SEPTEMBRE,  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

L'homme de Pékin et Teilhard de Chardin


DANIEL COGEZ

Au cours des siècles, l'intérêt des Chinois pour l'histoire ne s'est jamais démenti. On se souviendra pour s'en convaincre des Mémoires historiques - Shiji - rédigés au Ier siècle avant J.-C. par Sima Qian (145-91 av. J.-C.). En Chine, l'histoire représente un fondement et une justification pour toute action.

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)

À cette ancienneté qui fonde et légitime, il manquait un jalon au temps de la préhistoire. Et ce jalon précisément fut trouvé en 1929 grâce à une équipe de savants chinois et étrangers. La découverte du sinanthrope, encore appelé l « 'homme de Pékin », à Zhoukoudian est le fruit d'un long travail de recherches effectuées sous l'égide du Service géologique de Chine dont faisait partie notamment le père jésuite Pierre Teilhard de Chardin qui fut à la fois un scientifique et un philosophe.

Une découverte exceptionnelle

Où se situe exactement la caverne dans laquelle fut découvert l'homme de Pékin ? À une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale, dans une colline appelée la « colline des Os du dragon ». En effet, des ouvriers qui extrayaient le calcaire pour faire de la chaux trouvaient souvent des ossements à cet endroit. Le site se présente à flanc de colline comme une excavation longue de cent mètres et large de cinquante. À l'intérieur de celle-ci, des strates superposées allaient attirer l'attention des savants. Le premier élément humain trouvé dans le site fut deux simples dents déterrées en 1921 par le savant autrichien Otto Zdansky. Dès lors les fouilles furent intensifiées. La République de Chine s'est dotée à cette époque d'un service géologique qui regroupait à la fois des chercheurs
chinois et des scientifiques réputés du monde entier.
C'est un chercheur chinois qui, en décembre 1929, réussit à extraire du sol la première calotte crânienne. Ainsi la présence de l'homme sur le sol chinois à des époques très anciennes était officialisée. Et, par la suite, il fut reconnu que cet homme vivait à l'époque du pleistocène, au début du quaternaire, soit 400 000 ans avant notre ère. C'était l'interprétation lors de la découverte, mais le père Teilhard, en scientifique avisé, tempérait les ardeurs en parlant d'invention de « journaliste trop pressé ». Après de solides analyses, il fallut se rendre à l'évidence. Un homo erectus, un homme debout, avait fait son apparition en Chine comme sur d'autres continents, et ce fut une révélation car, dans ce pays, les présomptions existaient, mais les preuves manquaient. C'est pourquoi cette découverte eut un grand retentissement.

Un homme d'exception

Calotte crânienne de l'homme de Pékin, exhumée en 1966.

Comment s'est opérée la découverte de l'homme de Pékin ? Il a fallu un long, patient et méthodique travail de recherches un « hasard méthodiquement exploité » selon Teilhard de Chardin.  Et c'est ici que nous voulons parler de ce paléontologue français, présent en Chine à l'époque de la découverte. Qui se souvient encore de Pierre Teilhard de Chardin, savant et philosophe ici en Chine? En dehors de Madame Wang Haiyan qui lui a consacré une thèse Le phénomène Teilhard , bien peu de gens...
Pierre Teilhard de Chardin est né en 1881 en Auvergne, à Sarcenat, dans la famille d'un hobereau de la région aux traditions catholiques bien ancrées. Il n'y a rien d'étonnant à ce que Pierre Teilhard ait décidé de devenir prêtre et que l'une de ses sours, Françoise, religieuse, soit morte à Shanghai au service des pauvres.
Ordonné prêtre en 1911, Pierre Teilhard revient à Paris pour suivre des études de géologie. Lorsque la guerre de 14-18 éclate, Pierre Teilhard est mobilisé dans les rangs d'un régiment de tirailleurs marocains. Il est brancardier et fera preuve d'une conduite exemplaire.
Revenu aussi à la vie civile en 1919, Pierre Teilhard reprend ses études et obtient la licence de géologie, zoologie et botanique en 1920. Il enseignera pendant trois ans à l'Institut catholique de Paris. Et soudain, lui dont la vie semble toute tracée à Paris est appelé en Chine pour une mission d'exploration à l'invitation du père Emile Licent, basé à Tianjin. Le père Licent est un géologue qui envoie le produit de ses découvertes en Chine au Muséum d'histoire naturelle à Paris. Intrigué, le directeur du laboratoire de paléontologie Marcellin Boule, qui connaît bien Teilhard de Chardin depuis dix ans, décide de l'envoyer en Chine. Et c'est ainsi, au terme d'un long voyage en bateau, que Pierre Teilhard met le pied sur la terre de Chine en mai 1923 à Shanghai. Et « volens, nolens », par le jeu des circonstances, Pierre Teilhard va séjourner en Chine de 1923 à 1946 avec des intermèdes qui le conduiront en tous les points du globe.
En Chine même, il effectuera de très nombreuses expéditions ; depuis les premières dans les Ordos en 1923 et 1924 jusqu'aux dernières en 1935 dans la magnifique région de Guilin. Paradoxalement, cet homme d'église et de foi a consacré une grande partie de son temps et de son énergie en Chine à des travaux scientifiques. À partir de 1928, il travaillera ainsi aux côtés de savants chinois, américains et canadiens au service géologique de Chine.

