JUIN  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Derrière la femme de cœur se cache une professionnelle

 

LISA CARDUCCI

J’ai connu Dr Lin Qiongguang en 1991 alors que je recevais mes premiers soins dentaires en Chine. De nouveaux traitements devenus nécessaires, je n’ai pas hésité à recourir à elle car j’avais été impressionnée par sa compétence, son amabilité, ses frais raisonnables et l’environnement hygiénique de son cabinet.

Dr Lin, pourriez-vous résumer votre histoire pour nos lecteurs?

Je suis née à Saigon de parents chinois qui, au début des années 1930, étaient partis au Vietnam pour fuir la misère. À cette époque, la Chine manquait de tout. Quand j’avais 17 ans, ma famille a émigré en France. C’est là que j’ai fait mes études universitaires et que je suis devenue dentiste.

Puis, vous êtes revenue en Chine…

La Chine nouvelle avait été fondée en 1949. Je voulais absolument revenir aider mon pays. Mes parents sont originaires du Guangdong; je suis d’abord allée à Hongkong, toute seule, mais on me disait : « Pourquoi es-tu revenue? Tu n’étais pas bien en France? » Je suis donc partie pour Beijing. Je ne connaissais personne. C’était en 1956; j’avais 22 ans. Peu après, l’esprit de la Révolution culturelle s’est implanté. Tout le monde soupçonnait tout le monde. Et l’on a commencé à penser que j’étais une espionne. Mes parents étaient des « hua qiao» (Chinois d’outre-mer); on ne pouvait comprendre que je revienne au pays par intérêt personnel et sans intention secrète. 

Vous avez bien dit en 1956?

(Rires.) Eh oui! Il y a déjà 47 ans que je travaille. En arrivant à Beijing, j’ai tout de suite commencé à l’Hôpital de stomatologie relevant de l’université de Beijing. Les Chinois d’outre-mer étaient plus libres que les autres. Le Premier ministre Zhou Enlai nous disait : « Vous êtes les bienvenus si vous voulez travailler en Chine; mais si vous désirez partir, vous le pouvez aussi. Vous sortez et revenez à volonté. »

Mais quand la Révolution culturelle est arrivée… Ah! ce fut un vrai désastre. Une situation très difficile. En 1961, il y avait eu la famine. Ensuite, les accusations…

Vous a-t-on envoyée à la campagne? Empêchée de travailler?

Pas de campagne pour moi, mais empêchée de travailler, une ou deux semaines. J’ai résisté. Je voulais rester. Mes frères et sœurs sont tous partis, laissant leurs études ou leur travail.

Regrettez-vous d’être restée?

Pas du tout. Je n’avais rien fait de mal, je savais avoir raison. Je ne regrette rien.

Il est facile de voir que vous aimez votre profession…

Le seul aspect négatif, c’est que les dentistes à cause de leur position pendant le travail souffrent souvent de douleurs au cou.

Les dentistes gagnent bien leur vie, c’est vrai?

Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Mon but, c’est de servir la société. Que mes clients soient satisfaits et heureux. C’est d’ailleurs pourquoi, en 1999, j’ai ouvert une clinique privée : pour donner une chance égale à tout le monde. Dans les hôpitaux, les soins dentaires sont très chers, et il faut faire la queue pour se faire soigner. Bien des gens y renoncent parce qu’ils ne peuvent affronter la facture et qu’ils manquent de patience. Ici, tous les clients sont traités sur un pied d’égalité. Les ouvriers comme les ambassadeurs. Les paysans comme les universitaires.

J’ai remarqué les nombreuses photos, dans la salle d’attente, de vous en compagnie de grands personnages. Sont-ils vos patients?

Oui. J’ai eu l’honneur de servir Jiang Zemin, Zhu Rongji, Hu Jintao, et tous les autres que vous avez vus. Mais ma devise, c’est de bien servir qui que ce soit avec le même professionnalisme sans regarder son C.V.

Cela veut dire que j’ai moi-même l’honneur d’être soignée par la plus grande dentiste de Beijing, sinon de toute la Chine!

(Dr Lin rit)

Ne soyez pas modeste… J’ai parcouru le livre d’or que vos patients célèbres ont rempli de témoignages bien mérités.

Vous tenez-vous au courant des développements de l’art dentaire?

Bien sûr. Les pays développés investissent beaucoup dans la recherche, surtout en ce qui concerne les matériaux. Chaque année ou aux deux ans, je vais à l’étranger : Singapour, Allemagne, France, États-Unis… J’assiste à des conférences, des expositions. Quand des professeurs étrangers viennent en Chine, je vais les entendre. On apprend à tout âge!

La Chine a-t-elle quelque supériorité en dentisterie?

L’avantage des Chinois réside dans leurs mains, qui sont très habiles. Cela tient au physique d’abord; nos mains sont plus fines. Vous imaginez de grosses mains dans une bouche, qui est tout de même un espace restreint? L’autre avantage, c’est l’expérience. Dans les pays occidentaux, on compte un dentiste pour 2 000 personnes; en Chine, le ratio est de 1 : 50 000, ou même 1 : 100 000. Ce qui veut dire que chacun fait un grand nombre d’interventions et acquiert l’expérience et la précision dans sa pratique.

Comment se fait-il que la profession n’attire pas plus d’étudiants en Chine?

Il y a beaucoup d’étudiants! Le problème est qu’autrefois, les diplômés étaient placés par l’État.

