Le
phénomène rock en Chine
YUAN
YE
Au pied des collines Parfumées, un endroit célèbre de la banlieue
de Beijing pour la couleur flamboyante de ses feuilles automnales,
plus de 20 000 fans de rock ont fait la fête à la musique pendant
trois jours en octobre dernier. Appelé « Festival Midi de
la musique », cet événement musical gratuit à l’intention du
grand public se tient depuis quatre années d’affilée. Au fil du
temps, il est devenu l’un des rassemblements les plus importants
de la scène chinoise du rock. L’édition 2003 portait le thème :
« Le rock’n’ roll appuie la protection des animaux » et a présenté
les numéros de 45 groupes, dont l’un du Japon et un autre de la
Norvège.
Ce festival a offert gratuitement trois jours
de musique et d’heures de liberté aux amateurs qui écoutaient de
la musique, allongés sur l’herbe, et qui en profitaient pour se
faire de nouveaux amis. Certains y passaient même la nuit à bavarder,
à chanter, à jouer de la guitare et de l’harmonica, avant de se
retirer dans leur tente. Dans la foule, il y avait aussi des fans
des États-Unis, du Japon et d’autres pays. Les paysans des environs,
qui ont rarement la chance d’écouter de la musique rock, avaient
rejoint les citadins pour profiter de ces trois jours hors de l’ordinaire.
Les membres des orchestres se mêlaient à la foule dès qu’ils avaient
terminé leur prestation sur scène, des spectateurs grimpaient sur
scène et se transformaient en rocker d’un jour. Le festival m’a
donné la chance d’interviewer quelques-uns des musiciens qui m’ont
livré leurs impressions sur le milieu chinois de la musique moderne
Zhang
Fan, un intermédiaire entre le rock et les Chinois
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Zhang Fan,
directeur de l'École Midi, à la console de mixage du son. |
Zhang Fan, directeur de l’École de musique Midi
de Beijing parraine le Festival de musique Midi et en est le directeur.
L’École de musique Midi a été fondée en 1993 et est le conservatoire
privé de musique moderne le plus célèbre en Chine.
Question : Quels sont les objectifs du Festival de musique Midi?
Réponse : L’objectif est clair et net. Nous voulons simplement
offrir un lieu pour que les gens aient du plaisir, se reposent et
aient le temps de communiquer plus profondément. Dans la société,
nos vies semblent terre-à-terre, les gens sont trop occupés chaque
jour et refoulent leurs vrais sentiments. Le Festival de musique
Midi offre de la musique, un vaste espace et une ambiance de franche
camaraderie afin de mettre les spectateurs dans une bonne atmosphère.
Je crois que chaque ville en Chine devrait tenir son festival de
musique et qu’il devrait y en avoir davantage.
Q : Que faisiez-vous avant d’être à l’école
Midi?
R : J’ai obtenu un diplôme du département d’économie de l’Université d’économie
et de commerce de Beijing en 1990. J’ai joué dans des orchestres
à l’école secondaire et au lycée. À cette époque, mon ambition était
devenir une vedette de rock. En 1994, j’ai eu l’occasion d’être
nommé directeur de l’École Midi; mes intérêts se sont transformés :
au lieu d’être une vedette, j’ai pensé qu’il valait mieux me consacrer
à propager la musique moderne.
Q : Avez-vous connu des difficultés à assurer le développement
de l’École?
R : L’éducation à la musique moderne était un secteur vierge
en Chine lorsque l’école a été fondée. Personne ne savait vraiment
comment l’enseigner et ce qui devait l’être. Après ma nomination
comme directeur, la première chose que j’ai faite a été de sélectionner
et de traduire du matériel d’enseignement de l’étranger. Nous avons
passé un an et demi à le faire, et traduit dix séries de volumes
pour la guitare, la basse, les tambours et d’autres instruments.
Parallèlement, nous avons fait de la publicité et attiré de plus
en plus d’étudiants.
Q : Quelle est votre première réaction lorsque quelqu’un parle
du rock chinois?
R : Du mécontentement. Mais ça va s’améliorer. Le Festival
de musique Midi est justement un tremplin pour assurer la croissance
du rock. Je ne suis pas encore pleinement satisfait de l’actuel
festival de musique Midi. Mais je suis une personne patiente, et
je crois qu’avec le temps et la pratique, tout va s’améliorer.
Q : Pourquoi n’en êtes-vous pas satisfait?
