JANVIER 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Le phénomène rock en Chine

YUAN YE

Au pied des collines Parfumées, un endroit célèbre de la banlieue de Beijing pour la couleur flamboyante de ses feuilles automnales, plus de 20 000 fans de rock ont fait la fête à la musique pendant trois jours en octobre dernier.  Appelé « Festival Midi de la musique », cet événement musical gratuit à l’intention du grand public se tient depuis quatre années d’affilée. Au fil du temps, il est devenu l’un des rassemblements les plus importants de la scène chinoise du rock. L’édition 2003 portait le thème : « Le rock’n’ roll appuie la protection des animaux » et a présenté les numéros de 45 groupes, dont l’un du Japon et un autre de la Norvège.

Ce festival a offert gratuitement trois jours de musique et d’heures de liberté aux amateurs qui écoutaient de la musique, allongés sur l’herbe, et qui en profitaient pour se faire de nouveaux amis. Certains y passaient même la nuit à bavarder, à chanter, à jouer de la guitare et de l’harmonica, avant de se retirer dans leur tente. Dans la foule, il y avait aussi des fans des États-Unis, du Japon et d’autres pays. Les paysans des environs, qui ont rarement la chance d’écouter de la musique rock, avaient rejoint les citadins pour profiter de ces trois jours hors de l’ordinaire. Les membres des orchestres se mêlaient à la foule dès qu’ils avaient terminé leur prestation sur scène, des spectateurs grimpaient sur scène et se transformaient en rocker d’un jour. Le festival m’a donné la chance d’interviewer quelques-uns des musiciens qui m’ont livré leurs impressions sur le milieu chinois de la musique moderne

Zhang Fan, un intermédiaire entre le rock et les Chinois 

Zhang Fan, directeur de l'École Midi, à la console de mixage du son.

Zhang Fan, directeur de l’École de musique Midi de Beijing parraine le Festival de musique Midi et en est le directeur. L’École de musique Midi a été fondée en 1993 et est le conservatoire privé de musique moderne le plus célèbre en Chine.

Question : Quels sont les objectifs du Festival de musique Midi?

Réponse : L’objectif est clair et net. Nous voulons simplement offrir un lieu pour que les gens aient du plaisir, se reposent et aient le temps de communiquer plus profondément. Dans la société, nos vies semblent terre-à-terre, les gens sont trop occupés chaque jour et refoulent leurs vrais sentiments. Le Festival de musique Midi offre de la musique, un vaste espace et une ambiance de franche camaraderie afin de mettre les spectateurs dans une bonne atmosphère. Je crois que chaque ville en Chine devrait tenir son festival de musique et qu’il devrait y en avoir davantage.

Q : Que faisiez-vous avant d’être à l’école Midi?

R : J’ai obtenu un diplôme du département d’économie de l’Université d’économie et de commerce de Beijing en 1990. J’ai joué dans des orchestres à l’école secondaire et au lycée. À cette époque, mon ambition était devenir une vedette de rock. En 1994, j’ai eu l’occasion d’être nommé directeur de l’École Midi; mes intérêts se sont transformés : au lieu d’être une vedette, j’ai pensé qu’il valait mieux me consacrer à propager la musique moderne.

Q : Avez-vous connu des difficultés à assurer le développement de l’École?

R : L’éducation à la musique moderne était un secteur vierge en Chine lorsque l’école a été fondée. Personne ne savait vraiment comment l’enseigner et ce qui devait l’être. Après ma nomination comme directeur, la première chose que j’ai faite a été de sélectionner et de traduire du matériel d’enseignement de l’étranger. Nous avons passé un an et demi à le faire, et traduit dix séries de volumes pour la guitare, la basse, les tambours et d’autres instruments. Parallèlement, nous avons fait de la publicité et attiré de plus en plus d’étudiants.

Q : Quelle est votre première réaction lorsque quelqu’un parle du rock chinois?

R : Du mécontentement. Mais ça va s’améliorer. Le Festival de musique Midi est justement un tremplin pour assurer la croissance du rock. Je ne suis pas encore pleinement satisfait de l’actuel festival de musique Midi. Mais je suis une personne patiente, et je crois qu’avec le temps et la pratique, tout va s’améliorer.

Q : Pourquoi n’en êtes-vous pas satisfait?