Avec ses collègues de l'équipe scientifique des fouilles en 1929 : Pei et Young (à gauche), Black et Barbour (à droite) et deux étudiants (au centre).

C'est à l'occasion de ce travail qu'il confirmera la découverte du sinanthrope en 1929 par Pei Wenzhong et qu'il contribuera à la faire connaître dans le monde entier.
La vie de Pierre Teilhard se lit comme un roman d'aventures. Cette expédition mouvementée à travers toute la Chine en 1931 fera de lui le seul européen ayant une connaissance géologique de la Chine, de Harbin à Kashgar : il sera satisfait de ce long et difficile périple. « L'essentiel pour moi, c'est que je puisse faire entrer l'Asie centrale dans mes constructions personnelles ».
La « Croisière jaune » fut l'une de ses expéditions les plus spectaculaires en terre chinoise. Mais Pierre Teilhard en a mené beaucoup d'autres non seulement dans ce pays mais aussi dans d'autres régions du monde. Au cours de l'été 1933, il se rend aux États-Unis pour participer au XVIIIe congrès géologique international. Puis revenu en Chine, il estime qu'il faut replacer Zhoukoudian, pour en comprendre la géologie, dans le contexte de la Chine et de l'Asie. « Pour situer et interpréter correctement le nouvel et sensationnel homme de Pékin, il ne fallait rien de moins qu'une mise au point stratigraphique, physiographique et paléontologique de tout le quaternaire d'Extrême-Orient » écrit-il. Et c'est pourquoi il organisera avec ses amis chinois et étrangers Davidson Black, Georges Barbour, les docteurs Wong et Ting du service géologique, de nombreuses expéditions au Shanxi d'abord, dans la région de Nanjing, dans le Sichuan à Chongquing et Chengdu, dans les monts Qinling, puis à Nanning et à Guilin.
Entre 1935 et 1939, Pierre Teilhard se rendra aussi en Inde, à Java, en Birmanie, aux États-Unis et au Japon. Le 23 juin 1939 il embarque de nouveau pour la Chine : il pensait qu'il s'agissait d'une simple formalité à laquelle il était accoutumé, mais les circonstances vont en décider autrement avec le déclenchement de l Seconde Guerre mondiale et l'occupation de la Chine par les Japonais.
À Beijing, Pierre Teilhard souhaitait créer un institut de recherches autour d'une équipe spécialisée. Celui-ci ne verra pas le jour, mais il prit la forme d'un « Institut de géobiologie » dont le but était l'étude de l'évolution combinée du sol et de la vie sur le continent asiatique. Et cet institut aura pour animateurs Pierre Teilhard et son ami le père Leroy; il fonctionnera grâce aux subsides d'Henry Vetch, un éditeur français, de l'ambassade de France et de l'Alliance française de Shanghai. Au point de vue scientifique, Pierre Teilhard publiera de nombreux mémoires sur la géologie et la paléontologie en Chine, dont l'un a pour titre L'homme préhistorique en Chine. Mais c'est aussi en Chine et au cours de ses voyages à destination de la Chine que le père Teilhard va élaborer une grande partie de son œuvre philosophique avec des ouvrages comme Le milieu divin (1927) et surtout Le phénomène humain (1942). Mais cette œuvre, constamment mise à l'index par son ordre, ne sera jamais publiée de son vivant. Elle ne sortira de l'ombre qu'après sa mort, grâce au dévouement de sa secrétaire et légataire, Jeanne Mortier.
Après la capitulation du Japon, la guerre prend fin en Chine et dans le monde. En 1946, lorsque Teilhard retourne en France où le général de Gaulle souhaitait sa présence, Pierre Teilhard va être poursuivi par l'acharnement des Jésuites qui non seulement refusent leur « imprimatur » à toute son œuvre, mais aussi l'empêchent d'occuper la chaire de paléontologie laissée vacante au Collège de France en 1947. Un voyage qu'il effectue à Rome ne réussit pas à lui concilier les bonnes grâces de ses supérieurs farouchement hostiles. Alors Teilhard s'évade une première fois vers le Nouveau Monde en 1948. Il s'installera définitivement aux États-Unis pour poursuivre sa carrière de scientifique. Il s'éteindra à New-York, le jour de Pâques 1955, un dix avril.

L'apport de la Chine

Qu'a-t-il été dans l'œuvre de Pierre Teilhard ? En ce qui concerne son œuvre philosophique, nous pouvons dire que que cet apport est inexistant malgré ici ou là quelques vagues similitudes de pensée. Mais pour ce qui est de son œuvre scientifique, l'apport de la Chine fut prodigieux. Il dira : « J'ai pour la Chine, devenue mon pays adoptif, une grande reconnaissance. La Chine a été la chance de ma vie. Par son immensité, par l'énormité de ses dimensions, elle a contribué à élargir ma pensée, à l'élever jusqu'à l'échelle planétaire ». Et en quelque sorte la Chine a été l'enclume sur laquelle il a forgé ses pensées...

N.B. En octobre 2003 se tiendra à Beijing un colloque international sur
Teilhard de Chardin et la paléontologie en Chine.