Influence
de la Chine sur la culture française (I)
Shen Dali
Ce mois-ci, nous publions la première partie d’un texte dans
lequel l’auteur nous dévoile certaines influences subtiles et moins
connues de la Chine sur la vie culturelle française. Il ne manque
pas aussi de nous faire redécouvrir certains hauts faits qui ont
fasciné non seulement la France, mais le monde entier.
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Lettre de Louis XIV à l’empereur de Chine, 7 août 1688 (détails) |
Il serait présomptueux de prétendre que la Chine
a eu une influence déterminante sur certains aspects de la culture
française, tant les civilisations des deux pays s’avèrent différentes.
Par ailleurs, au contraire de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis,
la Chine n’a pas cherché à aller voir plus loin. Quand elle l’a
fait dans quelques expéditions maritimes, par exemple celle entreprise
sous le commandement de l’amiral Zheng He et qui a atteint les côtes
de l’Afrique orientale au XVe siècle, c’était sans prosélytisme.
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Représentation d’un Français illustrant
la parfaite maîtrise des peintures de la cour de Qianlong, fin
du XVIIIe siècle. |
Et puis, il est difficile de mettre au point une
somme exhaustive de ce que la France a dû emprunter peut-être à
la Chine à travers les âges. Le mieux est de donner un aperçu de
ce que l’on pourrait appeler « La France chinoise », selon
la terminologie adoptée par le sinologue Etiemble, et de montrer
comment les merveilles de la culture chinoise ont séduit la France
à un moment donné de l’histoire et surtout grâce aux missions des
jésuites qui ont joué le rôle de trait d’union dans les échanges
intellectuels entre l’Orient et l’Occident. Comme le démontre Leibniz,
le monde s’offre à l’homme à travers une infinité de points de vue,
d’où l’intérêt de cet échange entre les différents peuples qui vivent
sous le même soleil.
Les premières impressions
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Inscription gravée sur le pied de la coupe. Coupe en laque, an 3
de notre ère. Paris, Musée national des arts |
Déjà dans Le Livre des monts et des mers, classique chinois
datant du IIIe s. av. J.-C., ont été décrits les premiers
contacts des Chinois avec les Échanges des pays lointains .
Mille cinq cents ans plus tard, Marco Polo est arrivé à Khanbaliq,
l’actuelle Beijing. Il est demeuré plusieurs années à la cour de
Kubilay Khan, fils de Gengis, et a fourni les premières précisions
sur la Chine. Depuis lors, les Français ont rêvé de ce pays lointain
que le voyageur vénitien appelait « Cathay ». Ils se représentaient
la Chine comme dans Le Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo,
qui racontait les amours du chevalier Roland et d’Angélique, princesse
de Cathay.
À cette époque, au sujet de la Chine, on pouvait
lire encore Les Mémoires du comte de Gramont (1715) d’Antoine
de Hamilton, écrivain irlandais d’expression française, qui faisait
allusion à la civilisation chinoise, et Les Mémoires
de Saint-Simon, dans lesquels il traitait des rites de Confucius.
Le Père Philippe Couplet avait publié en 1687 son fameux Traité
sur Confucius, orné du portrait du philosophe. Néanmoins, la
Chine est restée pendant longtemps, aux yeux des Français, un pays
mystérieux qui se trouvait au bout du monde.
Le
goût chinois en France
« Allons à cette porcelaine !
Sa beauté m’invite et m’entraîne.
Elle vient du monde nouveau,
L’on ne peut rien voir de plus beau.
Qu’elle a d’attraits, qu’elle est fine !
Elle est native de Chine ! »
chantaient des vers de mirliton sous Louis XIV, roi-Soleil.
En effet, la porcelaine chinoise importée par les Compagnies des
Indes orientales émerveillait les Français. Autant que de la porcelaine,
ils raffolaient du thé. Le moine Janvier a même écrit L’Éloge
du thé, affirmant que dans Paris on aimait beaucoup le thé.
