Sun
Tao et
Ye Nan, un
couple d’artistes
Lisa Carducci
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Sun
Tao et Ye Nan dans leur atelier. |
La maison du couple Sun et Ye était à vendre. L’avantage, pour
un acheteur potentiel, consistait dans la « décoration »
toute faite. Il faut dire que ce qu’on appelle décoration en Chine
n’a rien à voir avec le sens du même terme employé en Occident.
Une maison neuve n’est qu’une boîte, un squelette d’habitation.
Les planchers et murs sont en béton, les installations sanitaires
et électriques ne sont pas posées (seulement des tuyaux et des fils),
les portes intérieures et les cadres de portes et de fenêtres non
plus. Il n’y a aucune armoire ou garde-robe intégrée, bref, une
telle maison en Europe ou en Amérique n’aurait jamais le tampon
d’ « habitabilité ».
Pourtant, ce qui me paraît un avantage pourrait être un désavantage
pour une autre personne, car les goûts et couleurs sont chose personnelle,
intime même. Toutefois, mon mari et moi sommes « tombés en
amour » avec cette maison au premier coup d’œil, et je dirais
que j’ai éprouvé le même coup de foudre pour le charmant couple.
Q. : Vous m’avez dit l’autre fois avoir
étudié en Russie. Pourriez-vous nous parler de cette période de
votre vie.
Ye : Nous avons été choisis, parmi 80 étudiants chinois, une bonne
partie dans le domaine des arts : beaux-arts, musique, théâtre,
ballet, mais aussi dans d’autres secteurs : sciences, technologie,
littérature russe…
Vous étiez tous à St-Petersbourg ?
Sun : Non; aussi à Moscou, Irkoutsk, etc. Il y avait des étudiants
de plusieurs autres pays aussi.
Saviez-vous au départ que vous partiez pour
sept ans ?
Ye : Nous le savions. La première année là-bas servait à apprendre
la langue. Mais nous sommes arrivés en décembre et les autres avaient
déjà commencé depuis trois ou quatre mois. Nous ne connaissions
pas une lettre de cyrillique, pas une syllabe de prononciation.
Le prof a été très aimable, et nous a pris à part. Dans la ville
où nous étions, il fallait nous débrouiller en russe dès le début.
Ce n’était pas facile. Si nous avions été un groupe nombreux de
Chinois, peut-être nous serions-nous tous tenus ensemble, sans nous
mêler aux Russes. Mais nous n’étions que trois à Bielgorod, nous
n’avions pas le choix. Quand nous allions au marché, nous pointions
du doigt. Nous avions peur d’acheter du porc, du bœuf, des légumes
que nous ne connaissions pas, sans savoir si les produits seraient
bons.
Où habitiez-vous ?
Sun : Nous avons souvent déménagé. Au début, nous étions dans un
dortoir d’étudiants. D’étudiants étrangers.
Vous vous connaissiez déjà, tous les deux ?
Ye : Nous nous connaissions depuis l’école secondaire, mais nous
n’étions pas vraiment des amis car j’étais un an en avance sur Sun. Nous avions des amis communs, et des professeurs communs.
Sun : Elle est née en 1968, moi en 1969.
Comment étiez-vous acceptés par la population
locale ?
Sun : Il faut remonter un peu dans le temps. Dans les années 1950,
les relations sino-russes étaient très bonnes; en 1989, il y a eu
Gorbatchev et le démantèlement de l’URSS; et après, ce fut la période
russo-américaine. Au début, nous nous sentions regardés avec froideur,
et ne savions pas pourquoi. Souvent, on nous prenait pour des Vietnamiens;
ils sont nombreux en Russie, à faire du commerce. Mais quand nous
disions que nous venions de Chine, alors, on nous ouvrait grand
les bras. Les Chinois qui vont étudier en Russie sont aussi très
nombreux ces dernières années, peut-être plus que ceux qui vont
aux États-Unis.
Ye : Dans les années 1980, l’ouverture commençait à peine. Nous
ne connaissions rien de l’Occident. Les
gens qui n’étaient pas allés en Russie ne savaient rien de ce pays.
Êtes-vous partis dans le cadre d’un échange ?
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Les
artistes, chez eux, pendant l'entrevue. |
Sun : Si l’on veut, oui, mais il ne s’agissait pas de un pour un.
Le Bureau des affaires étrangères de l’Académie des beaux-arts avait
fait une sélection. Nous n’avions rien à payer : études, logement,
alimentation… Nous avions même une allocation pour nos dépenses
personnelles. De la Chine, environ 1 000 yuans; de la Russie,
100 roubles. Mais à ce moment-là, il en coûtait 10 roubles pour
faire treize heures de train en Russie.
Donc, l’argent suffisait.
(Tous deux rient) Bien sûr, il n’y avait
rien à acheter ! Un téléviseur de fabrication locale coûtait
alors 100-200 roubles ; mais un Russe devait « faire la
queue » pendant plus de dix ans pour s’en procurer un.
Quel était le taux de change du rouble ?
