JUILLET  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

L’interaction entre chance et malchance

WANG KEPING

Dans la campagne chinoise, le temps et les saisons s'écoulent au gré du calendrier lunaire agricole, et l'on célèbre au moins une fête à chaque mois.  La fête du Printemps (chunjie) est la fête la plus importante, alors que les familles entières se réunissent pour célébrer le passage de l'hiver au printemps. À cette période-là, les murs intérieurs de toutes les maisons fraîchement astiquées sont décorés de découpes et d'ouvrages de calligraphie représentant le caractère chinois fu, tout cela généralement sur papier rouge. On voit souvent ce caractère, placé à l'envers, sur les portes des maisons et sur les murs; placé de cette façon, le caractère signifie « fu dao » fu arrive.

Fig.1

Mais que signifie ce caractère fu si important? La chance, naturellement, qui se fait généralement accompagner du bonheur. Voilà la signification générale du caractère. Il est dérivé du pictogramme (Fig.1), symbolisant un personnage agenouillé devant un autel et priant pour le bonheur; un contenant d'objets précieux, en forme de gourde, est placé sur l'autel, alors qu'une volute de fumée d'encens s’élève. C'était la base du fu de style zhuan (Fig.2); cependant, le caractère a été modifié depuis lors, pour aboutir à sa forme simplifiée actuelle (Fig.4). Les composantes symbolisent à gauche l'autel, et à droite, un coffret à bijoux. Le caractère complet représente ainsi une aspiration à un double bien-être, soit à la fois spirituel et matériel. La croyance courante veut qu'aussi longtemps qu'une personne ou une famille conserve le fu, sa vie sera heureuse et accomplie.

Fig.2
Fig.3

Le contraire de fu est huo, tel qu’il est écrit en style zhuan dans la Fig.3, et sous sa forme simplifiée en Fig.5. Les composantes du caractère huo sont ici aussi l'autel, pour ce qui est de la partie gauche, mais à droite, le dessin d'une bouche tordue laisse présager la malchance ou l’épreuve. Les Chinois utilisent huo (mauvaise fortune ou calamité) comme terme générique pour tout ce qui est négatif ou destructeur, à tel point qu'un huogen est une personne ou une chose qui apporte la malchance à la majorité.

Et dans la vie courante?...

Fig.4
Fig.5

En Chine, comme partout ailleurs, fu est largement recherché, alors que huo est fui à tout prix. Fu est un sujet de conversation sur lequel on se répand, on s'attarde et qu'on épuise; au contraire, huo est seulement mentionné, quand c'est absolument nécessaire, et jamais en s'y attardant. Si le sujet de huo devait se présenter trop souvent dans la vie courante ou dans les interactions sociales d'une personne, les gens pourraient commencer à se sentir nerveux ou inquiets, voire même choqués. Les Chinois sont tout de même pleinement conscients de l'interaction entre fu et huo, entre autres à travers le principe de base taoïste du yin (négatif)  et du yang (positif), mais surtout grâce à leur compréhension, tirée de l'expérience, de la condition humaine. Ils sont conscients que fu et huo se produisent en parallèle, avec les hauts et les bas, les joies et les peines de la vie. Les proverbes chinois courants le démontrent clairement : par exemple, Le ji sheng bei, « La joie extrême engendre le chagrin », et Ku jin gan lai, « D'une expérience amère peut résulter une douce joie ». Le premier fait référence à du positif qui se change en négatif, alors que c'est l'inverse pour le second. D'où, dans les moments d'euphorie, suite à des bienfaits inattendus, le Chinois est instinctivement conscient qu'il pourrait être bien trop facile d’amorcer une descente subite dans la misère, puisqu'il a atteint l'apogée du bonheur. Les Chinois font donc tout leur possible pour garder leurs émotions en échec. Si, à l'opposé, des personnes se trouvent dans une situation lamentable, elles vont essayer de ne pas perdre espoir et de demeurer optimistes, tout en poursuivant la recherche énergique d'une issue positive. Le philosophe occidental Bertrand Russell, qui a vécu en Chine pendant les années 1940, a été particulièrement impressionné par ce qu'il a perçu comme la « sagesse philosophique orientale », en ce qui a trait à la capacité du Chinois de tirer du contentement de la situation la plus hostile, au cœur de la pauvreté, de la privation ou d’un désastre. Ceci tient toujours aujourd'hui, et n'est d'aucune façon moins impressionnant maintenant qu'il ne l'a toujours été.

