JUILLET  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Sun Tao et Ye Nan, un couple d’artistes

Lisa Carducci

Sun Tao et Ye Nan dans leur atelier.

La maison du couple Sun et Ye était à vendre. L’avantage, pour un acheteur potentiel, consistait dans la « décoration » toute faite. Il faut dire que ce qu’on appelle décoration en Chine n’a rien à voir avec le sens du même terme employé en Occident. Une maison neuve n’est qu’une boîte, un squelette d’habitation. Les planchers et murs sont en béton, les installations sanitaires et électriques ne sont pas posées (seulement des tuyaux et des fils), les portes intérieures et les cadres de portes et de fenêtres non plus. Il n’y a aucune armoire ou garde-robe intégrée, bref, une telle maison en Europe ou en Amérique n’aurait jamais le tampon d’ « habitabilité ». 

Pourtant, ce qui me paraît un avantage pourrait être un désavantage pour une autre personne, car les goûts et couleurs sont chose personnelle, intime même. Toutefois, mon mari et moi sommes « tombés en amour » avec cette maison au premier coup d’œil, et je dirais que j’ai éprouvé le même coup de foudre pour le charmant couple.

Q. : Vous m’avez dit l’autre fois avoir étudié en Russie. Pourriez-vous nous parler de cette période de votre vie.

Ye : Nous avons été choisis, parmi 80 étudiants chinois, une bonne partie dans le domaine des arts : beaux-arts, musique, théâtre, ballet, mais aussi dans d’autres secteurs : sciences, technologie, littérature russe…

Vous étiez tous à St-Petersbourg ?

Sun : Non; aussi à Moscou, Irkoutsk, etc. Il y avait des étudiants de plusieurs autres pays aussi.

Saviez-vous au départ que vous partiez pour sept ans ?

Ye : Nous le savions. La première année là-bas servait à apprendre la langue. Mais nous sommes arrivés en décembre et les autres avaient déjà commencé depuis trois ou quatre mois. Nous ne connaissions pas une lettre de cyrillique, pas une syllabe de prononciation. Le prof a été très aimable, et nous a pris à part. Dans la ville où nous étions, il fallait nous débrouiller en russe dès le début. Ce n’était pas facile. Si nous avions été un groupe nombreux de Chinois, peut-être nous serions-nous tous tenus ensemble, sans nous mêler aux Russes. Mais nous n’étions que trois à Bielgorod, nous n’avions pas le choix. Quand nous allions au marché, nous pointions du doigt. Nous avions peur d’acheter du porc, du bœuf, des légumes que nous ne connaissions pas, sans savoir si les produits seraient bons.

Où habitiez-vous ?

Sun : Nous avons souvent déménagé. Au début, nous étions dans un dortoir d’étudiants. D’étudiants étrangers.

Vous vous connaissiez déjà, tous les deux ?

Ye : Nous nous connaissions depuis l’école secondaire, mais nous n’étions pas vraiment des amis car j’étais un an en avance sur Sun. Nous avions des amis communs, et des professeurs communs.

Sun : Elle est née en 1968, moi en 1969.

Comment étiez-vous acceptés par la population locale ?

Sun : Il faut remonter un peu dans le temps. Dans les années 1950, les relations sino-russes étaient très bonnes; en 1989, il y a eu Gorbatchev et le démantèlement de l’URSS; et après, ce fut la période russo-américaine. Au début, nous nous sentions regardés avec froideur, et ne savions pas pourquoi. Souvent, on nous prenait pour des Vietnamiens; ils sont nombreux en Russie, à faire du commerce. Mais quand nous disions que nous venions de Chine, alors, on nous ouvrait grand les bras. Les Chinois qui vont étudier en Russie sont aussi très nombreux ces dernières années, peut-être plus que ceux qui vont aux États-Unis.

Ye : Dans les années 1980, l’ouverture commençait à peine. Nous ne connaissions rien de l’Occident. Les gens qui n’étaient pas allés en Russie ne savaient rien de ce pays.

Êtes-vous partis dans le cadre d’un échange ?

Les artistes, chez eux, pendant l'entrevue.

Sun : Si l’on veut, oui, mais il ne s’agissait pas de un pour un. Le Bureau des affaires étrangères de l’Académie des beaux-arts avait fait une sélection. Nous n’avions rien à payer : études, logement, alimentation… Nous avions même une allocation pour nos dépenses personnelles. De la Chine, environ 1 000 yuans; de la Russie, 100 roubles. Mais à ce moment-là, il en coûtait 10 roubles pour faire treize heures de train en Russie.

Donc, l’argent suffisait.

(Tous deux rient) Bien sûr, il n’y avait rien à acheter ! Un téléviseur de fabrication locale coûtait alors 100-200 roubles ; mais un Russe devait « faire la queue » pendant plus de dix ans pour s’en procurer un.

Quel était le taux de change du rouble ?

