Everest
ou Qomolangma?
Alors qu’on va célébrer
en mai prochain le cinquantième anniversaire de la première ascension
du plus haut mont de la Terre, le nom original du sommet de l’Himalaya
n’est pas encore connu par la communauté internationale. N’est-il
pas étrange que le mont Qomolangma, mont sacré des Tibétains,
soit encore connu comme le mont Everest, d’après le nom de Sir
George Everest (1790-1866) directeur britannique du Service géodésique
des Indes? Ceux qui respectent l’héritage culturel du peuple tibétain
n’auront certainement aucune objection à appeler ce mont de son
nom tibétain, une fois qu’ils auront appris le contexte historique
de cette affaire.
--NDLR
« L’époque
des empires et de leur colonialisme est depuis longtemps dépassée,
mais le plus haut sommet sur terre conserve encore son nom anglais,
dit amèrement Gelek, chercheur au Centre de tibétologie de Chine
situé à Beijing. Il est temps que le monde occidental respecte
les Tibétains en reconnaissant le plus haut sommet sur terre par
son nom tibétain : Qomolangma ». Et de déclarer :
« C’est aussi un appel à la communauté internationale des
tibétologues d’utiliser les noms tibétains pour nommer les choses
tibétaines. »
Lin
Chao, professeur de géographie de l’université de Beijing, décédé
en 1991, qualifiait l’appellation d’Everest « d’ ignorance
et d’arrogance » de la part des Britanniques dont l’empire
s’étendait alors dans la plus grande partie de l’Asie. Pour les
Tibétains, il est inacceptable qu’un sommet de 8 848 mètres, symbole
d’une déesse bienveillante, soit connu par les Occidentaux sous
un nom anglais, disait cet homme. Dans une thèse publiée sur le
sujet, le défunt professeur concluait : « Ceux qui ont
découvert le mont Qomolangma en premier, ce sont les Tibétains
qui vivaient dans le sud du Tibet, et ce sont eux qui lui ont
donné son nom. Et ceux qui ont enregistré en premier le nom de ce somment
sur une carte en utilisant des méthodes scientifiques, ce furent
Churbizanbon, Lanbenzhanba et Shengzhu, des géomètres qui ont
effectué des relevés scientifiques en 1715 et en 1717. Ce trio,
composé d’un officiel chargé des affaires ethniques et de deux
lamas bouddhistes, avait été envoyé par l’empereur Kangxi de la
dynastie des Qing (1644-1911) pour faire le levé du territoire
du Tibet. Tous les trois avaient étudié les mathématiques au Bureau
impérial d’astrologie. Ils ont enregistré de manière « relativement
exacte » les données géographiques de la région du Qomolangma
et marqué sur la carte le nom du mont durant les deux siècles
suivants.
Et
pourtant, il y avait des cartes…
La
carte portant le nom de Qomolangma a été incluse en 1721 à l’Atlas
de l’ensemble du territoire impérial qui est connu comme l’Atlas
de Kangxi, et elle constitue le premier document officiel
sur le sommet.
Jean-Baptiste
Régis, missionnaire français qui a aidé à perfectionner les cartes,
avait envoyé cet atlas en France où le Nouvel Atlas de Chine
a été fait sur la base de l’Atlas de Kangxi, en 1733 par
Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, cartographe royal. La version
française de l’atlas inclut deux cartes du Tibet, et sur les deux,
le mot Qomolangma est écrit en translittération française comme
Tchoumour Lancma. Des copies de l’Atlas de Kangxi furent
reproduites et distribuées en grande quantité en Chine en 1822,
durant le règne de Daoguang
(1821-1850), et en 1864, durant le règne de Tongzhi (1861-1875).
Bien que les caractères chinois utilisés pour Qomolangma ne soient
pas les mêmes aujourd’hui que ceux utilisés autrefois, leur sonorité
est la même et ils sont fidèles aux syllabes tibétaines.
Le géographe allemand Julius Klaprotto a publié sa carte de l’Asie centrale
en 1836 en se basant sur les cartes chinoises, et le mont Qomolangma
était indiqué comme Disomo Langma en translittération allemande.
L’indication du mot Qomolangma précède donc de quelque 130 ans la tentative
des colonialistes britanniques d’établir une carte de ce sommet,
selon le professeur Lin. Lorsque les Britanniques ont essayé de
lever la carte de ce mont à partir de l’Inde,
ils ne connaissaient rien du Qomolangma. Comme ils ne pouvaient
pas obtenir de permis pour faire des enquêtes parmi les Tibétains
locaux dans les régions entourant le sommet, ils ne se sont pas
donné la peine d’étudier la littérature existante en Europe et
en Chine. « Ils ont nommé de manière arbitraire, du nom d’une
personne qui n’avait rien à
voir avec le Qomolangma, ce qu’ils avaient l’habitude de nommer
le sommet XV », a écrit Lin. Si les Britanniques ignoraient
le nom Qomolangma lorsqu’ils ont nommé le sommet à partir de George
Everest, au milieu du XIXe siècle, ils n’ont pas tenté de rectifier
leur tir par la suite, alors que le nom tibétain était connu depuis
un certain temps.
