur ont valu d’être rasées. C’est cette considération
qui a amené le Gouvernement municipal de Beijing à prendre la
décision d’« accélérer la reconstruction des demeures délabrées
afin de soulager les habitants de leurs difficultés en matière
d’habitation », le 13 avril 1990. Depuis sa désignation comme
ville hôte des J.O. 2008, Beijing voit davantage son architecture
ancienne se raréfier et la construction d’édifices modernes se
répandre. En revendiquant l’identité chinoise, des nouvelles constructions
se décorent de minutieuses « chinoiseries », opération
qui ne peut reproduire qu’un « patrimoine de pacotille ».
Le tout harmonieux qu’est la vieille ville de Beijing, structurée
peu à peu au long de son évolution et selon des règles architecturales
rigoureuses, est ainsi détruit pour laisser place à un ensemble
urbain dépourvu d’unité.
Quant à l’action
que va prendre la communauté internationale, Mme Domenach-Chich
a confirmé : « Il nous faut accompagner les pouvoirs
publics et les collectivités locales dans l’élaboration de politiques
de la ville qui donnent sens à une urbanisation accordée à la
fois au patrimoine historique, culturel et social, et aux exigences
de la modernité ». Elle signale deux « nécessités
impératives » pour la préservation : utilisation à bon
escient de tout le tissu historique et social des villes, et participation
plus active des habitants pour le bien-être de leurs villes. Ce
qui exige d’une part que des études fouillées soient entreprises
pour établir une documentation détaillée sur les tissus urbains
du pays, et d’autre part, que la population soit étroitement associée
à la planification et à la mise en œuvre des opérations de sauvegarde
du patrimoine.
De nouveaux modèles, de nouvelles approches
sont à créer en vue d’un développement social durable de Beijing.
Aussi, l’UNESCO, en collaboration avec le Département de sociologie
de l’École des sciences humaines et sociales et de l’École d’architecture
de l’université Qinghua, va effectuer une opération test dans
le quartier Shichahai du district de Xicheng.
« Au voyage
de Cythère » : chérissons ce dernier terrain intact
Si on regrette
de ne plus pouvoir trouver aucune parcelle de la vieille ville
au nord du deuxième périphérique, à proximité de la tour du Tambour,
un terrain de 300 hectares nous offre une maquette par excellence
de celle-ci : vastes plans d’eau, ponts en marbre, maisons
à cours sur les quais, temples, vestiges omniprésents, et surtout,
le « yindingguanshan » -- admirer les collines de l’Ouest
sur le pont Yinding, une des huit fameuses curiosités de Yanjing,
ancien nom de Beijing. La particularité architecturale et sociale
de cette « zone de protection historique », en fait
un des rares quartiers à garder sa singulière identité. C’est
la raison pour laquelle les hutong Yandai ont été sélectionnés
comme unité pilote afin de suggérer un exemple pour les futures
opérations d’autres endroits.
Le professeur Li Qiang de l’université
Qinghua a dressé le bilan des difficultés de la transformation.
Leurs enquêtes révèlent que 20 % des bâtiments ont été abîmés
grièvement, 40 % ont subi une détérioration moyenne, et dans
ce cas, la protection s’orienterait vers une reconstruction radicale.
Cet endommagement vient pour une large part de ce que les anciennes
maisons ont été principalement construites en brique et en bois,
l’architecture traditionnelle évitant la pierre « froide »
pour les habitations. Trente-neuf pour cent des logements sont
exigus, et on compte seulement 7 % d’entre eux qui soient
relativement spacieux. Quant aux habitants, environ 60 %
d’entre eux réclament de meilleures conditions d’habitation. Le
professeur souligne que, pour conduire sainement la rénovation,
l’important est de savoir ajuster les divers intérêts des quatre
parties : gouvernement, secteur immobilier, habitants et
scientifiques. Les rôles des deux premières parties sont essentiels,
car par rapport aux pays occidentaux qui enregistrent chaque année
un PIB par personne supérieur à 20 000 euros, la Chine n’est pas
en mesure de concentrer toutes ses énergies pour protéger le patrimoine
et de laisser de côté l’économie, d’où l’urgence de résoudre l’incompatibilité
entre développement et conservation.
La restauration
respectera trois principes que M. Li a inventoriés. La première
obligation exige que toute opération soit conforme au projet de
protection de la municipalité, sanctionnant toute tentative de
transgression. Il existe actuellement une conception fausse à
l’égard de la protection qui détermine la valeur d’un bâtiment
selon l’unique critère de qualité et une attitude ambiguë envers
les constructions datant de différentes époques, rendant incapable
de décider lesquelles protéger. Le professeur assimile la morphologie
de la vieille ville à l’anatomie : les hutong se comparent
aux vaisseaux capillaires, tandis qu’après la construction des
périphériques, ces grandes artères ont rompu les anciennes voies
de communication en labyrinthe, d’où l’urgence immédiate de sauver
les ruelles rescapées.
Deuxièmement,
la transformation va se réaliser de façon graduelle, en entamant
des opérations de petite ampleur et en adoptant différentes méthodes
s’adaptant aux différentes maisons. M. Li a mentionné la modification
de grande envergure et prompte du quartier Nanchizi, également
une zone de protection, critiquée souvent d’avoir négligé sa disposition
traditionnelle et de n’avoir fait que de l’ancienneté reproduite,
ce qui a donc suscité de grands débats.
En dernier lieu, il faudra
prendre en compte les souhaits des habitants et les faire participer
à la renaissance de leur quartier. Par exemple, obtenir la compréhension
de leur part par des réunions d’échanges, leur permettre de restaurer
eux-mêmes leur habitation, protéger les plus défavorisés de l’exclusion
au moyen de remboursements, etc.
En complément
de cette analyse, le professeur Chen Zhihua de la même université
a lancé un appel: s’il est nécessaire d’organiser de façon académique
des discussions sur la question, il l’est encore plus de passer
immédiatement à l’action, de ramasser les miettes restantes de
l’ancienne ville et de les garder
précieusement. « Considérer les vestiges en abîme que
sont les anciennes maisons comme des “ habitations dangereuses ’’
qu’il faut démolir est aussi inintelligent que ne pas savoir distinguer
le panda du chat. », a-t-il affirmé. (à suivre)