JANVIER 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Cette ville qui est

la mienne... (I)

CHEN JING

Les yeux résolument tournés vers l’avenir, mais une partie de son tissu social bien ancrée dans son passé glorieux, Beijing suscite les discussions : que doit-on démolir et que doit-on conserver? La Chine et la France viennent d’amorcer un partenariat important à cet égard.

Le président de l’université prononce l’allocution d’ouverture du séminaire. Luan Jing

À l’été 2003, des célébrités de passage dans l’ancienne capitale ne manquaient pas de déclarer avec enthousiasme et en chinois : « J’adore Beijing ! », scènes d’une émission diffusée à répétition à l’intérieur du pays et à l’étranger pour faire la publicité de cette ville qui venait de se rétablir du SRAS et qui demeurait toujours aussi animée et prête à assumer la tenue des Olympiques de 2008. Pourtant, à bien y penser, Beijng ne s’était pas encore guérie d’un grand mal, non moins capital pour l’ensemble de l’agglomération et de tous ses habitants : la modernisation sauvage.

 Le lac Shichahai, un havre d’agrément.

Ces vingt dernières années, la modernisation a envahi d’un pas accéléré presque tous les recoins de la ville, faisant disparaître les anciens remparts, les vieilles demeures et les hutong (ruelles) tortueux et mystérieux, témoignages précieux de son passé plurimillénaire. Le mal est tel que le peintre français Chauderlot jette ses « ultimes regards sur la vieille cité » avant qu’il ne soit trop tard... Halte aux bulldozers!

La question du devenir des quartiers historiques de Beijing et de ceux des autres villes chinoises prend aujourd’hui une place primordiale au cours de l’urbanisation. Comment réconcilier la préservation du passé et la volonté de modernisation? Comment résoudre cette contradiction pour un pays qui se trouve toujours en voie de développement? La Chine et son peuple veulent développer un dialogue international sur ces questions et ouvrir aussi largement que possible l’éventail des échanges afin de tirer des leçons des échecs et des succès des autres.

Un partenariat innovateur pour réfléchir ensemble et mieux conserver

Le pont Yinding sur lequel on fait souvent halte pour goûter à une bonne dose de pittoresque.

Un centre sino-européen d’échange de réflexions et d’expériences sur la protection des patrimoines de l’humanité a été fondé par l’Université normale supérieure de Beijing (UNSB), en collaboration avec le bureau de l’UNESCO à Beijing, le Pôle de médiations entre les villes chinoises et européennes de l’AITEC (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs) et la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH), ainsi que la ville de Lyon. Ce réseau d’échange d’expériences et de recherche, qui va se constituer au sein de l’université, aidera surtout à former des professionnels spécialisés dans la réhabilitation des quartiers anciens et dans l’intégration de ceux-ci dans les métropoles du XXIe siècle. La complexité de la ville-monde appelle en urgence des autorités locales une capacité à aborder simultanément des questions techniques, sociales, culturelles et politiques. Pourtant, jusqu’à maintenant, le nombre de tels spécialistes est très faible en Chine.

 Des pousse-pousse attendent les touristes en visite à une famille du quartier.

Le premier séminaire, intitulé Patrimoine de l’humanité et protection du vieux Pékin comme défi de la gouvernance de la ville-monde, et servant de prologue au Centre, s’est tenu en novembre dernier et a réuni nombre de spécialistes et de responsables de Beijing et de ministères concernés. Une collaboration à long terme se voit ainsi inaugurée, et la participation de nombreux scientifiques français nous prouve que, désormais, la Chine et la France vont fonctionner en tandem sur la recherche des solutions pour sauvegarder le patrimoine de Beijing et d’autres villes chinoises, une coopération amicale et significative pendant cette période des années croisées Chine-France.