R : Le rock chinois s’est développé trop lentement. Il y
a plusieurs raisons à cela. Je crois que cela tient au système culturel
de la Chine. La musique rock est rarement présentée ou encouragée
par les médias, particulièrement par les émissions de radio ou de
télé. Dans ce contexte, le marché se développe très lentement et
les investisseurs ne placent pas leur argent dans ce secteur. La
plus grosse différence entre le rock chinois et celui des pays occidentaux
touche les politiques gouvernementales. Nous devons être plus ouverts
au rock et soutenir son développement. Le public chinois a peu de
chances de le connaître.
Q : Quel est votre rôle ou celui du festival de musique Midi
dans le développement de la musique chinoise moderne?
R : J’éduque des musiciens et édifie un pont entre les musiciens
et les spectateurs. J’espère attirer davantage de gens du commun
au festival de musique et leur faire connaître la musique chinoise
moderne. La philosophie de base du Festival de musique Midi est
son accès gratuit. Nous en parlons aux gens qui disent à leur tour
à leurs amis qu’ils peuvent écouter de la musique en plein air,
sans avoir besoin de billet d’entrée, et ils viennent. Ils savent
que le rock est simplement une façon de parler de la vraie vie.
« Je
ne suis pas différent »
 |
Nong Yong
dans sa boutique. |
Ritual Day a acquis la célébrité
en 2001, lors de la sortie du premier album chinois death
metal intitulé Resurrection of Gods qui regroupait
plusieurs artistes. Cet album avait été lancé dans les circuits
underground et le nombre d’exemplaires avait été limité à 1 000,
mais il avait connu une promotion vigoureuse dans les milieux chinois
de la musique extrême. En 2003, Ritual Day a lancé son premier
album Sky Lake, faisant du groupe le premier et le meilleur
orchestre en Chine à l’heure actuelle en musique black metal.
Nong Yong en est le chanteur vedette, le principal compositeur
et il touche aussi la guitare rythmique.
Nong Yong possède une boutique où il vend des
guitares, des tambours et autres produits connexes sur une rue commerçante
à la mode. Lorsque je suis arrivé à son magasin, Nong Yong regardait
un match de foot à la télévision avec deux autres de ses compères.
Nong Yong, près de 30 ans −alors que les autres membres du
groupe en ont autour de 23− est grand et d’apparence athlétique,
porte des vêtements décontractés et ses longs cheveux noirs attachés
en queue de cheval. Nous sommes allés dans son bureau, un cubicule
de deux mètres carrés, et la première chose que j’y ai vue dans
une niche, c’est une statue du dieu de la Richesse, dieu traditionnel
chinois qui bénit et protège les hommes d’affaires. Nong Yong m’a
révélé qu’il croit que les dieux existent dans le cœur des hommes.
Il est originaire du Fujian, une province côtière dans le sud-est
de la Chine. Il avoue que son enfance passée à la campagne a été
à la fois heureuse et difficile, qu’elle l’a rendu proche de la
nature.
Il a fait son lycée à la ville et, sous l’influence
des chansons populaires taïwanaises, a commencé à gratter la guitare
acoustique. Après avoir obtenu son diplôme, Nong Yong a travaillé
comme vendeur de biscuits et comme cuisinier. Au début des années
1990, le heavy metal est devenu populaire en Chine,
et des groupes comme Tang Dynasty et Overload ont
incité Nong Yong à jouer du rock, ce qui a changé sa vie. Beijing
était bien loin du Fujian, selon ses amis, mais Nong considérait
cette ville comme le centre culturel incontournable de la Chine.
Il y est donc arrivé en 1997 avec une guitare électrique Yamaha
dont il ne savait même pas se servir.
Durant ses deux premières années à Beijing, Nong
Yong a vécu dans un district de banlieue, payant 200 yuans par mois
pour une maison de campagne avec jardin. Il y vivait seul et continuait
à apprendre la guitare et à écrire des chansons. N’ayant pas de
revenu, il dépensait ses économies très parcimonieusementne ne mangeant
chaque jour que des petits pains à la vapeur, des galettes et du
chou chinois. Il ne s’offrait de la viande qu’une seule fois par
semaine.
C’est là qu’il a mis sur pied un petit orchestre
et tenu des répétitions. Il ne savait pas trop encore à quel genre
de musique il allait s’adonner, cherchant son propre style musical.
