Notre-Dame
de Paris peut-elle charmer le Grand Palais
du peuple?
LOUISE
CADIEUX
L’arrivée
à Beijing de l’adaptation musicale de ce classique de Victor Hugo
avait été annoncée à grand renfort de publicité. Une première :
un spectacle musical entièrement en français en Chine! Le seul
arrêt en Asie! Plus de cent tonnes d’accessoires et de costumes
transportés directement de France! À l’évidence, les francophones
et les francophiles de Beijing se faisaient déjà une fête d’y
assister.
Mais alors que ces derniers
connaissent Hugo pour avoir étudié ses œuvres et qu’ils peuvent
bien souvent fredonner des musiques de Richard Cocciante et des
paroles de Luc Plamondon, les principaux maîtres d’œuvre du spectacle
avec Gilles Maheu, le metteur en scène, le public chinois, lui,
pouvait-il tomber sous le charme de ce spectacle musical qui semble
si loin de leur culture? Bien sûr, on savait que Notre-Dame de
Paris avait déjà soulevé l’enthousiasme de quelque quatre millions
de spectateurs depuis sa création... mais si les barrières culturelles
et linguistiques étaient plus fortes que tout? Foi de spectatrice,
c’était bien méconnaître le pouvoir de la musique, quand les mots
nous échappent.
À grand événement, grande
salle!
Disons tout de suite pour ceux
qui ne sont jamais venus en Chine, que le Grand Palais du peuple,
à deux pas de la place Tian’an men, c’est d’abord et avant tout
le lieu des délibérations de l’Assemblée populaire nationale,
l’endroit où se tiennent aussi les rencontres du gouvernement
avec ses hôtes distingués. À l’occasion aussi, on y tient des
concerts ou des rassemblements importants. Avec son bâtiment imposant,
ses salles immenses, ses marbres, l’endroit ne manque pas de solennité.
Pour y entrer, on doit montrer patte blanche, et le soir de cette
première, on ne faisait pas exception à la règle, puisque tous
les sacs à main ou sacs devaient être laissés à une consigne située
à l’extérieur du bâtiment.
Dans
la grande salle où allait se tenir le spectacle, la composition
de la foule des spectateurs, qui remplissaient le rez-de chaussée
et un balcon, était relativement disparate : beaucoup de
jeunes, quelques familles, très peu de personnes âgées et une
proportion relativement importante d’étrangers, francophones ou
non. On sentait toutefois que tous avaient hâte de voir enfin
ce spectacle que les critiques avaient qualifié d’apogée d’une
longue série de versions de la même histoire− quatre spectacles
musicaux, trois opéras, deux ballets et sept films, dont le film
d’animation de Disney l’avaient en effet précédé. Dix minutes
après l’heure prévue pour le début du spectacle, la salle faisait
entendre son impatience.
Et le rideau s’est levé sur
une vraie fête pour les sens : acteurs-chanteurs, danseurs
et acrobates ont évolué pendant quelques deux heures dans un véritable
feu roulant de numéros, appuyés par une mise en scène ingénieuse
et des décors ultra-modernes. À Beijing, la distribution comprenait
Shirel en Esmeralda, la gitane sensuelle,
Jérôme Collet en Quasimodo, Cyril Niccolai en Gringoire
qui marquera de son talent l’air célèbre de L’ère
des cathédrales, Richard Charest en un fringant Phœbus, Michel
Pascal en sinistre Frollo et Boddy Julienne en Clopin.
Contrairement à beaucoup de
spectacles de ce genre avec musique sur scène, là, les acteurs
chantaient en play-back et concentraient toute leur énergie à
nous faire ressentir l’émotion de l’intrigue. De plus, au lieu
d’utiliser des microphones, ils utilisaient des micro-casques,
une touche moderne qu’on ne voit habituellement que dans les concerts
pop. Peut-être était-ce pour mieux faire intégrer aux plus conservateurs,
la contradiction entre les costumes et les airs à la touche moderne
et cette histoire du XIXe siècle...