L’UNESCO : pour un développement durable du vieux Pékin

Geneviève Domenach-Chich, directrice adjointe de l’UNESCO à Beijing, a tout d’abord défini la notion de patrimoine. Cet héritage, au lieu d’être arriéré et suranné, est un trésor irremplaçable et non renouvelable pour les générations futures, en ce qu’il présente une source d’inspiration pour les nouvelles créations des époques à venir, une base de valeur pérenne que l’on peut qualifier de « nos pierres de touche, nos points de référence, les éléments de notre identité ». La ville, l’« héritage urbain », nourris des rencontres et communications entre populations et témoignant d’un vécu de la collectivité, est le symbole de l’identité culturelle de ses citoyens. Sa préservation revêt une importance majeure, surtout quand elle a pris quelque dimension historique comme c’est le cas de Beijing. En effet, parmi les 29 sites de Chine inscrits dans la liste du patrimoine de l’UNESCO figurent déjà deux sites urbains : les vieilles villes de Pingyao et de Lijiang. Mme Domenach-Chich a souligné par ailleurs que le patrimoine humain connaît perpétuellement des renouvellements, étant donné que la ville, « véritable corps organique et vivant » se combine à nombre de facteurs en mouvement : personnes, économie et environnement. Aussi, l’UNESCO fait montre d’un « pas en avant » en prenant en considération le concept de développement durable dans la définition du patrimoine mondial. La durabilité sociale de la ville est en particulier capitale pour Beijing où développement et patrimoine, loin d’être harmonisés, se trouvent maintenant en conflit, et souvent au détriment de ce dernier.

La conférencière a également analysé la situation délicate de la vieille ville dont le patrimoine est sévèrement menacé. À part la fragilité des matériaux de construction et le manque de fonds qui entravent la conservation, elle a évoqué aussi une « culture de la conservation spirituelle et de la destruction matérielle ». Contrairement à la culture européenne, pour les Chinois, l’héritage transmis des pères s’incarne plutôt dans l’esprit que dans l’objet physique, d’où la pénurie des vestiges urbains sur notre territoire. Mais c’est l’accélération du développement économique qui a mis en marche les marteaux piqueurs impitoyablement destructifs. La rentabilité et l’efficacité sont les seuls critères pour les agences immobilières, et la demande d’espaces urbains constructibles augmente considérablement, ce qui entraîne l’élévation de la densité et de la hauteur des bâtiments. Le manque de confort et la marque d’un décalage avec la modernité que l’on reproche aux habitations traditionnelles leur ont valu d’être rasées. C’est cette considération qui a amené le Gouvernement municipal de Beijing à prendre la décision d’« accélérer la reconstruction des demeures délabrées afin de soulager les habitants de leurs difficultés en matière d’habitation », le 13 avril 1990. Depuis sa désignation comme ville hôte des J.O. 2008, Beijing voit davantage son architecture ancienne se raréfier et la construction d’édifices modernes se répandre. En revendiquant l’identité chinoise, des nouvelles constructions se décorent de minutieuses « chinoiseries », opération qui ne peut reproduire qu’un « patrimoine de pacotille ». Le tout harmonieux qu’est la vieille ville de Beijing, structurée peu à peu au long de son évolution et selon des règles architecturales rigoureuses, est ainsi détruit pour laisser place à un ensemble urbain dépourvu d’unité.

Quant à l’action que va prendre la communauté internationale, Mme Domenach-Chich a confirmé : « Il nous faut accompagner les pouvoirs publics et les collectivités locales dans l’élaboration de politiques de la ville qui donnent sens à une urbanisation accordée à la fois au patrimoine historique, culturel et social, et aux exigences de la modernité ». Elle signale deux « nécessités impératives » pour la préservation : utilisation à bon escient de tout le tissu historique et social des villes, et participation plus active des habitants pour le bien-être de leurs villes. Ce qui exige d’une part que des études fouillées soient entreprises pour établir une documentation détaillée sur les tissus urbains du pays, et d’autre part, que la population soit étroitement associée à la planification et à la mise en œuvre des opérations de sauvegarde du patrimoine.

De nouveaux modèles, de nouvelles approches sont à créer en vue d’un développement social durable de Beijing. Aussi, l’UNESCO, en collaboration avec le Département de sociologie de l’École des sciences humaines et sociales et de l’École d’architecture de l’université Qinghua,  va effectuer une opération test dans le quartier Shichahai du district de Xicheng.