En outre, les laques et les soieries chinoises envahissaient le
pays. À Paris, une douzaine de marchands étaient spécialisés dans
la vente des « Lachine ». Les gens riches admiraient l’habillement
des Chinois et s’entouraient d’un décor chinois en tapissant leurs
maisons de papier peint à la chinoise. On portait de plus en plus
d’intérêt au jardin chinois et à l’architecture de l’empire du Milieu.
Mais bien avant cette période, la Chine est sans
doute un des pays dont l’action a le plus profondément influencé
les comportements humains. Avec la civilisation chinoise transmise
en Occident par la route de la Soie, les Français entraient dans
un univers fort différent du leur. Ils y déchiffraient la fertilité
du génie oriental, la vertu confucéenne et leur pensée s’en trouvait
ainsi enrichie. C’est dans ce sens que l’on peut dire que la Chine
a contribué à ouvrir l’esprit des Français.
On peut mentionner des découvertes chinoises diffusées
en Europe : le papier et l’imprimerie, la poudre à canon, la
boussole marine, l’horloge hydromécanique, le gouvernail d’étambot,
la brouette, la bricole de poitrail pour l’attelage du cheval, l’étrier,
l’alchimie, la technique du fer et de l’acier par cofusion (fonte
et fer forgé), sans parler du domaine du magnétisme dans lequel
la Chine était très en avance sur l’Occident et du système équatorial
des Chinois destiné à mesurer la position des étoiles dans le ciel
et que l’astronomie moderne utilise toujours.
Prenons comme exemple la poudre à canon, elle a été
transmise en Europe au XIIe siècle, et des franciscains,
ayant sillonné les routes de la Chine, ont rapporté à Paris des
pétards chinois pour les fêtes religieuses et populaires. Au temps
de Louis XIV, les inventions chinoises ont fasciné la France.
Au XVIIIe siècle, Antoine Watteau (1684-1721)
s’est mis à la recherche d’une grâce orientale dans les objets d’art
chinois. Il s’inspirait de l’art chinois pour orner éventails pliants
et paravents. Maître du style alors en vogue, il doit aux Chinois
l’irrégularité des lignes, les formes contournées et les teintes
monochromes des arrière-plans dans presque toutes ses peintures
du château de la Muette. En 1717, il a présenté son morceau de réception
à l’Académie : L’Embarquement pour Cythère. Il y a eu
recours à la technique de la peinture de la dynastie des Song (960-1279),
afin de mieux dépeindre les formes fantastiques des montagnes de
l’île d’Aphrodite, pays mythique de l’Amour. Après lui, François
Boucher, un autre maître de la peinture rococo qui a d’ailleurs
reproduit cent vingt-cinq œuvres de Watteau pour le graveur F. Cars,
a créé un univers gracieux, caractérisé par la composition en spirale
et les figures ondulantes présentant un aspect irréel, quasi onirique,
comme dans la peinture chinoise traditionnelle. On remarque tout
particulièrement l’esprit chinois qui l’animait dans une œuvre où
un vieux pêcheur est assis devant deux pavillons, avec un enfant
tenant une ombrelle au-dessus de lui et, à ses côtés, une femme
chinoise regardant couler la rivière d’un air pensif.
L’apport
des missions jésuites
Sous le nom de Cathay, la Chine a hanté l’imagination
de l’Europe. Le 29 janvier 1552, François Xavier écrivait à Ignace
de Loyola : « La Chine est un pays très vaste, pacifique
et gouverné par de grandes lois. Il y a un seul roi qui est tout
à fait obéi… Si ici, dans l’Inde, il n’y a pas d’empêchement pour
m’interdire de partir cette année 1552, j’espère partir pour la
Chine afin d’accomplir le plus grand service de notre Dieu, ce qu’on
peut faire en Chine aussi bien qu’au Japon. »
François Xavier était un des premiers compagnons
de Ignace de Loyala qui avaient prononcé à Montmartre des vœux d’apostolat
à la disposition du pape. Envoyé à Goa par la Compagnie de Jésus
en 1542, il correspondait avec Ignace, fondateur de la Compagnie.
