L’interaction
entre chance et malchance
WANG KEPING
Dans la campagne chinoise, le temps et les saisons
s'écoulent au gré du calendrier lunaire agricole, et l'on célèbre
au moins une fête à chaque mois. La fête du Printemps (chunjie)
est la fête la plus importante, alors que les familles entières
se réunissent pour célébrer le passage de l'hiver au printemps.
À cette période-là, les murs intérieurs de toutes les maisons fraîchement
astiquées sont décorés de découpes et d'ouvrages de calligraphie
représentant le caractère chinois fu, tout cela généralement
sur papier rouge. On voit souvent ce caractère, placé à l'envers,
sur les portes des maisons et sur les murs; placé de cette façon,
le caractère signifie « fu dao » –fu arrive.
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Fig.1
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Mais que signifie ce caractère fu si important?
La chance, naturellement, qui se fait généralement accompagner
du bonheur. Voilà la signification générale du caractère. Il est
dérivé du pictogramme (Fig.1), symbolisant un personnage agenouillé
devant un autel et priant pour le bonheur; un contenant d'objets
précieux, en forme de gourde, est placé sur l'autel, alors qu'une
volute de fumée d'encens s’élève. C'était la base du fu de
style zhuan (Fig.2); cependant, le caractère a été modifié
depuis lors, pour aboutir à sa forme simplifiée actuelle (Fig.4).
Les composantes symbolisent à gauche l'autel, et à droite, un coffret
à bijoux. Le caractère complet représente ainsi une aspiration à
un double bien-être, soit à la fois spirituel et matériel. La croyance
courante veut qu'aussi longtemps qu'une personne ou une famille
conserve le fu, sa vie sera heureuse et accomplie.
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Fig.2
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Fig.3
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Le contraire de fu est huo, tel qu’il
est écrit en style zhuan dans la Fig.3, et sous sa forme
simplifiée en Fig.5. Les composantes du caractère huo sont
ici aussi l'autel, pour ce qui est de la partie gauche, mais à droite,
le dessin d'une bouche tordue laisse présager la malchance ou l’épreuve.
Les Chinois utilisent huo (mauvaise fortune ou calamité)
comme terme générique pour tout ce qui est négatif ou destructeur,
à tel point qu'un huogen est une personne ou une chose qui
apporte la malchance à la majorité.
Et dans la vie courante?...
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Fig.4
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Fig.5
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En Chine, comme partout ailleurs, fu est
largement recherché, alors que huo est fui à tout prix.
Fu est un sujet de conversation sur lequel on se répand, on
s'attarde et qu'on épuise; au contraire, huo est seulement
mentionné, quand c'est absolument nécessaire, et jamais en s'y attardant.
Si le sujet de huo devait se présenter trop souvent dans
la vie courante ou dans les interactions sociales d'une personne,
les gens pourraient commencer à se sentir nerveux ou inquiets, voire
même choqués. Les Chinois sont tout de même pleinement conscients
de l'interaction entre fu et huo, entre autres
à travers le principe de base taoïste du yin (négatif) et
du yang (positif), mais surtout grâce à leur compréhension,
tirée de l'expérience, de la condition humaine. Ils sont conscients
que fu et huo se produisent en parallèle, avec les
hauts et les bas, les joies et les peines de la vie. Les
proverbes chinois courants le démontrent clairement : par exemple,
Le ji sheng bei, « La joie extrême engendre le chagrin »,
et Ku jin gan lai, « D'une expérience amère peut résulter
une douce joie ». Le premier fait référence à du positif qui se
change en négatif, alors que c'est l'inverse pour le second. D'où,
dans les moments d'euphorie, suite à des bienfaits inattendus, le
Chinois est instinctivement conscient qu'il pourrait être bien trop
facile d’amorcer une descente subite dans la misère, puisqu'il a
atteint l'apogée du bonheur. Les Chinois font donc tout leur possible
pour garder leurs émotions en échec. Si, à l'opposé, des personnes
se trouvent dans une situation lamentable, elles vont essayer de
ne pas perdre espoir et de demeurer optimistes, tout en poursuivant
la recherche énergique d'une issue positive. Le philosophe occidental
Bertrand Russell, qui a vécu en Chine pendant les années 1940, a
été particulièrement impressionné par ce qu'il a perçu comme la
« sagesse philosophique orientale », en ce qui a trait à la capacité
du Chinois de tirer du contentement de la situation la plus hostile,
au cœur de la pauvreté, de la privation ou d’un désastre.
