JUILLET  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

La conception idéalisée des Occidentaux sur le Tibet

DU YONGBIN

La steppe Yila à Shangri-la.

Shangri-la, royaume mythique synonyme d’Utopie (Thomas More, 1516), a été le fil conducteur du best-seller Lost Horizon, écrit en 1933 par le romancier américain James Hilton. L’inspiration de Hilton n’a pas été puisée dans une expérience de voyage personnelle au Tibet, mais dans des articles du botaniste américain Joseph Rock qui a vécu dans la région de Kham (zone située aujourd’hui à la limite du Tibet et de la province du Sichuan) de 1922 à 1949.

En langue tibétaine, Shangri-la signifie le lieu entourant la source du bonheur. Il tire son origine d’un sûtra bouddhique disant : au sud de l’Himalaya se dresse Shambhala, une ville mystérieuse où est préservée la Roue du temps bouddhique Kalacakra Tantra. C’est un endroit idyllique, rempli de palais colorés, habité par des gens en santé dont l’esprit est protégé par des moines immortels.

En 1937, Frank Capra a réalisé l’adaptation cinématographique de Lost Horizon de Hilton pour la Columbia Pictures. La chanson-thème, Shangri-la, a été populaire dans le monde entier, et ce nom mythique a depuis lors été employé dans le même contexte que celui d’un jardin d’Éden et d’Utopie. Dans le film Trente secondes sur Tokyo, qui raconte le raid effectué par Doolittle sur Tokyo durant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’on demande au président Franklin Delano Roosevelt de quel endroit l’avion a décollé, il répond : « Shangri-la ». À l’origine, Camp David s’appelait « Shangri-la », mais puisque Robert Kuok Hock-Nien acheta les droits d’utilisation de ce nom pour sa chaîne d’hôtels, le nom Shangri-la est maintenant associé avec centres de villégiature et hôtels.

Pour les Occidentaux qui ont lu Lost Horizon, la localisation reculée du Tibet et sa culture distincte ont engendré des idées fausses sur la culture et le bouddhisme tibétains. Par conséquent, la région est toujours entourée de mystère, même en ce début du XXIe siècle.

Un royaume féérique?

Tibétain d'une zone tibétaine.

Pendant des siècles, le Tibet a été considéré comme un paradis par les explorateurs et les voyageurs occidentaux. George Orwell a déclaré qu’il n’y a pas de meilleurs endroits pour les voyageurs que l’Asie centrale et le Tibet. La topographie magnifique  −l’Himalaya, le mont Qomolangma (Everest), les monts Gangdisê et le fleuve Yarlung Zangbo− ajoute du charme à la région qui, en plus, est rehaussée par une culture bien typique.

La religion Bon et le bouddhisme tibétain ont été pendant des siècles les influences culturelles principales au Tibet. Le panthéisme et le vaudou de la religion Bon, le tantrisme, le concept de l’âme réincarnée du trulkou (bouddha vivant), les rituels religieux, dont la danse, la circumambulation et la prosternation, du bouddhisme tibétain ont rendu ces religions bien différentes des autres. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’Occident est entré encore davantage dans une étape « post-moderne » encore plus avancée de la civilisation matérielle. Toutefois, la civilisation occidentale ne résout pas les problèmes sociaux profonds et complexes, ni ne satisfait les besoins spirituels et religieux de l’être humain. Beaucoup se sont donc tournés vers les systèmes orientaux de croyance religieuse, et le bouddhisme tibétain a été une grande source de réconfort. L’émergence de la mondialisation a rendu les Occidentaux encore plus intéressés à la culture tibétaine, particulièrement à la lumière des activités des séparatistes tibétains et des forces occidentales antichinoises durant la dernière moitié du XXe siècle. C’est ainsi que la question tibétaine a été internationalisée, ce qui inclut les aspects de la souveraineté, de la nationalité, de la religion et des droits de la personne. Cette question est devenue un point chaud sur le plan international, l’une des trois questions sensibles (Taiwan, commerce et Tibet), de même que la question centrale de la lutte de la Chine contre les forces antichinoises. Sous l’influence de facteurs intérieurs et extérieurs, l’essence même de la culture tibétaine est devenue difficile à saisir.

Un Shangri-la sur terre

La civilisation tibétaine s’est développée principalement le long de deux axes : l’axe religieux et l’axe profane.  Pendant longtemps, le Tibet est demeuré une société largement homogène et isolée, peu affectée par d’autres cultures. Sa culture traditionnelle bipolaire, au sein de laquelle coexistent le religieux et le profane, la tendance aristocratique et folklorique, est par conséquent restée intacte. Puisque le bouddhisme tibétain dominait la société et les mentalités et que la « culture de l’élite religieuse » représentait le courant principal, la culture profane n’a joué qu’un rôle accessoire dans la société tibétaine traditionnelle. Néanmoins, elle a joui d'une grande vitalité et a exercé une grande influence parmi la population.

Art tibétain moderne.

Au Tibet, la culture profane traditionnelle possède des aspects aristocratiques et populaires. La noblesse tibétaine incarne une combinaison d’aspects culturels tibétains, indiens et occidentaux, mais comme elle ne représente qu’un faible pourcentage de la population du Tibet, son influence culturelle est très limitée. La culture folklorique englobe l’élite des personnes qui s’adonnent à la médecine tibétaine, à l’astronomie, aux arts et à la culture populaires. Cette dernière comprend les ballades et les épopées, comme celle du roi Gésar, les chants folkloriques et les danses, telles que xuanzi et guozhuang, de même que les traditions folkloriques liées aux fêtes, mariages, funérailles et tabous, ainsi qu’aux autres coutumes sociales et de vie des Tibétains. Ces aspects profanes de la culture tibétaine se sont imbriqués avec des éléments mythologiques pour donner naissance au mythe du Tibet. L’isolement du Tibet a pris fin avec l’invasion des colonialistes britanniques au XXe siècle, laquelle a constitué du même coup une intrusion de la culture moderne. La religion autochtone en a subi un dur revers, ce qui a favorisé le développement de la culture profane. La libération pacifique et la réforme démocratique du Tibet ont provoqué la dissolution de l’ancienne théocratie dirigeante, de sorte que la culture profane est devenue le courant principal. Des fêtes culturelles modernes −sommet du Qomolangma de Xigazê, Khamspa de Qamdo et Yarlung de Shannan− forment maintenant des compléments aux fêtes plus traditionnelles.

Dans les années 1990, la vague tibétaine a déferlé en Chine et outre-mer. Elle a été caractérisée par l’expansion du bouddhisme tibétain et par un intérêt grandissant dans l’aspect tantrique du bouddhisme tibétain. Le Tibet et l’ethnie tibétaine forment maintenant le thème de nombreux ouvrages artistiques et littéraires, de films ou de documentaires. On compte plusieurs savants en tibétologie, et le plus grand nombre d’œuvres en tibétologie publiées ces deux dernières décennies a grandement amélioré la compréhension d’ensemble de la culture tibétaine.

Le développement économique et social remarquable a apporté de grands changements au Tibet. Les principales villes possèdent maintenant des communications pratiques, des comptoirs boursiers et des cafés Internet. Les ordinateurs personnels et les téléphones portables sont également chose courante. Les communications modernes ont rétréci l’écart entre le Tibet et le monde extérieur, et le plus grand nombre de personnes qui se rendent au Tibet permettra certainement d’en faire émerger une image plus réaliste.

Du Yongbin est chercheur du Centre de recherche en tibétologie de Chine.