Orient
et Occident
LISA CARDUCCI
Efficacité
Trop
de bureaucratie nuit au rendement. Linformatisation des
services réduit le temps de traitement des informations mais augmente
le temps daccès aux banques de données. Et si lordinateur
tombe en panne, tout sarrête.
Quand
un Occidental arrive en Chine, il ne peut sempêcher de remarquer
entre les mains de combien de personnes, à la banque, passe largent
quil dépose ou retire.
Dans les restaurants, trois ou quatre hôtesses accueillent
les clients et les conduisent à leur table; le nombre de serveurs
et serveuses est incroyable. Ce qui manque en Chine nest
pas la volonté de travailler, mais une régie du travail qui permette
un rendement efficace. Trop de monde pour trop peu de travail.
Juste avant la réforme du travail des dernières années, on estimait
à 20 ou 30 % la main-duvre inutile.
Maintenant quon a réduit le
nombre de travailleurs, on se retrouve avec un problème
de chômage.
Dès
1991, je constatais quil ny avait aucune raison de
ne pas appliquer la semaine de cinq jours en Chine. Les Chinois
quittaient souvent les lieux de travail quand ils navaient
plus rien à faire pour aller soccuper de leur emploi secondaire,
ou même prenaient congé parce quils avaient « quelque
chose à faire » ailleurs.
Le
1er mars 1994, la semaine de travail est passée de
48 à 44 heures dans tout le pays. Le temps de travail fut ainsi
réparti : on travaillait un samedi sur deux, jouissant dun
véritable week-end tous les quinze jours. Ce système dura quatorze
mois. La semaine de 40 heures, dont on prévoyait lavènement
pour 2000, fut instaurée dès le 1er mai 1995.
Un
sondage vers cette époque montrait que 80 % de la population
préférait une diminution dheures de travail à une augmentation
correspondante du salaire, car ainsi, on aurait le temps de gagner
davantage dans une activité vraiment rentable. Par ailleurs, une
première année dexpérimentation de la semaine abrégée a
montré un accroissement de lefficacité de 30 %, car, en
effet, plus on a de temps, plus on en perd.
À
lépoque de la semaine de six jours, on occupait le temps.
Depuis quon peut jouir de deux jours de congé après une
semaine active et bien remplie, nest-on pas plus motivé
à travailler avec ardeur? On peut y voir limportance de
la stimulation.
Le meilleur
emploi
Les
postes gouvernementaux ne sont plus aussi enviés quils létaient
il y a quelques années à peine. Les personnes qui possèdent les
qualifications requises ne veulent pas travailler dans les entreprises
dÉtat, lesquelles sont parfois obligées daller recruter
dans dautres villes. Les jeunes veulent gagner beaucoup
dargent. Lentrepreneuriat vient donc au premier rang
dans leur choix.
Lopinion
publique concernant lenseignement me tient particulièrement
à cur puisque jy ai moi-même fait carrière. Les enseignants
du primaire et du secondaire se classent très bas dans léchelle
des choix, car « ils travaillent trop pour un salaire trop
bas ». À la fin de 1999, 50 % des parents qui répondaient
alors à un sondage ne voulaient pas que leur enfant devienne enseignant.
Quant
au respect que suscitent les diverses professions dans la société,
le public distingue trois catégories, par ordre décroissant. À
la première appartiennent le juge, lavocat, le haut fonctionnaire;
de la seconde relèvent le notaire, le professeur, le chercheur
et le médecin; viennent enfin le soldat, lingénieur, le
journaliste et le policier.
Bien
que la réforme ait entraîné la perte du « bol de fer »,
94 % de la population chinoise se déclare en faveur du changement
nécessaire. Une saine compétition est bienvenue. Le travail autonome
est prisé, alors quil y a dix ou quinze ans, il était regardé
de travers et venait après le travail dans une entreprise de propriété
communautaire et le travail pour lÉtat à cause du peu de
sécurité quil offrait.
Phénomène
encore assez récent en Chine, lentreprise privée suit une
courbe normale qui ne laisse plus de doute sur sa santé. Dans
le domaine de linformatique, par exemple, les médias rapportent
tous les jours des innovations et des noms de jeunes entrepreneurs
qui ont réussi à simposer.
Tout
de suite après le revenu vient le critère daccomplissement
personnel. Bien que les Chinois aient traditionnellement évalué
les emplois en fonction du prestige qui sy rattache, cette
caractéristique est maintenant tombée au bas de léchelle.