R : Le rock chinois s’est développé trop lentement. Il y a plusieurs raisons à cela. Je crois que cela tient au système culturel de la Chine. La musique rock est rarement présentée ou encouragée par les médias, particulièrement par les émissions de radio ou de télé. Dans ce contexte, le marché se développe très lentement et les investisseurs ne placent pas leur argent dans ce secteur. La plus grosse différence entre le rock chinois et celui des pays occidentaux touche les politiques gouvernementales. Nous devons être plus ouverts au rock et soutenir son développement. Le public chinois a peu de chances de le connaître.

Q : Quel est votre rôle ou celui du festival de musique Midi dans le développement de la musique chinoise moderne?

R : J’éduque des musiciens et édifie un pont entre les musiciens et les spectateurs. J’espère attirer davantage de gens du commun au festival de musique et leur faire connaître la musique chinoise moderne. La philosophie de base du Festival de musique Midi est son accès gratuit. Nous en parlons aux gens qui disent à leur tour à leurs amis qu’ils peuvent écouter de la musique en plein air, sans avoir besoin de billet d’entrée, et ils viennent. Ils savent que le rock est simplement une façon de parler de la vraie vie.

« Je ne suis pas différent »

Nong Yong dans sa boutique.

Ritual Day a acquis la célébrité en 2001, lors de la sortie du premier album chinois death metal intitulé Resurrection of Gods qui regroupait plusieurs artistes. Cet album avait été lancé dans les circuits underground et le nombre d’exemplaires avait été limité à 1 000, mais il avait connu une promotion vigoureuse dans les milieux chinois de la musique extrême. En 2003, Ritual Day a lancé son premier album Sky Lake, faisant du groupe le premier et le meilleur orchestre en Chine à l’heure actuelle en musique black metal. Nong Yong  en est le chanteur vedette, le principal compositeur et il touche aussi la guitare rythmique.

Nong Yong possède une boutique où il vend des guitares, des tambours et autres produits connexes sur une rue commerçante à la mode. Lorsque je suis arrivé à son magasin, Nong Yong regardait un match de foot à la télévision avec deux autres de ses compères.

Nong Yong, près de 30 ans −alors que les autres membres du groupe en ont autour de 23− est grand et d’apparence athlétique, porte des vêtements décontractés et ses longs cheveux noirs attachés en queue de cheval. Nous sommes allés dans son bureau, un cubicule de deux mètres carrés, et la première chose que j’y ai vue dans une niche, c’est une statue du dieu de la Richesse, dieu traditionnel chinois qui bénit et protège les hommes d’affaires. Nong Yong m’a révélé qu’il croit que les dieux existent dans le cœur des hommes. Il est originaire du Fujian, une province côtière dans le sud-est de la Chine.  Il avoue que son enfance passée à la campagne a été à la fois heureuse et difficile, qu’elle l’a rendu proche de la nature.

Il a fait son lycée à la ville et, sous l’influence des chansons populaires taïwanaises, a commencé à gratter la guitare acoustique. Après avoir obtenu son diplôme, Nong Yong a travaillé comme vendeur de biscuits et comme cuisinier. Au début des années 1990, le heavy metal est devenu populaire en Chine, et des groupes comme Tang Dynasty et Overload ont incité Nong Yong à jouer du rock, ce qui a changé sa vie. Beijing était bien loin du Fujian, selon ses amis, mais Nong considérait cette ville comme le centre culturel incontournable de la Chine. Il y est donc arrivé en 1997 avec une guitare électrique Yamaha dont il ne savait même pas se servir.

Durant ses deux premières années à Beijing, Nong Yong a vécu dans un district de banlieue, payant 200 yuans par mois pour une maison de campagne avec jardin. Il y vivait seul et continuait à apprendre la guitare et à écrire des chansons. N’ayant pas de revenu, il dépensait ses économies très parcimonieusementne ne mangeant chaque jour que des petits pains à la vapeur, des galettes et du chou chinois. Il ne s’offrait de la viande qu’une seule fois par semaine.

