Les
gens ordinaires ont-ils une histoire ?
LISA
CARDUCCI
Cette
première entrevue de ma nouvelle chronique nous montrera que toute
personne présente un intérêt.
Il s'agit de savoir le découvrir, comme j'ai
tenté de le faire en la personne de Yang Wentao avec qui j'ai
souvent l'occasion de discuter
puisqu'il est notre chauffeur. Depuis trois ans, il fait la
navette quatre fois par jour
entre les locaux de Beijing Information et l'hôtel
de l'Amitié où résident la plupart des experts étrangers qui
travaillent pour les médias.
Wang Yantao a 38 ans.
Depuis
combien d’années conduisez-vous une voiture?
Quatorze ans. Ce n’est pas peu,
pour la Chine, mais je ne suis pas un doyen non plus.
Auparavant,
quelle était votre fonction?
Je faisais la distribution de
Beijing Review. À ce moment-là, la revue
était imprimée dans plusieurs langues. Depuis 2001, comme il ne
reste sur papier que l’édition anglaise, il y a moins de travail.
Alors on m’a proposé cette nouvelle fonction.
Elle
vous plaît?
Oui. Certains de mes amis trouvaient
humiliant d’être « au service » d’autres personnes.
Pas moi.
Qu’est-ce
qui vous ennuie le plus dans votre travail? Si vous deviez changer
d’emploi, qu’aimeriez-vous faire? Autrement dit, qu’est-ce qui
est le plus important pour vous dans le travail?
Le plus important, c’est d’aimer
son travail. Et j’aime le mien; c’est pourquoi je n’y trouve rien
d’ennuyant. Si je devais changer, à supposer que j’aie tous les
choix, je serais peut-être photographe.
Trouvez-vous
des avantages à votre nouveau poste? Votre salaire, par exemple,
est-il plus élevé qu’auparavant?
J’aime bien véhiculer des étrangers
parce que j’ai ainsi l’occasion d’apprendre plein de choses :
sur le caractère, les habitudes, la façon d’être de gens de divers
pays et sur les pays mêmes. Si mes passagers étaient des Chinois,
il n’y aurait rien de nouveau. Quant à mon salaire, il est un
peu plus bas qu’auparavant, mais ça ne fait rien. Parce que j’aime
bien mon travail.
Puis-je
vous demander combien vous gagnez?
Chaque mois, je touche 850 yuans
(un peu plus de 100 USD). Mais vous le savez, en Chine, le salaire
en liquide est une chose, le revenu total une autre. Un travailleur
reçoit divers genres d’aide matérielle sans qu’il s’agisse d’argent.
Par exemple, si on achète une maison…
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Des
petits bonheurs simples. |
Votre
appartement, vous l’avez acheté?
Oui, et celui de mes parents
aussi. Maintenant, ils sont retraités. Nous habitons le même bâtiment,
eux au deuxième étage, ma femme, mon fils et moi au onzième.
Vous disposez de combien de
mètres carrés?
Chaque appartement, 42 environ.
Une chambre, un salon, et les services. Mais la cuisine, chez
moi, ne sert presque jamais.
Vous
mangez au restaurant?
Mais non! Je fais la cuisine
chez mes parents. C’est comme une grande famille. Nous montons
chez nous pour dormir, peut-on dire. Alors je donne 700 yuans
par mois à mes parents; je ne veux pas qu’ils aient à toucher
à leur propre argent.
Vous
aimez faire la cuisine ou vous êtes obligé?
J’aime bien, depuis toujours.
D’abord parce que je peux satisfaire mes propres goûts; je n’aime
pas toujours la cuisine que préparent les autres.
Vous
considérez-vous un bon cuisinier?
Cuisinier… c’est un grand mot.
Mais, c’est bon. Les autres aiment manger ce que je prépare. Et
puis, j’ai toujours fait la cuisine même avant de me marier, donc
j’ai acquis une certaine technique. Parfois, il est difficile
de préparer un repas qui plaise à cinq personnes de goûts et d’âges
différents. Mes parents, qui ont 71 et 69 ans, aiment les mets
à bâse de pâte, les soupes, les zhou
(bouillie, potage, purée), les légumes. Mon fils, lui, c’est un
mangeur de viande.
Vous
recevez souvent des amis à dîner?
Non. Mais à la fête du Printemps
l’an dernier, nous étions 24 à table. J’ai préparé 8 kg de viande,
du poisson, du poulet. Nous avons fait des jiaozi
en équipe; je préparais la pâte et quatre ou cinq personnes y
mettaient la farce; c’était assez rapide. J’ai travaillé deux
jours pour ce repas, et en une demi-heure, ils avaient tout dévoré.
C’est… frustrant. Cette année, nous avons dîné au restaurant.
Votre
femme ne cuisine pas?
Non. Elle ne sait pas cuisiner.
Sa part, c’est le ménage et le lavage. Elle aime ce qui a rapport
à l’eau. Mes parents me passent un coup de fil dans la journée,
je leur dis quels légumes apprêter, et nous nous entendons pour
acheter ce qui manque sans doubler les courses.
Que
fait votre épouse?