Dans une société où lon ne mange plus dans la grande marmite
de lÉtat, il faut bien placer son énergie dans la satisfaction
personnelle de ses besoins matériels.
Les
dirigeants répètent que linstruction est ce quil y
a de plus important, mais on a limpression quil ne
se fait pas grand chose pour la valoriser, occupé quon est
à la réforme économique tant au niveau national quindividuel.
Actuellement, il semble plus important de posséder un énorme réfrigérateur
dernier cri que de connaître la provenance des légumes quon
y déposera, quelles vitamines ils contiennent et quel type de
culture leur a donné leur étonnante rapidité de croissance et
leurs dimensions extraordinaires. Quantité passe qualité. Il sagit
sans doute dune phase transitoire.
Il
est à remarquer que, si 1999 fut une année record dinscription
à luniversité (47 % de plus quen 1998), depuis
lors, le taux de croissance du recrutement est allé diminuant,
étant même inférieur à 10 % cette année comparé aux entrées
de 2001. Serait-ce que les Chinois commencent à sapercevoir
quil y a dautres formes dinstruction que lenseignement
universitaire?
À
la conférence internationale sur léducation tenue à Beijing
en juillet 2002, la sous-ministre de lÉducation, Dr Wang
Zhan, se réjouissait des réformes qua poursuivies la Chine
depuis 1960. Elle regardait lavenir avec espoir, et disait
que 10 % du budget national serait dévolu à lenseignement
en même temps que linstruction primaire serait généralisée
au pays.
Nouveaux
riches et dolce vita
On
assiste en Chine à léclosion dune nouvelle classe
sociale : les riches venus de rien. Actuellement, tous les
efforts sont mis sur léconomie et tendent à promouvoir lenrichissement
de façon à ce que le pays puisse se doter de forces productives
puis, par la suite, jouir dune meilleure qualité de vie
et dun nouvel essor culturel. La population nen semble
pas mécontente.
Un
de mes anciens étudiants qui a travaillé quelques années en Afrique
comme interprète dune entreprise gouvernementale dabord,
puis dun entrepreneur privé, avant de se lancer lui-même
dans le commerce dexportation, gagnait trois ou quatre fois
plus que moi alors. Il me disait : « En Chine, jétais
inquiet pour mon avenir. Maintenant, je sais que ma sécurité daujourdhui
va se terminer. Quand je rentrerai, je serai peut-être obligé
de quitter mon pays pour létranger si je ne trouve pas demploi.
Que faire? Je voudrais pouvoir rester en Chine. » Il a réussi
sans quitter la Chine, et ce nest quun exemple parmi
des millions.
On
se trompe si lon croit que tous les Chinois ne songent quà
émigrer. Il y a en Chine une ambiance de dolce vita, bien
quelle soit en train de céder le pas au « struggle
for life » bien difficile à isoler de la concurrence
et de la course au rendement. Même sil existe toujours des
motifs de plainte, on est aussi capable dhumour face aux
situations quon ne peut changer, et cela est fort précieux.
Lhumour chinois se base sur lironie; on ne se prend
pas au sérieux.
Un
collègue qui rentre dun voyage de quelques jours, pour raison
de travail ou de vacances, se repose habituellement avant de revenir
au bureau. Ce repos qui paraît aberrant à un Occidental est aussi
naturel que la sieste quon fait après le déjeuner.
Dans
les banques, les billetteries, les pharmacies, les universités,
les conciergeries, les postes de police, on éteint les lumières
et lon dort, sur un lit, sur deux chaises côte à côte, sur
un sofa ou assis à sa table de travail et appuyé sur ses bras.
Les chauffeurs de camion ou de taxi dorment dans leur véhicule
(parfois hermétiquement fermé et lair conditionné en fonction).
Les vendeurs au marché libre sétendent sur leur charrette
à moins quils naient pris soin dinstaller leur
lit en plein air, derrière leur étalage. On finit par ne plus
remarquer, tant la scène est habituelle, ces gens que les touristes,
si éloignés de la réalité, prennent pour des sans-abri.
On
a encore, dans ce pays, le temps de jouir de la vie. Quand de
telles scènes auront disparu du quotidien, il sera peut-être temps
que je quitte la Chine.
Cet article est le dernier
de la rubrique Lisa en Chine. Mine de rien, Lisa vous reviendra
le mois prochain dans une nouvelle série de reportages sur la
famille chinoise.