JUIN  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

« Chercher l’harmonie, c’est un peu comme faire de la soupe »

Wang Keping

L’hôte et ses invités sont assis autour d’une soupière dans la peinture Fête et festin de l’époque des Jin et des Wei (220-420).

Que l'on mange pour vivre ou vive pour manger, on a tous besoin de nourriture. L'histoire est le témoin du concept, cher au genre humain, selon lequel la nourriture est nécessaire à la survie; la satisfaction de ce besoin procure aussi un formidable plaisir des sens. En tant que Chinois, tirer un plaisir de tous les styles, couleurs et goûts de la nourriture, même des noms des plats –  symboliques de l'expertise culinaire et de leurs ingrédients, fait partie de ma psyché. Mon expérience et mes observations ont suscité chez moi la théorie suivante : la sagesse chinoise a des associations pratiques avec l'étiquette chinoise à table.

En Chine, lorsqu'on mange dans des restaurants populaires, il devient immédiatement clair que les plats placés sur la table ne sont pas spécialement pour ceux qui les ont commandés, mais pour être partagés. Quand un nouveau plat est servi, l'hôte ou l'hôtesse en sert les meilleurs morceaux à ses invités, et ces derniers font la même chose à leur tour. Un repas commence généralement par une période d’échauffement où l'on échange des conversations faciles, des courtoisies et des toasts. Et puis, l'ambiance devient plus gaie. La conversation s’anime; on entend beaucoup de blagues et de rires. L'atmosphère devient plus familiale, jusqu'à un moment d'harmonie suprême, alors que se dissout la tension issue des différences sociales, des préjugés personnels ou du conflit des générations. Il règne un sentiment chaleureux partagé. Tous se sentent joyeux et l’esprit tranquille au sein de cette harmonie — le he.

L’importance de l’harmonie

L'harmonie est un concept-clé dans la philosophie de vie chinoise. Elle est recherchée et entretenue dans toutes les occupations et démarches, plus particulièrement dans les relations humaines. Parce que l'harmonie stabilise les relations humaines et facilite la formation des groupes sociaux, elle est préconisée par le confucianisme comme stratégie permettant d’affronter les problèmes sociaux et de maintenir la stabilité sociale. Parmi toutes les analyses du concept d'harmonie, l'allégorie de la soupe de Yan Ying et son interprétation dialectique explicative est la plus impressionnante. Le Zuozhuan (Commentaire de Zuo Qiuming sur Les Annales des Printemps et des Automnes) énonce :

« Chercher l'harmonie, c'est comme faire de la soupe. L'eau, le feu, le vinaigre, la sauce soja et les prunes vont de pair pour mijoter le poisson ou la viande. Dans la préparation d'une soupe appétissante et délicieuse, le chef doit mélanger harmonieusement tous ces ingrédients. En cours de route, il ajoute un peu de ceci et un soupçon de cela pour arriver à la perfection des saveurs et de la texture. Le convive apprécie une bonne soupe parce qu'elle lui procure de la délectation, donc de la paix. L'interrelation entre le souverain et le courtisan devrait correspondre à ce processus. En respectant le fait que ce que le souverain croit être bon est imparfait, le courtisan fait remarquer les aspects erronés. En respectant que ce que le souverain croit être erroné comporte tout de même de bons aspects/des bons côtés, le courtisan fait remarquer ce qui est correct et exclut les aspects erronés. Ce faisant, l'autorité conserve sa paix et son harmonie, sans troubler la structure globale qui garde les masses libres de compétitivité et de caractère litigieux... Les sages souverains de l'Antiquité ajustaient les cinq saveurs (sucré, aigre, amer, piquant et salé) en faisant la soupe et harmonisaient les cinq sons (gong, shang, jue, zhi, yu  – l'équivalent de l'échelle à cinq notes en musique) et, dans un sens métaphorique, s'en tenaient à ce processus pour se garantir le calme d'esprit dans l'exercice des affaires de l'État... Mais il se présente un problème quand le souverain ne porte attention qu'à l'avis du courtisan Ju sur ce qui est correct ou erroné. C'est comme faire de la soupe sans y mettre aucun assaisonnement, la faire tellement insipide que personne n'en voudra. C'est aussi comme jouer plusieurs fois la même note sur le qin-se. Cela ne suscite aucun intérêt ni plaisir; personne alors ne voudra l'écouter... » (Cf. Zhaogong XX)

Conclusion de cette allégorie : une soupe délicieuse ne peut pas contenir qu'un seul ingrédient, et on ne peut jouer une bonne musique avec une seule note. Une soupe préparée à partir d'une variété d'ingrédients a du goût parce qu'elle est un mélange intégré des cinq saveurs, chacune distincte, mais qui se mélangent pour former un piquant plus riche et plus appétissant. Il en est de même pour la musique et la mélodie intégrée des cinq notes. Il est donc avantageux d'introduire plus d'ingrédients puisque cela donne de meilleurs résultats quand on le fait sous le principe de l'harmonie. L'harmonie est un concept essentiel.

Le concept essentiel de l’harmonie

Le festin de famille fait toujours partie des coutumes chinoises. Shi Li.

D'abord, ce concept incarne une relation complémentaire à l'intérieur de laquelle tous les composants sont en interaction et mutuellement bénéfiques. Cela ne s'applique pas seulement à faire de la soupe et de la musique; c'est valable aussi dans la gestion des affaires d'État, telles que la coopération entre le gouvernant et le citoyen. Dans l'exercice du gouvernement, le concept sert à éliminer le mauvais et à mettre l'accent sur ce qui est bon. Ainsi, en Chine, l'harmonie est perçue comme une facette cruciale du leadership ou de la philosophie.

Deuxièmement, l'harmonie en tant que stratégie évoque un processus dynamique de transformation créative durant lequel tous les éléments engagés subissent une synthèse; tout en changeant et en collaborant, les éléments conservent leur identité propre. Il se crée alors quelque chose d'entièrement nouveau.

Le dernier point et non des moindres, l'harmonie suggère un état dialectique dans lequel les opposés s'unissent. Ceci rend possible une croissance supplémentaire en plus de tous les autres aspects positifs déjà mentionnés. Il doit pourtant être signalé que la description de Yan Ying de l'harmonie comme principe se concentre sur les aspects positifs d'unité dans les contraires. Sa connaissance des relations dialectiques révélées au moyen de l'harmonie est limitée et, dès lors, simpliste, puisqu'il n'arrive pas à détecter le conflit intrinsèque entre les contraires. En d'autres mots, sa soupe en est une de proportions harmonieuses. De la même façon, sa compréhension de l'unité ne va pas au-delà du niveau de réconciliation. À l'évidence, sa philosophie vise à fournir une base théorique pour son réformisme politique.

À mon avis, le réformisme de Yan Ying est valable en comparaison de ceux qui sont radicaux, destructeurs et imprégnés de bains de sang et d'anarchie.

Wang Keping est vice-directeur de l'Institut des études transculturelles, relevant de l’Université des langues étrangères no2 de Beijing.