Ceci tient toujours aujourd'hui, et n'est d'aucune façon moins impressionnant
maintenant qu'il ne l'a toujours été.
Les
Chinois appliquent la polarité fu / huo aussi bien à la vie
temporelle qu’à la vie spirituelle, leur approche philosophique
provenant en grande partie des enseignements de Lao Zi, fondateur
du taoïsme. Lao Zi était un contemporain de Confucius, mais plus
âgé. Dans son Tao-Te Ching, son observation de l'interaction
entre la chance et la malchance est claire quand il dit:
La malchance est ce qui se tient à côté de la chance;
La chance est ce qui se cache sous la malchance qui rôde.
Une histoire ancienne
Un vieil homme vivait près des frontières septentrionales
de la Chine. Alors que son cheval errait au loin dans le territoire
d'une tribu nordique, ses voisins compatissaient à sa perte. « Peut-être
ceci s'avérera-t-il une bénédiction », disait le vieil homme. Après
quelques mois, le cheval revint du Nord, accompagné d'une jument.
Constatant le fait, tous ses voisins félicitèrent le vieil homme.
« Cela peut se transformer en malheur » fut alors le commentaire
de ce dernier. Par la suite, la jument donna naissance à beaucoup
de bons chevaux, et le vieil homme connut la prospérité pendant
un certain temps, jusqu'à ce que son fils tombe d’un cheval et se
casse une jambe. Les voisins réunis se mirent une fois de plus
à compatir avec la famille, alors que le vieil homme pensait invariablement
: « Ceci pourrait être une bénédiction ». Un an plus tard, les
tribus du Nord envahirent les régions frontalières et tous les jeunes
hommes aptes au service furent enrôlés pour combattre les envahisseurs.
Le fils du vieil homme fut cependant exempté du combat, en raison
de sa jambe estropiée. C’est ainsi que les deux survécurent au massacre
qui suivit.
La morale
Cette histoire est tirée du classique chinois Huainan
Zi et elle est connue de tous les Chinois. Sa morale est que
Huo (une malédiction) est souvent Fu (une bénédiction)
déguisée, et vice-versa. La chance et la malchance sont les arcs
opposés d'un cercle interactif ou transformationnel. Le principe
préconisé est qu'il est recommandé de regarder au-delà de ce qui
semble être un événement positif et de rester alerte en vue de n'importe
quel possible événement négatif subséquent. Selon ce concept, il
est sage de ne pas agir imprudemment, mais d'exercer plutôt une
bonne maîtrise sur ses émotions. De cette façon, un événement heureux
est moins susceptible de faire sombrer dans la souffrance. Un tel
sang-froid réclame la conscience du principe du Tao « Le renversement
est le déplacement du Tao », et la connaissance que le positif et
le négatif sont interreliés, et qu’ils culminent dans Wu ji bi
fan, ou « Le renversement inévitable de l'extrême ».
Il y a une croyance chez les Chinois à l'effet que le
Tao évolue selon une voie dynamique et circulaire, et que tout ce
qui est déterminé par le Tao fait partie d'un processus de changement
constant.
Il ne peut pas y avoir de contrôle sur des opposés se
transformant par leurs contraires, autrement que par quelqu'un qui
a atteint le Tao ou une complète illumination; c'est seulement de
cette façon que la chance et la malchance demeurent dans leur état
originel d'unité indissoluble.
Lao Zi considérait l'interrelation entre fu et
huo et leurs contraires comme un aspect concomitant de la
réalité. Ceci pourrait être interprété comme un encouragement à
la passivité et un frein à l'initiative, parce que suggérant une
fatalité des événements qui annule tout effort humain. Toutefois,
dans la pratique, la chance et la malchance s'inversent seulement
dans des circonstances particulières. Dans le cours normal des événements,
elles demeurent comme elles sont, et les humains non illuminés peuvent
maintenir le statu quo en encourageant l'interrelation positive
plutôt que négative entre la bonne et la mauvaise fortune, comme
cela se produit dans la vie de tous les jours.
WANG KEPING est vice-directeur de l'Institut pour les
études transculturelles, relevant de l'Université des langues étrangères
no 2 de Beijing.
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