En 1998, son frère lui envoya deux CD de musique death metal
de l’étranger. Ce côté noir de la musique était justement ce qu’il
cherchait depuis longtemps. Il trouvait que ces ténèbres n’étaient
pas décadentes, les considérant plutôt comme un canal par lequel
il pouvait exprimer sa douleur et sa joie. Le premier album de Ritual
Day a été vendu à plus de 5 000 exemplaires, sans avoir
bénéficié d’une forte promotion, un sort impressionnant pour un
orchestre de musique extrême en Chine. En dépit de sa connotation
death metal, il n’y a pas de violence chez Ritual Day;
au contraire, la musique met l’accent sur les thèmes de la vraie
vie et sur l’amour de la nature. Pour Nong Yong, les trois qualités
principales sont l’honnêteté, la bravoure et la diligence. Les gens
le considèrent comme un homme exceptionnel lors de ses spectacles,
mais il se voit comme une personne du commun, un laobaixing
comme on dit en chinois. Hors de la scène, il mène une vie rangée.
Ses ambitions se limitent à travailler fort afin d’acheter une maison
et une voiture et d’aider ses parents. Le magasin l’occupe beaucoup,
mais il trouve quand même le temps de jouer de la musique et prévoit
établir son propre label de musique.
« Toujours
à la poursuite de mon rêve »
 |
Sarah dédicace
des photos. |
Sarah gère une boutique de CD dans une université.
Je l’avais rencontrée il y a trois ans, à son arrivée à Beijing;
elle était alors la chanteuse principale d’un orchestre et colportait
des CD. Je l’ai rencontrée de nouveau au Festival de musique Midi.
Sarah avait rassemblé plus de 50 de ses collègues d’université pour
y travailler. C’est une fille chaleureuse et pleine d’entrain. Sarah
est un nom d’emprunt aux fins de l’interview.
Sarah était un peu nerveuse au début de notre
rencontre. Nous nous sommes assis dans son petit magasin où les
gens vont et viennent pour simplement regarder ou acheter un CD.
Cette fille est originaire de la province du Shanxi
où elle a terminé son lycée en art, avec spécialisation en peinture
à l’huile. Elle y a aussi étudié les techniques vocales et a chanté
dans un orchestre. Le groupe donnait beaucoup de représentations
dans les bars et gagnait un peu d’argent, en fait, passablement
pour des étudiants. Après l’obtention de son diplôme, Sarah a travaillé
comme journaliste dans un quotidien, comme comptable et comme assistante
du gouverneur de la province. Toutefois, elle était loin de se satisfaire
de cette vie ordinaire et douillette. « Mes parents voulaient que
je me trouve un bon travail et que je laisse tomber mon rêve, mes
intérêts et mes ambitions », déclare-t-elle. « Je n’étais
pas du même type que les personnes avec lesquelles je travaillais.
J’ai quitté la maison sans dire au revoir à ma famille. » Avec l’argent
qu’elle avait gagné en chantant dans les bars, Sarah est arrivée
à Beijing en 2000.
« Je pensais que j’étais destinée à devenir
une vedette, déclare Sarah en riant. J’étais trop sûre de moi...
» J’ai passé un an à apprendre l’art de la scène à l’Académie
du film de Beijing, tout en vivant à Shucun, une zone bohème bien
connue, bondée de rockers, de peintres et d’autres artistes. Chaque
jour, elle se levait très tôt et marchait deux heures jusqu’à l’université.
Peu à peu, le fait de vivre loin de la maison familiale a commencé
à lui peser, mais quand elle écrivait à sa mère, elle se montrait
brave. Elle a ensuite fait la rencontre de Xiaoyu, son copain actuel,
parce que son orchestre avait besoin d’une chanteuse. Elle a joint
les rangs de l’orchestre et a recommencé à donner des spectacles
dans les bars. Puis Xiaoyu lui a demandé de vendre des CD aux étudiants
d’université. Comme elle devait être en mesure de donner des conseils
sur la musique aux clients, Sarah s’est mise à écouter de nombreux
CD, essayant de classer les différentes pièces selon les genres
musicaux modernes. Elle est devenue une experte et pouvait reconnaître
les genres, rien qu’en jetant un coup d’œil à la pochette du CD.