Elle est éducatrice dans un
jardin d’enfants. Temporairement, elle s’occupe de la gestion
des besoins du personnel de son unité, mais elle va bientôt reprendre
son poste. Avec le développement de la Chine, ses qualifications
n’étaient plus suffisantes et elle a décidé de retourner aux études
à temps partiel, le soir. Elle a obtenu un diplôme d’institut
collégial. Une fois terminé ce cours de trois ans, elle en a commencé
un autre, en informatique. Tout en travaillant, ce n’est pas facile.
Bien
des Chinois sont en faveur du planning familial qui restreint
les naissances à un enfant par couple, pour la raison que les
frais d’éducation sont élevés. Pouvez-vous me donner un aperçu
de ce que coûte votre fils?
Oh! Je n’ai jamais calculé.
Quand il faut de l’argent, sa mère paie ou elle me dit combien
et je paie. Je n’ai pas idée des dépenses annuelles.
Il
a 8 ans. Que voudrait-il faire plus tard?
Je le lui demande parfois, mais
il répond : « On verra dans ce temps-là. » Il est
assez bon élève; il aime surtout les sciences…
Peut-être sera-t-il un acteur?
Qu’est-ce
qui vous fait penser cela?
Il suit des cours depuis l’âge
de deux ans et demi, et je pense qu’il a du talent. Le dimanche
matin. Et l’après-midi, des cours de dessin.
Faites-vous
des projets vous-même pour lui?
Non. C’est sa vie. Il fera ce
qu’il voudra. D’ailleurs, la Chine change tellement vite qu’il
est utopique de faire des plans aujourd’hui que la situation nous
obligera à changer demain
Vous
rentrez du travail vers 17 h 30. D’abord, le repas. Et ensuite?
Le quotidien : la vaisselle,
les vêtements… Ma femme et moi collaborons bien. Celui qui voit
que l’autre est fatigué ou a besoin d’aide n’attend pas qu’on
le lui demande. Après le dîner, je veille aux devoirs de mon fils.
Ensuite, je regarde un peu la télé, et surtout j’aime bien naviguer
dans Internet. Pour les nouvelles d’abord, puis pour jouer aux
cartes, ou faire du chatting.
Il y a une femme du Henan avec qui je suis devenu ami de cette
façon. Maintenant, nous ne nous écrivons plus.
Vous
vous êtes brouillés ou vous manquez de temps?
Ce n’est pas ainsi. On dirait
qu’un certain temps, on a beaucoup à dire, puis tout à coup, on
a tout dit, alors on se tait. Mais nous nous téléphonons environ
une fois par semaine. L’amitié est restée.
Que
pensez-vous des mariages par Internet?
Je n’y crois pas. Quand on écrit,
on n’est pas vraiment soi-même. On joue un rôle. Le mariage, c’est
autre chose.
Vous
êtes fils unique?
Non. J’ai une sœur et un frère
aîné et une sœur cadette.
Y
a-t-il entre vous des malentendus parce que vos parents habitent
avec vous et non avec eux?
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Les
devoirs, une tâche quotidienne. |
En Chine, on dit que l’on ignore
ceux qui sont près et qu’on pense à ceux qui sont loin. J’ai de
très bonnes relations avec mes frère et sœurs, et eux ont confiance
en moi. C’est ce qui importe. Ils savent que si nos parents ont
besoin de quelque chose, je vais m’en occuper. Par exemple, il
a fait froid tout le mois d’octobre l’automne dernier, et le chauffage
ne commence normalement qu’en novembre. Alors je leur ai acheté
une chaufferette électrique. Les vieux, ils s’inquiètent toujours
pour l’argent. Ils ne voulaient pas s’en servir pour ne pas dépenser.
Mais je leur ai parlé, je les ai convaincus en disant : « Tous
vos enfants sont bien établis, et ma femme et moi continuerons
de prendre soin de vous. Pour qui vous faut-il épargner? Maintenant,
ils sont bien contents d’utiliser la chaufferette.
Vous
m’avez parlé il y a quelque temps de votre intention d’apprendre
l’anglais. Qu’en est-il advenu?
Je n’ai pas trouvé de partenaire.
Seul, on n’a jamais l’occasion de s’exercer après les cours. C’est
trop difficile. Ce n’est que partie remise.
Qu’est-ce
qui vous tient le plus à cœur et que vous n’avez pas encore réalisé?
Peut-être… avoir une plus grande
maison. Pour que mon fils ait son propre espace. Il faut qu’il
soit indépendant, et la présence d’un enfant nuit aussi à la vie
d’un couple.
Y
a-t-il quelque chose qui vous fait craindre l’avenir?
Mon avenir personnel? Non. Mais
ce que je crains le plus pour le pays, c’est que la Chine soit
un jour impliquée dans une guerre. Ça, oui, je le crains vraiment.
Et je crains aussi les calamités naturelles contre lesquelles
l’homme n’a pas de défense, un tremblement de terre... Quand j’écoute
les nouvelles, je me dis que les États-Unis sont « la police
du monde » et c’est bien ennuyeux; mais aussi, parfois, je
pense que s’ils n’étaient pas là, ce serait aussi bien ennuyeux.
La paix, je souhaite seulement la paix dans le monde.