Dans le nouveau système, on applique le « choix mutuel » employé-employeur. Les jeunes veulent tous travailler dans les grandes villes et les grands hôpitaux. D’une part, il y a un manque, d’autre part, la saturation. Car même si le nombre de patients potentiels est élevé, les postes sont tout de même limités. L’hôpital de Stomatologie de Beijing a déjà un effectif de 800 professionnels; on ne peut en prendre davantage.

Vous êtes également professeur. Qu’enseignez-vous de plus important à vos étudiants?

Qu’un patient est d’abord une « personne ». Qu’il faut traiter les gens avec humanité, délicatesse, qu’ils soient instruits ou ignorants, vieux ou jeunes. Mais tous les étudiants n’acceptent pas ce principe de la même façon. Il y en a qui rudoient les vieillards, lesquels aiment bien raconter leurs problèmes, par exemple. Bien sûr, on est très occupé, et l’on sait que beaucoup d’autres patients attendent leur tour. Mais si les gens ont besoin de se confier, il faut les écouter. On peut les ramener sur la piste, diriger la conversation vers l’essentiel, mais pas les faire taire.

Parmi les dentistes qui travaillent avec vous à temps partiel, j’ai remarqué le Dr Duan Chenggang. Aller chez le dentiste n’est jamais agréable. À la crainte de la douleur s’ajoute la peur de l’inconnu. Le patient ne voit pas ce qui se passe dans sa bouche. Si le dentiste lui montre les instruments qu’il emploie, lui dit ce qu’il fait, tient compte des réactions de douleur et sait s’arrêter quand le patient fait signe, l’expérience est beaucoup moins pénible.

C’est ce que j’ai toujours enseigné à mes étudiants, et à leur tour ils l’enseignent à d’autres. Nos dentistes sont les meilleurs, car nous les voyons travailler à l’hôpital, et je n’invite que ceux que je choisis.

Revenons à votre vie personnelle. Vous étiez mariée quand vous êtes revenue de France?

Non; j’ai connu mon mari, le Dr Xu Zhihong, à Beijing. Nous étions collègues à l’hôpital. Il est aussi professeur et spécialiste des maladies des muqueuses. Il pratique la médecine traditionnelle chinoise et la médecine occidentale.

Il parle français lui aussi?

Il parle un peu anglais. Lui, c’est le russe qu’il a étudié. Mais aujourd’hui, faute de pratique, il a presque tout oublié.

Vous avez des enfants?

Un fils, qui travaille à l’hôtel Beijing comme gérant. Sa femme enseigne à l’Université de la radio et de la télévision tout en faisant son doctorat. Elle a aussi une compagnie de sondage d’opinions. Nous sommes tous très occupés. Nous vivons « presque » ensemble, nous au 8e étage, eux au 9e. Les appartements sont petits, respectivement 70 et 50 m2. Nous comptons déménager bientôt dans un grand logement où nous vivrons tous ensemble. Car le docteur Xu et moi aurons bientôt 70 ans…

Vous allez prendre votre retraite? J’ai peine à le croire, puisque vous venez tout juste d’emménager dans ces nouveaux locaux.

L’hôpital ne me permet pas de prendre ma retraite, on a besoin de moi; j’étais chef de département. Maintenant, je travaille trois jours par semaine à l’hôpital, et trois ici, à la clinique. Si je prenais ma retraite, je pourrais y aller une ou deux fois par semaine, pour mes patients seulement.

Que faites-vous pendant votre unique journée de congé?

Nous lisons les journaux accumulés. Nous nous intéressons beaucoup à la politique, tous les deux.

Vous avez une bonne pour vous aider à la maison?

Non. Comme tous les hommes chinois, mon mari « peut » faire les travaux domestiques, mais par choix, c’est moi et ma bru qui les faisons.

Il ne doit pas vous rester beaucoup de temps pour faire des choses que vous aimeriez, hors du travail.

Bien faire mon travail, servir le peuple de tout mon cœur, c’est l’essentiel et cela me satisfait. J’aime bien lire, aussi, écouter de la musique… Voyager. Nous prenons la semaine de congé des trois grandes fêtes annuelles pour voyager. Nous sommes allés au Yunnan, au Xinjiang, mais aussi au Vietnam, en Italie... L’exercice physique me manque également : jouer au ping-pong, au badminton. Je sais tricoter, mais n’ai pas le temps.

Dr Lin et son époux, le Dr Xu Zhihong.

La population chinoise apprécie-t-elle vos services?

En général, on ne voit pas d’un bon œil les cliniques privées. On croit qu’elles cachent l’exploitation commerciale. Avec l’entrée des professionnels étrangers en Chine, le peuple va s’habituer à cette idée.

Si vous pouviez rembobiner le film de votre vie, y a-t-il des scènes que vous enlèveriez et d’autres que vous ajouteriez?

À bien y penser, je ne crois pas.

Vous êtes donc satisfaite de votre vie! Croyez-vous en l’avenir de la Chine?

La Chine a encore du chemin à faire, mais nous avons de très bons leaders. Ils sont de plus en plus jeunes, de plus en plus instruits. Jour après jour, la vie du peuple s’améliore visiblement. Zhu Rongji est un homme que je respecte énormément. Le nouveau Premier ministre, Wen Jiabao, est un homme très près du peuple, toujours le premier sur les lieux de catastrophes naturelles, et qui ne craint pas de s’asseoir avec les ouvriers et les fermiers.

(Le numéro de téléphone de la clinique est maintenant : 6553 8893).