JANVIER 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Quelle heure est-il ?

HUANG CAI

Vivre à l’étranger, c’est s’habituer non seulement à de nouveaux horaires, mais surtout à une notion du temps parfois bien différente…

Quand il est 10 h à Paris, il est 16 h à Beijing en été et 17 h en hiver. Mais entre ces deux villes, la différence de temps est-elle aussi simple que cela? Rien n’est moins sûr. Après un an en France, je ne suis pas encore complètement habituée à suivre le tempo français, et soyez assurés que je ne suis pas la seule parmi les Chinois vivant en France.

Le bonheur est dans l’emploi du temps

Si je vous demande une chose dont les Français ne peuvent se passer et que la plupart des Chinois ignorent, que direz-vous? Bien peu diraient l’agenda, mais c’est bien cela, c’est ce petit carnet personnel qui règle votre emploi du temps à la minute. Si certains cadres chinois planifient leur vie professionnelle de manière stricte, bon nombre d’autres n’ont pas l’habitude d’utiliser un agenda ni pour le travail ni dans leur vie privée. Il ne faut pas en déduire que la valeur de temps est moins estimée par les Chinois, bien au contraire. Chaque petit enfant chinois sait par cœur les grands poèmes classiques qui comparent une période de temps à une pièce d’or, mais c’est la façon de gérer ce temps qui est un peu différente de celle des Français.

Selon Le Bruy, « Le temps bien ménagé est beaucoup plus long que ne l’imaginent ceux qui ne savent guère que le perdre ». D’après moi, la première preuve de l’importance qu’attachent les Français à un dossier qu’ils doivent traiter, c’est de lui établir un calendrier et de l’inscrire à l’ordre du jour d’un processus plus général. C’est ce que l’on observe pour les grands sujets comme la construction européenne, mais aussi pour les questions quotidiennes de chacun comme le rendez-vous chez le dentiste ou une soirée au cinéma avec un ami. Une invitation à un colloque est souvent accompagnée d’un ordre du jour très précis que l’organisateur tente de faire observer religieusement. L’habitude bien française de tout rationaliser y trouve son compte.

Ce qui est différent chez les Chinois, c’est que leur emploi du temps est souvent plus flexible, en quelque sorte plus spontané. La philosophie millénaire nous dit qu’un esprit brillant doit réagir selon les changements imposés par les circonstances. La modification d’un calendrier pré-établi est acceptée facilement. Un sujet considéré comme primordial peut remplacer celui qui avait été placé au premier plan et repousser tous les autres.

Un jour, un homme d’affaires chinois s’est plaint de son partenaire français.  S’étant rencontrés lors d’une réception, les deux avaient été fascinés par une éventuelle coopération prometteuse et s’étaient dit qu’ils devraient se revoir pour approfondir le sujet. Animé par cet intérêt commun, ce Chinois avait alors téléphoné à son ami français, dès le lendemain matin, mais il avait été très déçu par la réponse : rendez-vous dans une semaine! Contrarié, ce Chinois doutait déjà de l’attitude du Français et disait que si les choses s’étaient passées entre Chinois, il serait allé directement chez son partenaire, sans prendre la peine de lui donner un coup de fil, et ils auraient pris immédiatement les choses en mains!

C’était oublier que les Français ne reçoivent pas sans rendez-vous. Mais pour mon compatriote, les rendez-vous, c’est pour les amoureux!

Dans la tradition chinoise, l’appartenance à un groupe de travail et à la famille est tellement importante que les collègues de travail et les membres de la famille ont le droit de partager votre temps par des activités collectives, des sorties familiales fréquentes. Les amis peuvent se rendre chez vous à l’improviste et surtout sans vous prévenir; pour votre part, vous devez les recevoir en laissant vos affaires de côté, comme preuve de l’amitié. On arrive peut-être ainsi au fond du sujet : l’intérêt collectif étant plus important que l’intérêt individuel, le temps personnel n’existe quasiment pas. Cela explique en quelque sorte la différence d’appréciation et de gestion du temps, et aussi l’absence d’agenda dans la vie des Chinois.

Évidemment, cette tradition recule devant la pratique française (et occidentale) qui est sans aucun doute plus adaptée à la vie moderne. La notion de rendez-vous est acceptée progressivement par les Chinois, mais il n’empêche qu’ils rigolent de la façon, à leurs yeux, souvent trop rigide des Français de vivre sous l’emprise de leur agenda.

