« Chercher l’harmonie, c’est un peu comme
faire de la soupe »
Wang Keping
 |
L’hôte et ses invités
sont assis autour d’une soupière dans la peinture Fête
et festin de l’époque des Jin et des Wei (220-420). |
Que l'on mange pour
vivre ou vive pour manger, on a tous besoin de nourriture. L'histoire
est le témoin du concept, cher au genre humain, selon lequel la
nourriture est nécessaire à la survie; la satisfaction de ce besoin
procure aussi un formidable plaisir des sens. En tant que Chinois,
tirer un plaisir de tous les styles, couleurs et goûts de la nourriture,
même des noms des plats – symboliques de l'expertise culinaire et de
leurs ingrédients, fait partie de ma psyché. Mon expérience et
mes observations ont suscité chez moi la théorie suivante :
la sagesse chinoise a des associations pratiques avec l'étiquette
chinoise à table.
En Chine, lorsqu'on
mange dans des restaurants populaires, il devient immédiatement
clair que les plats placés sur la table ne sont pas spécialement
pour ceux qui les ont commandés, mais pour être partagés. Quand
un nouveau plat est servi, l'hôte ou l'hôtesse en sert les meilleurs
morceaux à ses invités, et ces derniers font la même chose à leur
tour. Un repas commence généralement par une période d’échauffement
où l'on échange des conversations faciles, des courtoisies et
des toasts. Et puis, l'ambiance devient plus gaie. La conversation
s’anime; on entend beaucoup de blagues et de rires. L'atmosphère
devient plus familiale, jusqu'à un moment d'harmonie suprême,
alors que se dissout la tension issue des différences sociales,
des préjugés personnels ou du conflit des générations. Il règne
un sentiment chaleureux partagé. Tous se sentent joyeux et l’esprit
tranquille au sein de cette harmonie — le he.
L’importance de l’harmonie
L'harmonie est un
concept-clé dans la philosophie de vie chinoise. Elle est recherchée
et entretenue dans toutes les occupations et démarches, plus particulièrement
dans les relations humaines. Parce que l'harmonie stabilise les
relations humaines et facilite la formation des groupes sociaux,
elle est préconisée par le confucianisme comme stratégie permettant
d’affronter les problèmes sociaux et de maintenir la stabilité
sociale. Parmi toutes les analyses du concept d'harmonie, l'allégorie
de la soupe de Yan Ying et son interprétation dialectique explicative
est la plus impressionnante. Le Zuozhuan (Commentaire de Zuo Qiuming sur Les Annales des Printemps et des Automnes) énonce :
« Chercher
l'harmonie, c'est comme faire de la soupe. L'eau, le feu, le vinaigre,
la sauce soja et les prunes vont de pair pour mijoter le poisson
ou la viande. Dans la préparation d'une soupe appétissante et
délicieuse, le chef doit mélanger harmonieusement tous ces ingrédients.
En cours de route, il ajoute un peu de ceci et un soupçon de cela
pour arriver à la perfection des saveurs et de la texture. Le
convive apprécie une bonne soupe parce qu'elle lui procure de
la délectation, donc de la paix. L'interrelation entre le souverain
et le courtisan devrait correspondre à ce processus. En respectant
le fait que ce que le souverain croit être bon est imparfait,
le courtisan fait remarquer les aspects erronés. En respectant
que ce que le souverain croit être erroné comporte tout de même
de bons aspects/des bons côtés, le courtisan fait remarquer ce
qui est correct et exclut les aspects erronés. Ce faisant, l'autorité
conserve sa paix et son harmonie, sans troubler la structure globale
qui garde les masses libres de compétitivité et de caractère litigieux...
Les sages souverains de l'Antiquité ajustaient les cinq saveurs
(sucré, aigre, amer, piquant et salé) en faisant la soupe et harmonisaient
les cinq sons (gong, shang,
jue, zhi, yu – l'équivalent
de l'échelle à cinq notes en musique) et, dans un sens métaphorique,
s'en tenaient à ce processus pour se garantir le calme d'esprit
dans l'exercice des affaires de l'État... Mais il se présente
un problème quand le souverain ne porte attention qu'à l'avis
du courtisan Ju sur ce qui est correct ou erroné. C'est comme
faire de la soupe sans y mettre aucun assaisonnement, la faire
tellement insipide que personne n'en voudra. C'est aussi comme
jouer plusieurs fois la même note sur le qin-se.
Cela ne suscite aucun intérêt ni plaisir; personne alors ne voudra
l'écouter... » (Cf. Zhaogong
XX)
Conclusion de cette
allégorie : une soupe délicieuse ne peut pas contenir qu'un
seul ingrédient, et on ne peut jouer une bonne musique avec une
seule note. Une soupe préparée à partir d'une variété d'ingrédients
a du goût parce qu'elle est un mélange intégré des cinq saveurs,
chacune distincte, mais qui se mélangent pour former un piquant
plus riche et plus appétissant. Il en est de même pour la musique
et la mélodie intégrée des cinq notes. Il est donc avantageux
d'introduire plus d'ingrédients puisque cela donne de meilleurs
résultats quand on le fait sous le principe de l'harmonie. L'harmonie
est un concept essentiel.
Le
concept essentiel de l’harmonie
 |
Le festin de famille
fait toujours partie des coutumes chinoises. Shi Li. |
D'abord, ce concept
incarne une relation complémentaire à l'intérieur de laquelle
tous les composants sont en interaction et mutuellement bénéfiques.
Cela ne s'applique pas seulement à faire de la soupe et de la
musique; c'est valable aussi dans la gestion des affaires d'État,
telles que la coopération entre le gouvernant et le citoyen. Dans
l'exercice du gouvernement, le concept sert à éliminer le mauvais
et à mettre l'accent sur ce qui est bon. Ainsi, en Chine, l'harmonie
est perçue comme une facette cruciale du leadership ou de la philosophie.
Deuxièmement, l'harmonie
en tant que stratégie évoque un processus dynamique de transformation
créative durant lequel tous les éléments engagés subissent une
synthèse; tout en changeant et en collaborant, les éléments conservent
leur identité propre. Il se crée alors quelque chose d'entièrement
nouveau.
Le dernier point
et non des moindres, l'harmonie suggère un état dialectique dans
lequel les opposés s'unissent. Ceci rend possible une croissance
supplémentaire en plus de tous les autres aspects positifs déjà
mentionnés. Il doit pourtant être signalé que la description de
Yan Ying de l'harmonie comme principe se concentre sur les aspects
positifs d'unité dans les contraires. Sa connaissance des relations
dialectiques révélées au moyen de l'harmonie est limitée et, dès
lors, simpliste, puisqu'il n'arrive pas à détecter le conflit
intrinsèque entre les contraires. En d'autres mots, sa soupe en
est une de proportions harmonieuses. De la même façon, sa compréhension
de l'unité ne va pas au-delà du niveau de réconciliation. À l'évidence,
sa philosophie vise à fournir une base théorique pour son réformisme
politique.
À mon avis, le réformisme
de Yan Ying est valable en comparaison de ceux qui sont radicaux,
destructeurs et imprégnés de bains de sang et d'anarchie.
Wang Keping est vice-directeur de l'Institut des études transculturelles,
relevant de l’Université des langues étrangères no2
de Beijing.