LISA
CARDUCCI
J’ai
connu Dr Lin Qiongguang en 1991 alors que je recevais mes premiers
soins dentaires en Chine. De nouveaux traitements devenus nécessaires,
je n’ai pas hésité à recourir à elle car j’avais été impressionnée
par sa compétence, son amabilité, ses frais raisonnables et l’environnement
hygiénique de son cabinet.
Dr
Lin, pourriez-vous résumer votre histoire pour nos lecteurs?
Je suis née à Saigon
de parents chinois qui, au début des années 1930, étaient partis
au Vietnam pour fuir la misère. À cette époque, la Chine manquait
de tout. Quand j’avais 17 ans, ma famille a émigré en France.
C’est là que j’ai fait mes études universitaires et que je suis
devenue dentiste.
Puis,
vous êtes revenue en Chine…
La Chine nouvelle
avait été fondée en 1949. Je voulais absolument revenir aider
mon pays. Mes parents sont originaires du Guangdong; je suis d’abord
allée à Hongkong, toute seule, mais on me disait : « Pourquoi
es-tu revenue? Tu n’étais pas bien en France? » Je suis donc
partie pour Beijing. Je ne connaissais personne. C’était en 1956;
j’avais 22 ans. Peu après, l’esprit de la Révolution culturelle
s’est implanté. Tout le monde soupçonnait tout le monde. Et l’on
a commencé à penser que j’étais une espionne. Mes parents étaient
des « hua qiao» (Chinois d’outre-mer); on ne
pouvait comprendre que je revienne au pays par intérêt personnel
et sans intention secrète.
Vous
avez bien dit en 1956?
(Rires.) Eh oui! Il y a déjà 47 ans que je travaille. En arrivant à Beijing,
j’ai tout de suite commencé à l’Hôpital de stomatologie relevant
de l’université de Beijing. Les Chinois d’outre-mer étaient plus
libres que les autres. Le Premier ministre Zhou Enlai nous disait :
« Vous êtes les bienvenus si vous voulez travailler en Chine;
mais si vous désirez partir, vous le pouvez aussi. Vous sortez
et revenez à volonté. »
Mais quand la Révolution
culturelle est arrivée… Ah! ce fut un vrai désastre. Une situation
très difficile. En 1961, il y avait eu la famine. Ensuite, les
accusations…
Vous
a-t-on envoyée à la campagne? Empêchée de travailler?
Pas de campagne
pour moi, mais empêchée de travailler, une ou deux semaines. J’ai
résisté. Je voulais rester. Mes frères et sœurs sont tous partis,
laissant leurs études ou leur travail.
Regrettez-vous
d’être restée?
Pas du tout. Je
n’avais rien fait de mal, je savais avoir raison. Je ne regrette
rien.
Il
est facile de voir que vous aimez votre profession…
Le seul aspect
négatif, c’est que les dentistes à cause de leur position pendant
le travail souffrent souvent de douleurs au cou.
Les
dentistes gagnent bien leur vie, c’est vrai?
Ce n’est pas l’argent
qui m’intéresse. Mon but, c’est de servir la société. Que mes
clients soient satisfaits et heureux. C’est d’ailleurs pourquoi,
en 1999, j’ai ouvert une clinique privée : pour donner une
chance égale à tout le monde. Dans les hôpitaux, les soins dentaires
sont très chers, et il faut faire la queue pour se faire soigner.
Bien des gens y renoncent parce qu’ils ne peuvent affronter la
facture et qu’ils manquent de patience. Ici, tous les clients
sont traités sur un pied d’égalité. Les ouvriers comme les ambassadeurs.
Les paysans comme les universitaires.
J’ai
remarqué les nombreuses photos, dans la salle d’attente, de vous
en compagnie de grands personnages. Sont-ils vos patients?
Oui. J’ai eu l’honneur
de servir Jiang Zemin, Zhu Rongji, Hu Jintao, et tous les autres
que vous avez vus. Mais ma devise, c’est de bien servir qui que
ce soit avec le même professionnalisme sans regarder son C.V.
Cela
veut dire que j’ai moi-même l’honneur d’être soignée par la plus
grande dentiste de Beijing, sinon de toute la Chine!
(Dr Lin rit)
Ne
soyez pas modeste… J’ai parcouru le livre d’or que vos patients
célèbres ont rempli de témoignages bien mérités.
Vous
tenez-vous au courant des développements de l’art dentaire?
Bien sûr. Les pays
développés investissent beaucoup dans la recherche, surtout en
ce qui concerne les matériaux. Chaque année ou aux deux ans, je
vais à l’étranger : Singapour, Allemagne, France, États-Unis…
J’assiste à des conférences, des expositions. Quand des professeurs
étrangers viennent en Chine, je vais les entendre. On apprend
à tout âge!
La
Chine a-t-elle quelque supériorité en dentisterie?
L’avantage des
Chinois réside dans leurs mains, qui sont très habiles. Cela tient
au physique d’abord; nos mains sont plus fines. Vous imaginez
de grosses mains dans une bouche, qui est tout de même un espace
restreint? L’autre avantage, c’est l’expérience. Dans les pays
occidentaux, on compte
un dentiste pour 2 000 personnes; en Chine, le ratio
est de 1 : 50 000, ou même 1 : 100 000.
Ce qui veut dire que chacun fait un grand nombre d’interventions
et acquiert l’expérience et la précision dans sa pratique.
Comment
se fait-il que la profession n’attire pas plus d’étudiants en
Chine?
Il y a beaucoup
d’étudiants! Le problème est qu’autrefois, les diplômés étaient
placés par l’État.
Dans le nouveau
système, on applique le « choix mutuel » employé-employeur.