Sun : Un rouble valait 1,7
dollar quand nous sommes arrivés. La valeur a changé beaucoup pendant
ces sept ans. Dans la plus mauvaise période, un dollar valait 13
roubles, puis 30, ensuite 100 et enfin 5 000. Au début, un
kilo de viande coûtait moins d’un rouble; mais au moment où nous
avons quitté le pays, c’était 10 000 roubles.
Ye : Notre séjour en Russie, c’est comme si nous avions vécu dans
trois pays différents. D’abord, c’était l’époque socialiste d’économie
planifiée. Ensuite, la Russie s’est orientée vers l’économie de
marché; c’était la période la plus difficile, où il n’y avait rien
dans les magasins. Puis, juste avant notre retour, les produits
abondaient. Ils étaient très chers, mais au moins il y en avait.
Un chou, par exemple, coûtait environ 2 dollars. À comparer au Canada
ou à l’Italie, ce n’est peut-être pas très cher, mais face à la
Chine, c’est très cher.
Sun : La deuxième période était la plus difficile. Il n’y avait pas
de sel, pas de sucre. Et les Russes boivent leur thé sucré.
Même pas d’allumettes à vendre. Ou s’il y en avait, on les cachait,
car les vendre au prix indiqué aurait été perdre beaucoup d’argent.
Alors, dans les dortoirs d’étudiants, par exemple, – c’est triste
à dire, mais c’est vrai – les gens détruisaient tout ce qu’ils pouvaient
pour se procurer du bois. Prenez l’éclairage; ce n’est pas qu’il
n’y avait pas d’électricité, mais pas d’ampoules à vendre !
Un jour, une grande quantité est arrivée sur le marché. Chaque personne
était autorisée à en acheter 20. Alors, Ye et moi sommes allées
faire la queue plusieurs heures pour en rapporter 40. Nous en avons
installé partout. Eh bien, le lendemain, elles avaient toutes disparu.
Les étudiants les avaient dévissées pour les apporter à leur famille.
En quelle année êtes-vous revenus? Et avez-vous
déjà songé à ne pas revenir ?
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Ye
Nan explique à Lisa l'origine d'une lampe. En arrière-plan,
des oeuvres du couple. |
Ye : Jamais. Nous sommes rentrés en 1996, après notre maîtrise.
Sun : Nous savions qu’un bon emploi nous attendait tous les deux,
comme professeurs à l’académie des Beaux-Arts.
Où habitiez-vous dès le retour ?
Ye : D’abord, chez nos parents. Ensuite, nous avons eu un appartement;
puis, nous avons acheté cette maison.
Vous êtes retournés en Russie après 1996 ?
Sun : Oui, en 1999. La situation s’était déjà beaucoup améliorée.
On peut dire que vous avez « réussi »
plutôt rapidement, en six ans ! Parlez-nous un peu de votre
travail.
Ye : Notre tâche consiste à enseigner, mais aussi à écrire des articles
et des livres. Sun est directeur adjoint du département de dessin,
donc il a aussi une tâche administrative. Moi, je suis au département
de peinture à l’huile.
Combien d’heures d’enseignement faites-vous
par semaine ?
Sun : On ne peut compter ainsi. Sur une session de cours, de 20 semaines
par exemple, j’enseigne environ 18 semaines, tous les jours. Quand
ce cours se termine, j’ai d’autres tâches. Je peux travailler à
la maison souvent, à faire de la recherche ou écrire. Vous savez
que l’Académie centrale des beaux-arts est une des plus grandes
du pays. Nous avons beaucoup d’inscriptions. Chaque année, j’enseigne
à 400 ou 500 étudiants : autrefois, c’était seulement 80. Le
travail est gratifiant et intéressant. Quand nous sommes revenus
de Russie, la plupart de nos confrères qui revenaient avec nous
ne voulaient pas retourner à leur unité d’appartenance. Ils préféraient
chercher un emploi ailleurs, pour gagner plus. Nous n’avions pas
ce problème. Peindre, c’est ce qui nous plaît davantage.
Y a-t-il parmi vos étudiants des artistes vraiment
talentueux que vous avez remarqués ?
Sun : Beaucoup. Il y environ 400 étudiants par année qui réussissent
l’examen d’entrée sur 10 000 ou 15 000 candidats à travers
le pays. C’est vraiment la crème. Donc, on peut dire qu’ils ont
tous de très grandes possibilités. Quand ils sont diplômés, ils
ne peuvent peut-être pas tous gagner leur vie en tant que peintres,
mais la plupart restent dans le domaine des arts : édition,
décoration, etc.
Les garçons sont-ils plus nombreux que les
filles ?
Ye : Oui. Environ sept contre trois. Et au niveau de la maîtrise,
dix garçons pour une fille.
L’école est assez loin d’ici. Vous avez deux
voitures ?
Ye : Non, une seule. Mais nous pouvons conduire tous les deux.
Vous vous êtes mariés en Chine ou en Russie ?
Ye : Mariés… Nous n’avons fait aucune cérémonie, aucune réception.