« Au voyage de Cythère » : chérissons ce dernier terrain intact

Si on regrette de ne plus pouvoir trouver aucune parcelle de la vieille ville au nord du deuxième périphérique, à proximité de la tour du Tambour, un terrain de 300 hectares nous offre une maquette par excellence de celle-ci : vastes plans d’eau, ponts en marbre, maisons à cours sur les quais, temples, vestiges omniprésents, et surtout, le « yindingguanshan » -- admirer les collines de l’Ouest sur le pont Yinding, une des huit fameuses curiosités de Yanjing, ancien nom de Beijing. La particularité architecturale et sociale de cette « zone de protection historique », en fait un des rares quartiers à garder sa singulière identité. C’est la raison pour laquelle les hutong Yandai ont été sélectionnés comme unité pilote afin de suggérer un exemple pour les futures opérations d’autres endroits.

Le professeur Li Qiang de l’université Qinghua a dressé le bilan des difficultés de la transformation. Leurs enquêtes révèlent que 20 % des bâtiments ont été abîmés grièvement, 40 % ont subi une détérioration moyenne, et dans ce cas,  la protection s’orienterait vers une reconstruction radicale. Cet endommagement vient pour une large part de ce que les anciennes maisons ont été principalement construites en brique et en bois, l’architecture traditionnelle évitant la pierre « froide » pour les habitations. Trente-neuf pour cent des logements sont exigus, et on compte seulement 7 % d’entre eux qui soient relativement spacieux. Quant aux habitants, environ 60 % d’entre eux réclament de meilleures conditions d’habitation. Le professeur souligne que, pour conduire sainement la rénovation, l’important est de savoir ajuster les divers intérêts des quatre parties : gouvernement, secteur immobilier, habitants et scientifiques. Les rôles des deux premières parties sont essentiels, car par rapport aux pays occidentaux qui enregistrent chaque année un PIB par personne supérieur à 20 000 euros, la Chine n’est pas en mesure de concentrer toutes ses énergies pour protéger le patrimoine et de laisser de côté l’économie, d’où l’urgence de résoudre l’incompatibilité entre développement et conservation.

La restauration respectera trois principes que M. Li a inventoriés. La première obligation exige que toute opération soit conforme au projet de protection de la municipalité, sanctionnant toute tentative de transgression. Il existe actuellement une conception fausse à l’égard de la protection qui détermine la valeur d’un bâtiment selon l’unique critère de qualité et une attitude ambiguë envers les constructions datant de différentes époques, rendant incapable de décider lesquelles protéger. Le professeur assimile la morphologie de la vieille ville à l’anatomie : les hutong se comparent aux vaisseaux capillaires, tandis qu’après la construction des périphériques, ces grandes artères ont rompu les anciennes voies de communication en labyrinthe, d’où l’urgence immédiate de sauver les ruelles rescapées.

Deuxièmement, la transformation va se réaliser de façon graduelle, en entamant des opérations de petite ampleur et en adoptant différentes méthodes s’adaptant aux différentes maisons. M. Li a mentionné la modification de grande envergure et prompte du quartier Nanchizi, également une zone de protection, critiquée souvent d’avoir négligé sa disposition traditionnelle et de n’avoir fait que de l’ancienneté reproduite, ce qui a donc suscité de grands débats.

 En dernier lieu, il faudra prendre en compte les souhaits des habitants et les faire participer à la renaissance de leur quartier. Par exemple, obtenir la compréhension de leur part par des réunions d’échanges, leur permettre de restaurer eux-mêmes leur habitation, protéger les plus défavorisés de l’exclusion au moyen de remboursements, etc.

En complément de cette analyse, le professeur Chen Zhihua de la même université a lancé un appel: s’il est nécessaire d’organiser de façon académique des discussions sur la question, il l’est encore plus de passer immédiatement à l’action, de ramasser les miettes restantes de l’ancienne ville et de les garder précieusement. « Considérer les vestiges en abîme que sont les anciennes maisons comme des “ habitations dangereuses ’’ qu’il faut démolir est aussi inintelligent que ne pas savoir distinguer le panda du chat. », a-t-il affirmé. (à suivre)