Il est allé au Japon en 1549 à bord d’un bateau chinois, et est
mort trois ans après à l’île Shangchuan, au large de Guangzhou,
sans avoir abordé au continent chinois dont il rêvait depuis son
départ de Paris. Un de ses compagnons de route décrit ainsi la fin
de sa course aux portes de la Chine : « Quand je
compris que François se mourait, je plaçai une petite chandelle
dans sa main… c’était le 3 décembre 1552 : l’aube se levait
sur la Chine. »
La curiosité de la Chine n’a fait que s’accentuer. Le jésuite Jean
Gerbillon a pris la suite de François Xavier. Il est parvenu à Beijing
en 1687. Mathématicien envoyé par Louis XIV, il a rédigé en chinois
Le Traité de géométrie, ouvrage important pour la pénétration
de la géométrie euclidienne en Chine. Antoine Gaubil, un autre missionnaire
français, s’est embarqué pour la Chine en 1721 et y est demeuré
jusqu’à sa mort. Pendant trente-six ans, il a traduit nombre de
classiques chinois dont Le Chou King, « un des livres
sacrés des Chinois » (Paris, 1770) et laissé d’importants travaux
savants sur l’empire du Milieu : Traité historique et critique
de l’astronomie chinoise, Histoire de Gengis Khan
et de toute la dynastie des Mongols et Histoire de
la dynastie des Tang, suivie d’un Traité de la chronologie chinoise .
Sur ce chapitre, il faut encore mentionner La
Description du Père du Halde, souvent citée comme un jalon
de l’esprit des Lumières. Car c’est le jésuite du Halde qui a offert
dans son étude géographique, historique et sociale la meilleure
image de l’emprise de la Chine en Europe.
DOCUMENT
Profil de SHEN Dali
Directeur de thèses doctorales à l’Université des
langues étrangères de Beijing et directeur de l’Institut de recherche
pour les littératures étrangères ; il figure à l’International
Who’s Who dès 1985, est nommé chevalier des Arts et Lettres en 1991,
reçoit la Croix de vermeil du Mérite et Dévouement français en 1996
et est membre du comité de rédaction de la Revue des Deux
Mondes .
Parmi ses romans, citons :
En français : Les
Enfants de Yenan (éd. Stock), Les Amoureux du
lac (éd. Maisonneuve et Larose) ;
En chinois : Les
Lys rouges, l’Étoile filante, La Rose de Jéricho, L’Humble
violette .
Il a publié également : Les Fleurs du rêve
(cycle « Poésies », Hommage à Eugène Pottier
(long poème), La Flûte des Titans (pièce de théâtre),
des essais : Le Tableau de Paris, Voyage
en Europe et en Amérique du Nord, Les Arts et Lettres
en France, La Vie de Hector Berlioz;
Traductions : Les Fleurs
jumelles, L’Épreuve (Acropole), Les Trésors de
la Cité interdite (éd. Nathan) Les Survivants, Les
Femmes poètes dans la Chine d’aujourd’hui, Montserrat, La
paix du ménage , N’a-qu’un-œil, Les
Couteaux Bruges la Morte, Le Faiseur ,
L’Internationale, La Marseillaise, Le
Chant du départ ;
Thèses : Les Échos égalitaires de la
Révolution française , La Souveraineté du
peuple sous la Commune, À la recherche du temps
des cerises, La Genèse des lys rouges , Jules
Vallès, E. Roblès ou la condition humaine, La
Chine à la Balzac, « Su Manshu et Victor Hugo, De
l’Olympisme, La Grande Communauté de Confucius, Aphrodite
ou Athéna.
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