D’ailleurs, à ce moment-là, nous n’avions pas d’argent et nous gagnions
300-400 yuans par mois. Tout en travaillant, quand nous avions un
moment l’un ou l’autre, nous allions chercher les documents requis
à un endroit, les porter à un autre, demander les tampons nécessaires,
jusqu’à ce que nous nous retrouvions avec nos certificats de mariage
en main. Vous savez quelle tracasserie c’est, se marier en Chine !
Quelle bureaucratie !
Le mariage pour vous, ce n’est pas important ?
Ye : En Chine,
ce l’est, sinon la société nous regarde de travers. Nous sommes
citoyens chinois, il nous faut respecter la loi. Surtout à cause
de l’enfant. Mais à l’étranger, il importe peu aux gens que nous
soyons légalement mariés ou non.
Les artistes sont souvent des gens à l’esprit plus ouvert...
Êtes-vous issus d’un milieu d’artistes ?
Ye : Ma mère est peintre. La mère de Sun, on peut dire qu’elle est
artiste elle aussi.
Quel est le nom de votre petit garçon ?
Sun : Tout simplement Sun Ye Taoran. Sun et Ye, ce sont nos deux
noms.
Ye : Mais il a aussi un prénom russe, car la Russie, pour nous,
c’est une partie importante de notre vie : sept ans, c’est
beaucoup.
Et vous vous apprêtez à déménager ?
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Une
grand-maman pendant une entrevue, c'est bien utile ! |
Ye : Oui. Nous avons acheté une villa de 400 m2. Elle
sera prête dans quatre mois environ. C’est le progrès. Pendant ma
grossesse, je n’ai pas peint, à cause de l’odeur qui aurait pu être
nocive pour l’enfant. Maintenant, il faut que je me remette à travailler.
La maison ne se paiera pas toute seule. Aussi, nous avons deux importantes
expositions qui approchent. On ne vend pas si on n’a que quelques
tableaux. Il faut que les clients puissent avoir un choix.
Qui sont vos clients ?
Sun : Des acheteurs d’Asie du Sud-Est, de Taiwan, mais aussi beaucoup
du continent. Aujourd’hui, plusieurs personnes ont les moyens d’investir
dans une pièce d’art.
Vous arrive-t-il de refuser de vendre parce
que l’acheteur potentiel ne connaît rien à l’art ?
Sun : Au prix où se vendent nos tableaux, les gens ne viennent pas
nous voir pour s’amuser. La plupart savent ce qu’ils font. Ce sont
des collectionneurs, et ils reviennent régulièrement. Les clients
qui veulent acheter un tableau décoratif, dont les couleurs se marient
à celles de leur ameublement – et c’est leur droit – il y a un marché
pour eux.
Quelle est votre attitude face à l’argent ?
Sun : Dans la situation où la Chine se développe économiquement très
vite, il faut suivre le courant. Car si on n’avance pas, on reste
derrière et on est perdu. Cela met une certaine pression sur nos
épaules.
Que faites-vous dans vos temps libres ?
Sun : De la sculpture. Je fais ce que j’aime faire. Souvent, les
artistes ont des passe-temps liés à leur spécialité.
Ye : Moi aussi. Je peins. J’aime mon travail. J’aime peindre. Autrefois,
nous sortions davantage.
Comment envisagez-vous votre vie dans cinq
ou dix ans ?
Ye : Sûrement la même.
Sun : La compétition est très pressante sur le marché de l’art. Nous
ne pouvons pas nous permettre d’arrêter. Pour les hommes peut-être
plus que pour les femmes. Ye Nan se contente d’enseigner et de peindre.
Ye : À part mon travail à l’Académie, je dois peindre pour moi-même.
Et pas seulement pour payer la maison.
Sun : Il y a bien des raisons. La pression sociale.
Ye : Par exemple, nous avons une voiture, pas belle et bon marché,
mais elle fonctionne bien, est pratique, et nous en sommes satisfaits.
Mais les amis nous disent : « Comment ? Vous êtes
deux artistes; qu’attendez-vous pour changer de voiture ? »
Avant, nous avions une moto. Je montais derrière, et quand nous
voyions un policier, je descendais et remontais plus loin.
Sun : Ce n’est pas nous qui tenons tellement à progresser. C’est
la société qui nous pousse dans le dos.
Qu’est-ce qui compte le plus pour vous ?
Ye (après une hésitation) : C’est de bien travailler. Si on fait
du mauvais travail, on ne peut avancer intérieurement, ni bien gagner
sa vie. Mon premier client, quand je suis rentrée de Russie, m’a
demandé le prix d’un tableau. Je n’avais aucune idée de sa valeur.
J’ai dit : « Donnez-moi ce que vous voulez. »
Sun : Heureusement que le travail nous plaît. Sinon, ce serait pénible,
car on ne peut se permettre de ne pas bien faire son travail. Il
faut être responsable.
Et si je vous demandais, pour terminer, ce
que vous avez rapporté de meilleur de Russie ?
Ye (en pointant Sun Tao) : Lui !
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