Les Chinois appliquent la polarité fu / huo aussi bien à la vie temporelle quà la vie spirituelle, leur approche philo­sophique provenant en grande partie des enseignements de Lao Zi, fondateur du taoïsme. Lao Zi était un contemporain de Confucius, mais plus âgé. Dans son Tao-Te Ching, son observation de l'interaction entre la chance et la malchance est claire quand il dit:

La malchance est ce qui se tient à côté de la chance;

La chance est ce qui se cache sous la malchance qui rôde.

Une histoire ancienne

Un vieil homme vivait près des frontières septentrionales de la Chine.  Alors que son cheval errait au loin dans le territoire d'une tribu nordique, ses voisins compatissaient à sa perte. « Peut-être ceci s'avérera-t-il une bénédiction », disait le vieil homme.  Après quelques mois, le cheval revint du Nord, accompagné d'une jument.  Constatant le fait, tous ses voisins félicitèrent le vieil homme.  « Cela peut se transformer en malheur » fut alors le commentaire de ce dernier.  Par la suite, la jument donna naissance à beaucoup de bons chevaux, et le vieil homme connut la prospérité pendant un certain temps, jusqu'à ce que son fils tombe d’un cheval et se casse une jambe.  Les voisins réunis se mirent une fois de plus à compatir avec la famille, alors que le vieil homme pensait invariablement :  « Ceci pourrait être une bénédiction ». Un an plus tard, les tribus du Nord envahirent les régions frontalières et tous les jeunes hommes aptes au service furent enrôlés pour combattre les envahisseurs. Le fils du vieil homme fut cependant exempté du combat, en raison de sa jambe estropiée. C’est ainsi que les deux survécurent au massacre qui suivit.

La morale

Cette histoire est tirée du classique chinois Huainan Zi et elle est connue de tous les Chinois. Sa morale est que Huo (une malédiction) est souvent Fu (une bénédiction) déguisée, et vice-versa. La chance et la malchance sont les arcs opposés d'un cercle interactif ou transformationnel. Le principe préconisé est qu'il est recommandé de regarder au-delà de ce qui semble être un événement positif et de rester alerte en vue de n'importe quel possible événement négatif subséquent. Selon ce concept, il est sage de ne pas agir imprudemment, mais d'exercer plutôt une bonne maîtrise sur ses émotions. De cette façon, un événement heureux est moins susceptible de faire sombrer dans la souffrance. Un tel sang-froid réclame la conscience du principe du Tao « Le renversement est le déplacement du Tao », et la connaissance que le positif et le négatif sont interreliés, et qu’ils culminent dans Wu ji bi fan, ou « Le renversement inévitable de l'extrême ».

Il y a une croyance chez les Chinois à l'effet que le Tao évolue selon une voie dynamique et circulaire, et que tout ce qui est déterminé par le Tao fait partie d'un processus de changement constant.

Il ne peut pas y avoir de contrôle sur des opposés se transformant par leurs contraires, autrement que par quelqu'un qui a atteint le Tao ou une complète illumination; c'est seulement de cette façon que la chance et la malchance demeurent dans leur état originel d'unité indissoluble.

Lao Zi considérait l'interrelation entre fu et huo et leurs contraires comme un aspect concomitant de la réalité. Ceci pourrait être interprété comme un encouragement à la passivité et un frein à l'initiative, parce que suggérant une fatalité des événements qui annule tout effort humain. Toutefois, dans la pratique, la chance et la malchance s'inversent seulement dans des circonstances particulières. Dans le cours normal des événements, elles demeurent comme elles sont, et les humains non illuminés peuvent maintenir le statu quo en encourageant l'interrelation positive plutôt que négative entre la bonne et la mauvaise fortune, comme cela se produit dans la vie de tous les jours.

WANG KEPING est vice-directeur de l'Institut pour les études transculturelles, relevant de l'Université des langues étrangères no 2 de Beijing.