C’est là qu’il a mis sur pied un petit orchestre et tenu des répétitions. Il ne savait pas trop encore à quel genre de musique il allait s’adonner, cherchant son propre style musical. En 1998, son frère lui envoya deux CD de musique death metal de l’étranger. Ce côté noir de la musique était justement ce qu’il cherchait depuis longtemps. Il trouvait que ces ténèbres n’étaient pas décadentes, les considérant plutôt comme un canal par lequel il pouvait exprimer sa douleur et sa joie. Le premier album de Ritual Day a été vendu à plus de 5 000 exemplaires, sans avoir bénéficié d’une forte promotion, un sort impressionnant pour un orchestre de musique extrême en Chine. En dépit de sa connotation death metal, il n’y a pas de violence chez Ritual Day; au contraire, la musique met l’accent sur les thèmes de la vraie vie et sur l’amour de la nature. Pour Nong Yong, les trois qualités principales sont l’honnêteté, la bravoure et la diligence. Les gens le considèrent comme un homme exceptionnel lors de ses spectacles, mais il se voit comme une personne du commun, un laobaixing comme on dit en chinois. Hors de la scène, il mène une vie rangée. Ses ambitions se limitent à travailler fort afin d’acheter une maison et une voiture et d’aider ses parents. Le magasin l’occupe beaucoup, mais il trouve quand même le temps de jouer de la musique et prévoit établir son propre label de musique.

« Toujours à la poursuite de mon rêve »

Sarah dédicace des photos.

Sarah gère une boutique de CD dans une université. Je l’avais rencontrée il y a trois ans, à son arrivée à Beijing; elle était alors la chanteuse principale d’un orchestre et colportait des CD. Je l’ai rencontrée de nouveau au Festival de musique Midi. Sarah avait rassemblé plus de 50 de ses collègues d’université pour y travailler. C’est une fille chaleureuse et pleine d’entrain. Sarah est un nom d’emprunt aux fins de l’interview.

Sarah était un peu nerveuse au début de notre rencontre. Nous nous sommes assis dans son petit magasin où les gens vont et viennent pour simplement regarder ou acheter un CD.

Cette fille est originaire de la province du Shanxi où elle a terminé son lycée en art, avec spécialisation en peinture à l’huile. Elle y a aussi étudié les techniques vocales et a chanté dans un orchestre. Le groupe donnait beaucoup de représentations dans les bars et gagnait un peu d’argent, en fait, passablement pour des étudiants. Après l’obtention de son diplôme, Sarah a travaillé comme journaliste dans un quotidien, comme comptable et comme assistante du gouverneur de la province. Toutefois, elle était loin de se satisfaire de cette vie ordinaire et douillette. « Mes parents voulaient que je me trouve un bon travail et que je laisse tomber mon rêve, mes intérêts et mes ambitions », déclare-t-elle. « Je n’étais pas du même type que les personnes avec lesquelles je travaillais. J’ai quitté la maison sans dire au revoir à ma famille. » Avec l’argent qu’elle avait gagné en chantant dans les bars, Sarah est arrivée à Beijing en 2000.

« Je pensais que j’étais destinée à devenir une vedette, déclare Sarah en riant. J’étais trop sûre de moi...  » J’ai passé un an à apprendre l’art de la scène à l’Académie du film de Beijing, tout en vivant à Shucun, une zone bohème bien connue, bondée de rockers, de peintres et d’autres artistes. Chaque jour, elle se levait très tôt et marchait deux heures jusqu’à l’université. Peu à peu, le fait de vivre loin de la maison familiale a commencé à lui peser, mais quand elle écrivait à sa mère, elle se montrait brave. Elle a ensuite fait la rencontre de Xiaoyu, son copain actuel, parce que son orchestre avait besoin d’une chanteuse. Elle a joint les rangs de l’orchestre et a recommencé à donner des spectacles dans les bars. Puis Xiaoyu lui a demandé de vendre des CD aux étudiants d’université. Comme elle devait être en mesure de donner des conseils sur la musique aux clients, Sarah s’est mise à écouter de nombreux CD, essayant de classer les différentes pièces selon les genres musicaux modernes. Elle est devenue une experte et pouvait reconnaître les genres, rien qu’en jetant un coup d’œil à la pochette du CD. Donner des spectacles dans les bars n’était pas une sinécure. Le groupe gagnait peu, chantait beaucoup, parfois jusqu’à 40 chansons par soirée, et chacun gagnait tout au plus 80 yuans par soir. « Le pire, c’est que je devais chanter des choses pitoyables », dit-elle. Parallèlement, le commerce de CD connaissait un regain de vitalité, car Sarah et Xiaoyu gagnaient la confiance d’un nombre croissant de clients. Finalement, ils laissèrent tomber l’orchestre, et Sarah aime beaucoup son travail actuel. « La plupart de mes clients sont des étudiants. Nous nous faisons confiance. Je connais beaucoup d’orchestres, plusieurs genres musicaux et je recommande de la bonne musique. Mes clients peuvent écouter le CD dans mon magasin avant d’acheter, voire même l’échanger s’ils ne sont pas satisfaits. Parfois, je garde un compte ouvert pour certains. »