Sun : Un rouble valait 1,7 dollar quand nous sommes arrivés. La valeur a changé beaucoup pendant ces sept ans. Dans la plus mauvaise période, un dollar valait 13 roubles, puis  30, ensuite 100 et enfin 5 000. Au début, un kilo de viande coûtait moins d’un rouble; mais au moment où nous avons quitté le pays, c’était 10 000 roubles.

Ye : Notre séjour en Russie, c’est comme si nous avions vécu dans trois pays différents. D’abord, c’était l’époque socialiste d’économie planifiée. Ensuite, la Russie s’est orientée vers l’économie de marché; c’était la période la plus difficile, où il n’y avait rien dans les magasins. Puis, juste avant notre retour, les produits abondaient. Ils étaient très chers, mais au moins il y en avait. Un chou, par exemple, coûtait environ 2 dollars. À comparer au Canada ou à l’Italie, ce n’est peut-être pas très cher, mais face à la Chine, c’est très cher.

Sun : La deuxième période était la plus difficile. Il n’y avait pas de sel, pas de sucre. Et les Russes boivent leur thé sucré. Même pas d’allumettes à vendre. Ou s’il y en avait, on les cachait, car les vendre au prix indiqué aurait été perdre beaucoup d’argent. Alors, dans les dortoirs d’étudiants, par exemple, – c’est triste à dire, mais c’est vrai – les gens détruisaient tout ce qu’ils pouvaient pour se procurer du bois. Prenez l’éclairage; ce n’est pas qu’il n’y avait pas d’électricité, mais pas d’ampoules à vendre ! Un jour, une grande quantité est arrivée sur le marché. Chaque personne était autorisée à en acheter 20. Alors, Ye et moi sommes allées faire la queue plusieurs heures pour en rapporter 40. Nous en avons installé partout. Eh bien, le lendemain, elles avaient toutes disparu. Les étudiants les avaient dévissées pour les apporter à leur famille.

En quelle année êtes-vous revenus? Et avez-vous déjà songé à ne pas revenir ?

Ye Nan explique à Lisa l'origine d'une lampe. En arrière-plan, des oeuvres du couple.

Ye : Jamais. Nous sommes rentrés en 1996, après notre maîtrise.

Sun : Nous savions qu’un bon emploi nous attendait tous les deux, comme professeurs à l’académie des Beaux-Arts.

Où habitiez-vous dès le retour ?

Ye : D’abord, chez nos parents. Ensuite, nous avons eu un appartement; puis, nous avons acheté cette maison.

Vous êtes retournés en Russie après 1996 ?

Sun : Oui, en 1999. La situation s’était déjà beaucoup améliorée.

On peut dire que vous avez « réussi » plutôt rapidement, en six ans ! Parlez-nous un peu de votre travail.

Ye : Notre tâche consiste à enseigner, mais aussi à écrire des articles et des livres. Sun est directeur adjoint du département de dessin, donc il a aussi une tâche administrative. Moi, je suis au département de peinture à l’huile.

Combien d’heures d’enseignement faites-vous par semaine ?

Sun : On ne peut compter ainsi. Sur une session de cours, de 20 semaines par exemple, j’enseigne environ 18 semaines, tous les jours. Quand ce cours se termine, j’ai d’autres tâches. Je peux travailler à la maison souvent, à faire de la recherche ou écrire. Vous savez que l’Académie centrale des beaux-arts est une des plus grandes du pays. Nous avons beaucoup d’inscriptions. Chaque année, j’enseigne à 400 ou 500 étudiants : autrefois, c’était seulement 80. Le travail est gratifiant et intéressant. Quand nous sommes revenus de Russie, la plupart de nos confrères qui revenaient avec nous ne voulaient pas retourner à leur unité d’appartenance. Ils préféraient chercher un emploi ailleurs, pour gagner plus. Nous n’avions pas ce problème. Peindre, c’est ce qui nous plaît davantage.

Y a-t-il parmi vos étudiants des artistes vraiment talentueux que vous avez remarqués ?

Sun : Beaucoup. Il y environ 400 étudiants par année qui réussissent l’examen d’entrée sur 10 000 ou 15 000 candidats à travers le pays. C’est vraiment la crème. Donc, on peut dire qu’ils ont tous de très grandes possibilités. Quand ils sont diplômés, ils ne peuvent peut-être pas tous gagner leur vie en tant que peintres, mais la plupart restent dans le domaine des arts : édition, décoration, etc.

Les garçons sont-ils plus nombreux que les filles ?

Ye : Oui. Environ sept contre trois. Et au niveau de la maîtrise, dix garçons pour une fille.

L’école est assez loin d’ici. Vous avez deux voitures ?

Ye : Non, une seule. Mais nous pouvons conduire tous les deux.

Vous vous êtes mariés en Chine ou en Russie ?

