FÉVRIER  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

                                Orient et Occident

LISA CARDUCCI

Efficacité

Trop de bureaucratie nuit au rendement. L’informatisation des services réduit le temps de traitement des informations mais augmente le temps d’accès aux banques de données. Et si l’ordinateur tombe en panne, tout s’arrête.

Quand un Occidental arrive en Chine, il ne peut s’empêcher de remarquer entre les mains de combien de personnes, à la banque, passe l’argent qu’il dépose ou retire. Dans les restaurants, trois ou quatre hôtesses accueillent les clients et les conduisent à leur table; le nombre de serveurs et serveuses est incroyable. Ce qui manque en Chine n’est pas la volonté de travailler, mais une régie du travail qui permette un rendement efficace. Trop de monde pour trop peu de travail. Juste avant la réforme du travail des dernières années, on estimait à 20 ou 30 % la main-d’œuvre inutile. Maintenant qu’on a réduit le nombre de travailleurs, on se retrouve avec un problème de chômage.

Dès 1991, je constatais qu’il n’y avait aucune raison de ne pas appliquer la semaine de cinq jours en Chine. Les Chinois quittaient souvent les lieux de travail quand ils n’avaient plus rien à faire pour aller s’occuper de leur emploi secondaire, ou même prenaient congé parce qu’ils avaient « quelque chose à faire » ailleurs.

Le 1er mars 1994, la semaine de travail est passée de 48 à 44 heures dans tout le pays. Le temps de travail fut ainsi réparti : on travaillait un samedi sur deux, jouissant d’un véritable week-end tous les quinze jours. Ce système dura quatorze mois. La semaine de 40 heures, dont on prévoyait l’avènement pour 2000, fut instaurée dès le 1er mai 1995.

Un sondage vers cette époque montrait que 80 % de la population préférait une diminution d’heures de travail à une augmentation correspondante du salaire, car ainsi, on aurait le temps de gagner davantage dans une activité vraiment rentable. Par ailleurs, une première année d’expérimentation de la semaine abrégée a montré un accroissement de l’efficacité de 30 %, car, en effet, plus on a de temps, plus on en perd.

À l’époque de la semaine de six jours, on occupait le temps. Depuis qu’on peut jouir de deux jours de congé après une semaine active et bien remplie, n’est-on pas plus motivé à travailler avec ardeur? On peut y voir l’importance de la stimulation.

Le meilleur emploi

Les postes gouvernementaux ne sont plus aussi enviés qu’ils l’étaient il y a quelques années à peine. Les personnes qui possèdent les qualifications requises ne veulent pas travailler dans les entreprises d’État, lesquelles sont parfois obligées d’aller recruter dans d’autres villes. Les jeunes veulent gagner beaucoup d’argent. L’entrepreneuriat vient donc au premier rang dans leur choix.

L’opinion publique concernant l’enseignement me tient particulièrement à cœur puisque j’y ai moi-même fait carrière. Les enseignants du primaire et du secondaire se classent très bas dans l’échelle des choix, car « ils travaillent trop pour un salaire trop bas ». À la fin de 1999, 50 % des parents qui répondaient alors à un sondage ne voulaient pas que leur enfant devienne enseignant.

Quant au respect que suscitent les diverses professions dans la société, le public distingue trois catégories, par ordre décroissant. À la première appartiennent le juge, l’avocat, le haut fonctionnaire; de la seconde relèvent le notaire, le professeur, le chercheur et le médecin; viennent enfin le soldat, l’ingénieur, le journaliste et le policier.

Bien que la réforme ait entraîné la perte du « bol de fer », 94 % de la population chinoise se déclare en faveur du changement nécessaire. Une saine compétition est bienvenue. Le travail autonome est prisé, alors qu’il y a dix ou quinze ans, il était regardé de travers et venait après le travail dans une entreprise de propriété communautaire et le travail pour l’État à cause du peu de sécurité qu’il offrait.

Phénomène encore assez récent en Chine, l’entreprise privée suit une courbe normale qui ne laisse plus de doute sur sa santé. Dans le domaine de l’informatique, par exemple, les médias rapportent tous les jours des innovations et des noms de jeunes entrepreneurs qui ont réussi à s’imposer.

Tout de suite après le revenu vient le critère d’accomplissement personnel. Bien que les Chinois aient traditionnellement évalué les emplois en fonction du prestige qui s’y rattache, cette caractéristique est maintenant tombée au bas de l’échelle. Dans une société où l’on ne mange plus dans la grande marmite de l’État, il faut bien placer son énergie dans la satisfaction personnelle de ses besoins matériels.