Les jeunes veulent tous travailler dans les grandes villes et
les grands hôpitaux. D’une part, il y a un manque, d’autre part,
la saturation. Car même si le nombre de patients potentiels est
élevé, les postes sont tout de même limités. L’hôpital de Stomatologie
de Beijing a déjà un effectif de 800 professionnels; on ne peut
en prendre davantage.
Vous
êtes également professeur. Qu’enseignez-vous de plus important
à vos étudiants?
Qu’un patient est
d’abord une « personne ». Qu’il faut traiter les gens
avec humanité, délicatesse, qu’ils soient instruits ou ignorants,
vieux ou jeunes. Mais tous les étudiants n’acceptent pas ce principe
de la même façon. Il y en a qui rudoient les vieillards, lesquels
aiment bien raconter leurs problèmes, par exemple. Bien sûr, on
est très occupé, et l’on sait que beaucoup d’autres patients attendent
leur tour. Mais si les gens ont besoin de se confier, il faut
les écouter. On peut les ramener sur la piste, diriger la conversation
vers l’essentiel, mais pas les faire taire.
Parmi
les dentistes qui travaillent avec vous à temps partiel, j’ai
remarqué le Dr Duan Chenggang. Aller chez le dentiste n’est jamais
agréable. À la crainte de la douleur s’ajoute la peur de l’inconnu.
Le patient ne voit pas ce qui se passe dans sa bouche. Si le dentiste
lui montre les instruments qu’il emploie, lui dit ce qu’il fait,
tient compte des réactions de douleur et sait s’arrêter quand
le patient fait signe, l’expérience est beaucoup moins pénible.
C’est ce que j’ai
toujours enseigné à mes étudiants, et à leur tour ils l’enseignent
à d’autres. Nos dentistes sont les meilleurs, car nous les voyons
travailler à l’hôpital, et je n’invite que ceux que je choisis.
Revenons
à votre vie personnelle. Vous étiez mariée quand vous êtes revenue
de France?
Non; j’ai connu
mon mari, le Dr Xu Zhihong, à Beijing. Nous étions collègues à
l’hôpital. Il est aussi professeur et spécialiste des maladies
des muqueuses. Il pratique la médecine traditionnelle chinoise
et la médecine occidentale.
Il
parle français lui aussi?
Il parle un peu
anglais. Lui, c’est le russe qu’il a étudié. Mais aujourd’hui,
faute de pratique, il a presque tout oublié.
Vous
avez des enfants?
Un fils, qui travaille
à l’hôtel Beijing comme gérant. Sa femme enseigne à l’Université
de la radio et de la télévision tout en faisant son doctorat.
Elle a aussi une compagnie de sondage d’opinions. Nous sommes
tous très occupés. Nous vivons « presque » ensemble,
nous au 8e étage, eux au 9e. Les appartements
sont petits, respectivement 70 et 50 m2. Nous comptons
déménager bientôt dans un grand logement où nous vivrons tous
ensemble. Car le docteur Xu et moi aurons bientôt 70 ans…
Vous
allez prendre votre retraite? J’ai peine à le croire, puisque
vous venez tout juste d’emménager dans ces nouveaux locaux.
L’hôpital ne me
permet pas de prendre ma retraite, on a besoin de moi; j’étais
chef de département. Maintenant, je travaille trois jours par
semaine à l’hôpital, et trois ici, à la clinique. Si je prenais
ma retraite, je pourrais y aller une ou deux fois par semaine,
pour mes patients seulement.
Que
faites-vous pendant votre unique journée de congé?
Nous lisons les
journaux accumulés. Nous nous intéressons beaucoup à la politique,
tous les deux.
Vous
avez une bonne pour vous aider à la maison?
Non. Comme tous
les hommes chinois, mon mari « peut » faire les travaux
domestiques, mais par choix, c’est moi et ma bru qui les faisons.
Il
ne doit pas vous rester beaucoup de temps pour faire des choses
que vous aimeriez, hors du travail.
Bien faire mon
travail, servir le peuple de tout mon cœur, c’est l’essentiel
et cela me satisfait. J’aime bien lire, aussi, écouter de la musique…
Voyager. Nous prenons la semaine de congé des trois grandes fêtes
annuelles pour voyager. Nous sommes allés au Yunnan, au Xinjiang,
mais aussi au Vietnam, en Italie... L’exercice physique me manque
également : jouer au ping-pong, au badminton. Je sais tricoter,
mais n’ai pas le temps.
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Dr Lin et son époux,
le Dr Xu Zhihong. |
La
population chinoise apprécie-t-elle vos services?
En général, on
ne voit pas d’un bon œil les cliniques privées. On croit qu’elles
cachent l’exploitation commerciale. Avec l’entrée des professionnels
étrangers en Chine, le peuple va s’habituer à cette idée.
Si
vous pouviez rembobiner le film de votre vie, y a-t-il des scènes
que vous enlèveriez et d’autres que vous ajouteriez?
À bien y penser,
je ne crois pas.
Vous
êtes donc satisfaite de votre vie! Croyez-vous en l’avenir de
la Chine?
La Chine a encore
du chemin à faire, mais nous avons de très bons leaders. Ils sont
de plus en plus jeunes, de plus en plus instruits. Jour après
jour, la vie du peuple s’améliore visiblement. Zhu Rongji est
un homme que je respecte énormément. Le nouveau Premier ministre,
Wen Jiabao, est un homme très près du peuple, toujours le premier
sur les lieux de catastrophes naturelles, et qui ne craint pas
de s’asseoir avec les ouvriers et les fermiers.
(Le
numéro de téléphone de la clinique est maintenant : 6553 8893).