Ye : Mariés… Nous n’avons fait aucune cérémonie, aucune réception. D’ailleurs, à ce moment-là, nous n’avions pas d’argent et nous gagnions 300-400 yuans par mois. Tout en travaillant, quand nous avions un moment l’un ou l’autre, nous allions chercher les documents requis à un endroit, les porter à un autre, demander les tampons nécessaires, jusqu’à ce que nous nous retrouvions avec nos certificats de mariage en main. Vous savez quelle tracasserie c’est, se marier en Chine ! Quelle bureaucratie !

Le mariage pour vous, ce n’est pas important ?

Ye : En Chine, ce l’est, sinon la société nous regarde de travers. Nous sommes citoyens chinois, il nous faut respecter la loi. Surtout à cause de l’enfant. Mais à l’étranger, il importe peu aux gens que nous soyons légalement mariés ou non.

Les artistes sont souvent des gens à l’esprit plus ouvert...  Êtes-vous issus d’un milieu d’artistes ?

Ye : Ma mère est peintre. La mère de Sun, on peut dire qu’elle est artiste elle aussi.

Quel est le nom de votre petit garçon ?

Sun : Tout simplement Sun Ye Taoran. Sun et Ye, ce sont nos deux noms.

Ye : Mais il a aussi un prénom russe, car la Russie, pour nous, c’est une partie importante de notre vie : sept ans, c’est beaucoup.

Et vous vous apprêtez à déménager ?

Une grand-maman pendant une entrevue, c'est bien utile !

Ye : Oui. Nous avons acheté une villa de 400 m2. Elle sera prête dans quatre mois environ. C’est le progrès. Pendant ma grossesse, je n’ai pas peint, à cause de l’odeur qui aurait pu être nocive pour l’enfant. Maintenant, il faut que je me remette à travailler. La maison ne se paiera pas toute seule. Aussi, nous avons deux importantes expositions qui approchent. On ne vend pas si on n’a que quelques tableaux. Il faut que les clients puissent avoir un choix.

Qui sont vos clients ?

Sun : Des acheteurs d’Asie du Sud-Est, de Taiwan, mais aussi beaucoup du continent. Aujourd’hui, plusieurs personnes ont les moyens d’investir dans une pièce d’art.

Vous arrive-t-il de refuser de vendre parce que l’acheteur potentiel ne connaît rien à l’art ?

Sun : Au prix où se vendent nos tableaux, les gens ne viennent pas nous voir pour s’amuser. La plupart savent ce qu’ils font. Ce sont des collectionneurs, et ils reviennent régulièrement. Les clients qui veulent acheter un tableau décoratif, dont les couleurs se marient à celles de leur ameublement – et c’est leur droit – il y a un marché pour eux.

Quelle est votre attitude face à l’argent ?

Sun : Dans la situation où la Chine se développe économiquement très vite, il faut suivre le courant. Car si on n’avance pas, on reste derrière et on est perdu. Cela met une certaine pression sur nos épaules.

Que faites-vous dans vos temps libres ?

Sun : De la sculpture. Je fais ce que j’aime faire. Souvent, les artistes ont des passe-temps liés à leur spécialité.

Ye : Moi aussi. Je peins. J’aime mon travail. J’aime peindre. Autrefois, nous sortions davantage.

Comment envisagez-vous votre vie dans cinq ou dix ans ?

Ye : Sûrement la même.

Sun : La compétition est très pressante sur le marché de l’art. Nous ne pouvons pas nous permettre d’arrêter. Pour les hommes peut-être plus que pour les femmes. Ye Nan se contente d’enseigner et de peindre.

Ye : À part mon travail à l’Académie, je dois peindre pour moi-même. Et pas seulement pour payer la maison.

Sun : Il y a bien des raisons. La pression sociale.

Ye : Par exemple, nous avons une voiture, pas belle et bon marché, mais elle fonctionne bien, est pratique, et nous en sommes satisfaits. Mais les amis nous disent : « Comment ? Vous êtes deux artistes; qu’attendez-vous pour changer de voiture ? » Avant, nous avions une moto. Je montais derrière, et quand nous voyions un policier, je descendais et remontais plus loin.

Sun : Ce n’est pas nous qui tenons tellement à progresser. C’est la société qui nous pousse dans le dos.

Qu’est-ce qui compte le plus pour vous ?

Ye (après une hésitation) : C’est de bien travailler. Si on fait du mauvais travail, on ne peut avancer intérieurement, ni bien gagner sa vie. Mon premier client, quand je suis rentrée de Russie, m’a demandé le prix d’un tableau. Je n’avais aucune idée de sa valeur. J’ai dit : « Donnez-moi ce que vous voulez. »

Sun : Heureusement que le travail nous plaît. Sinon, ce serait pénible, car on ne peut se permettre de ne pas bien faire son travail. Il faut être responsable.

Et si je vous demandais, pour terminer, ce que vous avez rapporté de meilleur de Russie ?

Ye (en pointant Sun Tao) : Lui !