Les dirigeants répètent que l’instruction est ce qu’il y a de plus important, mais on a l’impression qu’il ne se fait pas grand chose pour la valoriser, occupé qu’on est à la réforme économique tant au niveau national qu’individuel. Actuellement, il semble plus important de posséder un énorme réfrigérateur dernier cri que de connaître la provenance des légumes qu’on y déposera, quelles vitamines ils contiennent et quel type de culture leur a donné leur étonnante rapidité de croissance et leurs dimensions extraordinaires. Quantité passe qualité. Il s’agit sans doute d’une phase transitoire.

Il est à remarquer que, si 1999 fut une année record d’inscription à l’université (47 % de plus qu’en 1998), depuis lors, le taux de croissance du recrutement est allé diminuant, étant même inférieur à 10 % cette année comparé aux entrées de 2001. Serait-ce que les Chinois commencent à s’apercevoir qu’il y a d’autres formes d’instruction que l’enseignement universitaire?

À la conférence internationale sur l’éducation tenue à Beijing en juillet 2002, la sous-ministre de l’Éducation, Dr Wang Zhan, se réjouissait des réformes qu’a poursuivies la Chine depuis 1960. Elle regardait l’avenir avec espoir, et disait que 10 % du budget national serait dévolu à l’enseignement en même temps que l’instruction primaire serait généralisée au pays.

Nouveaux riches et dolce vita           

On assiste en Chine à l’éclosion d’une nouvelle classe sociale : les riches venus de rien. Actuellement, tous les efforts sont mis sur l’économie et tendent à promouvoir l’enrichissement de façon à ce que le pays puisse se doter de forces productives puis, par la suite, jouir d’une meilleure qualité de vie et d’un nouvel essor culturel. La population n’en semble pas mécontente.

Un de mes anciens étudiants qui a travaillé quelques années en Afrique comme interprète d’une entreprise gouvernementale d’abord, puis d’un entrepreneur privé, avant de se lancer lui-même dans le commerce d’exportation, gagnait trois ou quatre fois plus que moi alors. Il me disait : « En Chine, j’étais inquiet pour mon avenir. Maintenant, je sais que ma sécurité d’aujourd’hui va se terminer. Quand je rentrerai, je serai peut-être obligé de quitter mon pays pour l’étranger si je ne trouve pas d’emploi. Que faire? Je voudrais pouvoir rester en Chine. » Il a réussi sans quitter la Chine, et ce n’est qu’un exemple parmi des millions.

On se trompe si l’on croit que tous les Chinois ne songent qu’à émigrer. Il y a en Chine une ambiance de dolce vita, bien qu’elle soit en train de céder le pas au « struggle for life » bien difficile à isoler de la concurrence et de la course au rendement. Même s’il existe toujours des motifs de plainte, on est aussi capable d’humour face aux situations qu’on ne peut changer, et cela est fort précieux. L’humour chinois se base sur l’ironie; on ne se prend pas au sérieux.

Un collègue qui rentre d’un voyage de quelques jours, pour raison de travail ou de vacances, se repose habituellement avant de revenir au bureau. Ce repos qui paraît aberrant à un Occidental est aussi naturel que la sieste qu’on fait après le déjeuner.

Dans les banques, les billetteries, les pharmacies, les universités, les conciergeries, les postes de police, on éteint les lumières et l’on dort, sur un lit, sur deux chaises côte à côte, sur un sofa ou assis à sa table de travail et appuyé sur ses bras. Les chauffeurs de camion ou de taxi dorment dans leur véhicule (parfois hermétiquement fermé et l’air conditionné en fonction). Les vendeurs au marché libre s’étendent sur leur charrette à moins qu’ils n’aient pris soin d’installer leur lit en plein air, derrière leur étalage. On finit par ne plus remarquer, tant la scène est habituelle, ces gens que les touristes, si éloignés de la réalité, prennent pour des sans-abri.

On a encore, dans ce pays, le temps de jouir de la vie. Quand de telles scènes auront disparu du quotidien, il sera peut-être temps que je quitte la Chine.

Cet article est le dernier de la rubrique Lisa en Chine. Mine de rien, Lisa vous reviendra le mois prochain dans une nouvelle série de reportages sur la famille chinoise.