À l’entracte, les commentaires
fusent
À
regarder les physionomies, il y avait des spectateurs tombés sous
le charme et des sceptiques... pas encore convaincus. Quelques
interviews nous ont permis de sonder le pouls de la salle. À ma
grande surprise, ce n’était pas des Chinois qui se montraient
les plus déboussolés devant le traitement avant-gardiste d’un
intouchable de la littérature! Ainsi, un spectateur d’origine
égyptienne trouvait la mise en scène vraiment trop moderne, tout
en appréciant ces airs accrocheurs; une spectatrice anglaise commenta,
pour sa part, que le spectacle manquait du grandiose des spectacles
musicaux, et qu’à la longue, ces airs, tous écrits par un seul
compositeur, en venaient à trop se ressembler. Un francophone
de souche avait surtout apprécié, quant à lui, l’aspect humain
qu’on avait très bien fait ressortir, et surtout, la pertinence
des thèmes développés par rapport à la situation sociale actuelle :
les sans-papier, les sans-abri, l’intolérance religieuse, sans
parler de l’éternel triangle amoureux.
Chez les Chinois, toujours avides
de découvrir, on était visiblement venu d’abord pour voir ce qui
se faisait ailleurs. On connaissait peu Hugo ou l’œuvre.
Il y avait aussi ceux qui avaient vaguement entendu parler
de Victor Hugo, étudié ses œuvres traduites en chinois et avaient
voulu absolument voir le spectacle. Ainsi, cette petite famille,
dont la jeune adolescente disait aimer beaucoup Hugo, et dont
le père nous révéla avoir défrayé lui-même le coût des billets,
une somme relativement élevée pour un budget chinois, tout simplement
parce qu’il croyait cela important pour la culture de sa fille.
Un amateur de littérature de
Shanghai était venu exprès à Beijing pour assister au spectacle,
plutôt que d’attendre sa venue à Shanghai. « C’est vraiment formidable
de pouvoir revivre le nomadisme des bohémiens du Moyen-âge, traduit
artistiquement et d’une façon très moderne», déclara-t-il. « C’est
la première fois que je saisis le charme des chansons françaises
», a commenté une étudiante de l’Université des langues de Beijing.
Deux jeunes hommes dans la vingtaine,
qui avaient reçu les billets en cadeau, se sont dits franchement
indifférents, alors qu’un jeune couple, aussi dans la vingtaine,
avait aimé beaucoup. C’était sans contredit un spectacle qu’ils
auraient recommandé à leurs meilleurs amis. Par contre, alors
que le spectacle ravissait madame Pan, une employée d’âge moyen
du ministère des Affaires étrangères, son père qui l’accompagnait,
âgé de 73 ans, ne s’y retrouvait plus.
Le défi a-t-il été relevé?
Au fur et à mesure du déroulement
du spectacle, la salle est entrée dans le jeu et l’a superbement
exprimé à la fin, alors que de nombreux spectateurs se sont levés
et ont entonné, avec les acteurs, L’air
des cathédrales, comme si la mélodie leur avait toujours été
connue. Le pari était gagné.
Dans
les jours suivants, les médias ont, dans l’ensemble, souligné
l’atmosphère mode et artistique de cette ancienne histoire. On
a qualifié l’ambiance de mystérieuse et propice à présenter un
Victor Hugo très vivant. Un célèbre critique n’a point caché son
engouement pour la pièce en disant que Notre-Dame de Paris était
un grand succès parmi les nombreuses comédies musicales classiques
et modernes, d’autant que la complexité de l’intrigue du roman
et le nombre excessif des personnages avaient été parfaitement
simplifiés dans le spectacle.
Des experts de la scène ont indiqué que, pour un habitant
d’une ville appelée à devenir métropole internationale, la connaissance
de quelques chansons en anglais et de spectacles musicaux des
États-Unis ne suffisait plus. Le succès de Notre-Dame de Paris
en version française montre que les Chinois sont de plus en plus
enclins à accepter une culture diversifiée. Un dernier commentaire
traduit bien l’opinion générale. « Le roman de ce grand écrivain,
remanié au son d’une musique rock aux rythmes très marqués, nous
a ensorcelé.»
Et quand, comme moi, on vit
à Beijing depuis plus de huit ans, retrouver le charme des chansons
françaises dans un milieu chinois qu’on aime, n’est-ce pas combiner
le meilleur des deux mondes?