Donner des spectacles dans les bars n’était pas une sinécure. Le
groupe gagnait peu, chantait beaucoup, parfois jusqu’à 40 chansons
par soirée, et chacun gagnait tout au plus 80 yuans par soir. «
Le pire, c’est que je devais chanter des choses pitoyables »,
dit-elle. Parallèlement, le commerce de CD connaissait un regain
de vitalité, car Sarah et Xiaoyu gagnaient la confiance d’un nombre
croissant de clients. Finalement, ils laissèrent tomber l’orchestre,
et Sarah aime beaucoup son travail actuel. « La plupart de
mes clients sont des étudiants. Nous nous faisons confiance. Je
connais beaucoup d’orchestres, plusieurs genres musicaux et je recommande
de la bonne musique. Mes clients peuvent écouter le CD dans mon
magasin avant d’acheter, voire même l’échanger s’ils ne sont pas
satisfaits. Parfois, je garde un compte ouvert pour certains. »
Lorsque je demande à Sarah si elle a laissé tomber
son ambition, elle rétorque avoir troquer son ambition contre le
rôle d’une bonne mère de famille. Mais elle n’a pas délaissé la
musique pour autant et achèvera son CD démo de dix chansons pour
la fin de l’année. « Et après cela, dit-elle, j’aimerais faire
quelque chose de plus significatif dans le domaine musical :
organiser des concerts dans des écoles, par exemple.»
Le parcours
du rock chinois
Les premiers pas
1980 : Wan Li Ma Wang, le premier orchestre
rock du continent, présente du rock occidental classique dans une
université de langues étrangères de Beijing.
1981 : Formation d’Alisi, un orchestre présentant
surtout des chansons japonaises.
1982 : Adi forme Mainland avec des
étrangers. Cet orchestre est le catalyseur de la naissance du rock
chinois.
1984 : Formation de Seven-piece Puzzle
et de Self Righting Doll, premier groupe à jouer des instruments
électroniques en Chine et le pionnier de genres qui donneront le
ton du rock chinois.
1985 : Cui Jian, le parrain du rock chinois,
lance son premier album Libertine Back Home, un mélange
pop-rock.
1986 : Cui Jian présente sa remarquable chanson
I own nothing, laquelle allait bientôt être l’une des chansons
les plus populaires de l’histoire de la musique chinoise moderne.
1987 : Formation de l’orchestre Black
Leopard, et début de la publication de Audiovisual World,
premier magazine sur la musique pop occidentale.
1988 : Formation de Tang Dynasty.
1989 : Cui Jian donne un concert célèbre
et lance Rock on the Road of New Long March, ce qui marque
le début du rock chinois.
L’apogée
1990 : Spectacle de Tang Dynasty,
Breath et 1989 au Concert de musique moderne 90, le premier
en son genre.
1991 : Lancement du premier album de Black
Leopard à Hongkong; Don’t Break my Heart se classe au
sommet du palmarès de Hongkong. Cui Jian lance Solution.
1992 : Rock World, un livre qui introduit le rock
occidental, est un best-seller. Fondation du magazine Music Heaven
qui commence à influencer la scène musicale. Tang Dynasty
lance Dreaming Back, le premier album de musique heavy metal
en Chine, et celui-ci connaît un immense succès.
1993 : La Radio musicale de Beijing lance l’émission Rock
Magazine, la première du genre en Chine. Beaucoup d’artistes
donnent des spectacles à l’étranger. Zheng Jun lance Naked.
1994 : Lancement de Refuse Dump de
He Yong, Black Dream de Dou Wei, premier album postpunk en
Chine, et de Lonely People are Shameful de Zhang Chu, ce
qui établit la légitimité du mouvement de musique chinoise moderne.
Cui Jian lance son troisième album : Eggs under the Red
Flag.
1995 : Dou Wei lance son deuxième album :
Sunny Days. Zhang Jun, le bassiste de Tang Dynasty,
meurt dans un accident d’auto.
1996 : Lancement du premier album éponyme
de Overload, un jalon de la musique heavy metal en Chine.
Le bar Mangfeng ouvre à Beijing et devient la rampe de lancement
des nouveaux groupes à Beijing.
Les voies se séparent
1997 : Le rocker underground Pan Gu lance
What to Do, un mélange de musique underground et punk. Xu
Wei, un artiste de musique folk et pop lance In Other Places.
Fondation de Modern Sky, première compagnie de rock indépendant,
ce qui initie une vague de production de musique DIY. Lancement
de nombreux albums influents.
1998 : Année du punk. Le célèbre bar punk
Scream ouvre à Beijing. La publication du magazine Punk
Era coïncide avec cette vogue nationale du punk. Dou Wei lance
l’album expérimental Mountain, River and Water, combinant
musique techno et traditionnelle chinoise.
1999 : L’orchestre pop punk Flowers lance son premier
album Beside Happiness et le rocker pop Pu Shu gagne la faveur
des collégiens avec I Go to 2000. Publication du magazine
Free Music. Les magazines rock Modern Sky, Xmusic et So
Rock gagnent en popularité. C’est la prolifération des orchestres
et des labels musicaux.
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