Selon le professeur Lin, qui cite le brigadier général C.G. Bruce, à ce
moment-là membre de l’armée britannique en Inde, lorsqu’il fait
référence à la première expédition britannique en vue de gravir
le sommet du Qomolangma en 1920 : « Même si cette expédition
trouvait son vrai nom, écrit clairement sur le mont, j’espère
qu’elle n’en fera aucun cas, car aucun nom n’est plus beau et
approprié que mont Everest. » Lin écrit, indigné : « Ceci
signifie que l’approche britannique à l’appellation du Qomolangma
était d’insister sur l’appellation Everest, en dépit du fait que
le mont avait déjà un nom tibétain. C’est ridicule. ».
Un patrimoine tibétain
Daqung,
diplômé en tibétologie de Shigatse au Tibet, dit que la relation
des Tibétains avec le Qomolangma est pratiquement inhérente à
leur nature. « Nous ne découvrons pas ce mont par un apprentissage
intellectuel, mais il vient vers nous; le Qomolangma est dans
le cœur de tout Tibétain, et les légendes sur cette déesse nous
ont été transmises comme un patrimoine culturel. » Dans les
légendes tibétaines, la région de l’Himalaya était jadis un océan
et toutes les créatures humaines et les plantes vivaient en paix
dans la forêt en bordure. Mais un jour, un dragon monstrueux à
cinq têtes et les grosses vagues qu’il avait soulevées ont inondé
la forêt et ses vallées. Lorsque les créatures furent sur le point
d’être engouffrées par le torrent, cinq nuages colorés descendirent
du ciel, se transformèrent en cinq déesses et matèrent le monstre
grâce à leur pouvoir magique. À la demande des créatures qu’elles
avaient sauvées, les cinq déesses ne retournèrent pas dans leur
résidence céleste et restèrent sur terre comme protectrices. Elles
ordonnèrent à l’océan de se retirer et se transformèrent elles-mêmes
en cinq pics, dont l’un est le Qomolangma.
Zhandui,
chercheur tibétain sur la religion au Centre de recherche sur
la tibétologie de Chine à Beijing, dit que les Tibétains ont commencé
à vénérer ce dieu-mont bien avant l’introduction du bouddhisme
au Tibet. Dans le bon-chos, religion indigène du Tibet,
les dieux monts, de même que les dieux du feu et de l’eau, apportent
la prospérité et la paix. Dans les classiques tibétains du VIIe
et du VIIIe siècles, la région du Qomolangma
était considérée comme un endroit pour élever les oiseaux et s’appelait
Chamalang ou Lhochamala en tibétain, mots qui ont une prononciation
semblable au mot Qomolangma. Milarepa, moine tibétain et ermite
bien connu pour ses talents littéraires, aurait passé neuf ans
dans la région du Qomolangma à étudier la doctrine bouddhique.
Il a composé une série d’odes au Qomolangma.
Le
temps d’un changement
Dès
les années 50, Lin et d’autres chercheurs chinois ont commencé
à encourager l’utilisation du nom tibétain pour
nommer le sommet de l’Himalaya. Durant une conférence de
presse pendant sa visite au Népal, Zhou Enlai, alors premier ministre
de la Chine, avait déclaré que les Chinois n’étaient pas heureux
de l’utilisation du mot Everest. « On l’a imposé au mont »,
avait déclaré Zhou.
Certains
Occidentaux pensaient de même. Dans son livre Chomolungma sings
the Blues (Chomolungma est un choix possible en anglais),
publié en 1997, Ed Douglas a observé : Je regrette que pratiquement
l’ensemble du monde continuera à l’appeler Everest. Il y a des
sous-entendus coloniaux déplaisants au nom Everest. »
Mais
à l’ère d’Internet, le mot Everest domine tous les sites Web qui
ont trait à ce mont. Dans la plupart des cas, Qomolangma ou Chomolungma
ne sont employés qu’à titre de référence.
Selon
Basang, le nom britannique « peut induire en erreur ceux
qui ne connaissent pas ce mont et ils peuvent penser que ce mont
est situé en Europe ou en Amérique. Nommer ce mont sacré du nom
d’un étranger n’est pas autre chose qu’un manque de respect envers
la culture tibétaine. » Selon Xu Tiebin, professeur de relations internationales
de l’Institut de radiotélédiffusion de Beijing, en vertu des normes
qui régissent les relations internationales, le nom donné par
le peuple indigène doit être respecté. « Il est pardonnable
que les Occidentaux appellent le sommet par le nom Everest, car
ils ignoraient le nom tibétain. Mais aujourd’hui, après tant d’années,
il est temps qu’ils corrigent leur erreur. »
Et
Gelek de dire : « Lorsque Qomolangma sera le seul mot
employé par les gens, partout au monde, pour faire référence au
plus haut sommet sur terre, en tant que Tibétain, je me sentirai
bien satisfait. Cette Déesse des Tibétains également….
Cet article reprend des extraits
d’un article de Xiong Lei Liu Jun et Wang Jiaquan qui a été publié
en anglais dans le China Daily.