Qui gagne du temps, gagne tout

Dans la vie moderne, le vrai luxe, c’est d’avoir assez de temps pour faire ce qui nous plaît. De ce point de vue, les Français qui jouissent de beaucoup de temps libre sont plus heureux que les Chinois. Une dernière étude de l’Union des banques suisses place Paris comme la capitale où l’on travaille le moins au monde, avec 1 561 heures de travail par an, le quart de moins que le niveau moyen des Chinois, une différence considérable que les Chinois vivant en France doivent prendre en compte.

Le terme vacances, un mot sacré pour les Français, n’est pas encore tout à fait familier pour les Chinois. Si les vacances annuelles existent, beaucoup de gens les sacrifient pour le travail qui reste toujours prioritaire. Un jour, une de mes compatriotes qui travaille dans une entreprise française m’a raconté son embarras et son hésitation à demander une première fois à son patron la permission de prendre ses vacances. La notion française de considérer les vacances comme un droit lui est encore étrangère.

Les horaires des services publics ou commerciaux ne sont pas les mêmes en Chine et en France. Si l’on veut dîner au restaurant en France, avant de partir, il vaut mieux vérifier s’il sert ou non à l’heure à laquelle votre appétit vous réclame un repas. Ainsi, il arrive que dans certains restaurants, l’accueil se termine à 21 h 30, comme dans certains restaurants d’État à l’époque de l’économie planifiée en Chine. En outre, le dimanche est plus animé que les autres jours en Chine; par contre, en France, c’est un jour de repos pour tout le monde, y compris les commerces et les services. Tout est au ralenti pour ne pas dire arrêté. J’ai même vécu une mésaventure à ce propos. En effet, un dimanche soir, j’étais dans une ville de la France profonde, pas un haut lieu du tourisme, mais tout de même une ville moyenne. Je n’avais pas réservé d’hôtel, (mon erreur), mais puisque je n’étais pas du tout exigeante, il ne me semblait pas difficile de trouver une chambre, un lit. Comme j’avais tort ! À 18 h ce dimanche, toutes les lumières du centre-ville étaient éteintes, il y avait peu de piétons, pas un seul magasin n’était ouvert, toute la ville semblait vivre dans l’obscurité.  Je vous assure que je pensais alors à mon quartier à Beijing : à cette heure-là, quelle animation il devait y avoir ! Au seul Café de la ville qui était encore ouvert, la patronne ne comprenait pas mes récriminations ; pour elle, le dimanche est réservé à la famille, au repos, c’est normal que personne ne travaille.

Il me semble pouvoir en déduire que les Français n’acceptent pas que la vie se résume à travailler et à être soumis à un stress terrible. À part le travail, il y a la famille, les amis, le sport, le cinéma, la nature... Moins de travail et plus de bien-être pour les individus, sur le plan social, c’est idéal, mais je me demande aussi comment la France peut tenir son rang dans le monde si les heures de travail y sont les plus basses?  La réponse, selon l’OCDE, c’est que, bien que les Français travaillent peu en nombre d’heures, leur productivité horaire se place parmi les plus hautes, voire même est meilleure que celle des Américains. « Quand on bosse, on bosse bien », m’a dit un de mes amis français avec fierté. Mais comme bon nombre de mes compatriotes, j’ai des réserves sur la productivité française. Ma vie quotidienne justifie ces propos. Ainsi, pour une même analyse médicale, dans un hôpital chinois on obtiendra le résultat en 30 minutes; en France, le lendemain. J’ai dû attendre 4 mois pour mon premier titre de séjour et j’attends toujours (en novembre) mon diplôme d’études que j’ai réussies au mois de juin. Le bruit sous ma fenêtre me donne à penser que ces petits travaux de réfection du trottoir durent des mois, alors que chez nous, ça se fait en deux ou trois jours, une semaine tout au plus! Quand la lenteur et la lourdeur des services publics semblent patentes, la productivité et l’efficacité résident peut-être dans le secteur privé ?

La notion du temps au quotidien, voilà ce à quoi on s’adapte le plus difficilement. Mais il existe un adage chinois qui dit que, pour vivre dans un pays étranger, il faut suivre les coutumes de ce pays. Je n’ai donc qu’à ajuster ma montre à mon poignet et celle dans ma tête.