Lorsque je demande à Sarah si elle a laissé tomber son ambition, elle rétorque avoir troquer son ambition contre le rôle d’une bonne mère de famille. Mais elle n’a pas délaissé la musique pour autant et achèvera son CD démo de dix chansons pour la fin de l’année. « Et après cela, dit-elle, j’aimerais faire quelque chose de plus significatif dans le domaine musical : organiser des concerts dans des écoles, par exemple.»

Le parcours du rock chinois

Les premiers pas

1980 : Wan Li Ma Wang, le premier orchestre rock du continent, présente du rock occidental classique dans une université de langues étrangères de Beijing.

1981 : Formation d’Alisi, un orchestre présentant surtout des chansons japonaises.

1982 : Adi forme Mainland avec des étrangers. Cet orchestre est le catalyseur de la naissance du rock chinois.

1984 : Formation de Seven-piece Puzzle et de Self Righting Doll, premier groupe à jouer des instruments électroniques en Chine et le pionnier de genres qui donneront le ton du rock chinois.

1985 : Cui Jian, le parrain du rock chinois, lance son premier album Libertine Back Home, un mélange pop-rock.

1986 : Cui Jian présente sa remarquable chanson I own nothing, laquelle allait bientôt être l’une des chansons les plus populaires de l’histoire de la musique chinoise moderne.

1987 : Formation de l’orchestre Black Leopard, et début de la publication de Audiovisual World, premier magazine sur la musique pop occidentale.

1988 : Formation de Tang Dynasty.

1989 : Cui Jian donne un concert célèbre et lance Rock on the Road of New Long March, ce qui marque le début du rock chinois.

L’apogée

1990 : Spectacle de Tang Dynasty, Breath et 1989 au Concert de musique moderne 90, le premier en son genre.

1991 : Lancement du premier album de Black Leopard à Hongkong; Don’t Break my Heart se classe au sommet du palmarès de Hongkong. Cui Jian lance Solution.

1992 :  Rock World, un livre qui introduit le rock occidental, est un best-seller. Fondation du magazine Music Heaven qui commence à influencer la scène musicale. Tang Dynasty lance Dreaming Back, le premier album de musique heavy metal en Chine, et celui-ci connaît un immense succès.

1993 :  La Radio musicale de Beijing lance l’émission Rock Magazine, la première du genre en Chine. Beaucoup d’artistes donnent des spectacles à l’étranger. Zheng Jun lance Naked.

1994 : Lancement de Refuse Dump de He Yong, Black Dream de Dou Wei, premier album postpunk en Chine, et de Lonely People are Shameful de Zhang Chu, ce qui établit la légitimité du mouvement de musique chinoise moderne. Cui Jian lance son troisième album : Eggs under the Red Flag.

1995 : Dou Wei lance son deuxième album : Sunny Days. Zhang Jun, le bassiste de Tang Dynasty, meurt dans un accident d’auto.

1996 : Lancement du premier album éponyme de Overload, un jalon de la musique heavy metal en Chine. Le bar Mangfeng ouvre à Beijing et devient la rampe de lancement des nouveaux groupes à Beijing.

Les voies se séparent

1997 : Le rocker underground Pan Gu lance What to Do, un mélange de musique underground et punk. Xu Wei, un artiste de musique folk et pop lance In Other Places. Fondation de Modern Sky, première compagnie de rock indépendant, ce qui initie une vague de production de musique DIY. Lancement de nombreux albums influents.

1998 : Année du punk. Le célèbre bar punk Scream ouvre à Beijing. La publication du magazine Punk Era coïncide avec cette vogue nationale du punk. Dou Wei lance l’album expérimental Mountain, River and Water, combinant musique techno et traditionnelle chinoise.

1999 : L’orchestre pop punk Flowers lance son premier album Beside Happiness et le rocker pop Pu Shu gagne la faveur des collégiens avec I Go to 2000. Publication du magazine Free Music. Les magazines rock Modern Sky, Xmusic et So Rock gagnent en popularité. C’est la prolifération des orchestres et des labels musicaux.