Novembre/Décembre 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Jouer encore et encore, la raison de vivre de Liu Zhao

 

 

 

 

LOUISE CADIEUX, en collaboration avec HU CHUNHUA

Du cinéma chinois, le spectateur occidental moyen connaît quelques grands noms de la réalisation comme Zhang Yimou et Chen Kaige, et des vedettes comme Gong Li et Jackie Chan. Cependant il sait bien peu de choses des pionniers qui ont bâti au fil des ans le cinéma chinois. Pour faire connaître ces talents méconnus, nous vous présentons l’interview que nous a accordée Liu Zhao, 78 ans, l’un des plus vieux acteurs chinois encore actifs. Avec ses 1,86 m, c’est un homme étonnant de vitalité et doté d’un rire franc et sonore.

Journalistes : Depuis combien de temps êtes-vous acteur?

Liu : De ma génération, tous les acteurs appartiennent au genre huaju (théâtre parlé inspiré du modèle occidental dont les débuts remonte aux années 1920). Cependant, ce n’est qu’à 44 ans que j’ai véritablement commencé ma carrière au théâtre moderne proprement dit, à Beijing, au théâtre Jixiang. C’était dans Lu Chuang Hong Lei, la première pièce de théâtre moderne. Puis j’ai travaillé quatre ans au sein d’une troupe artistique de l’Armée de libération qui a fait partie de la troupe du Commandement général de l’armée. En 1956, j’ai commencé à travailler au Studio de film de Beijing, soit dès l’année de sa fondation, et j’ai joué dans un premier film en 1957. Ce film s’appelait La fille de Shanghai et depuis ce moment-là, tout s’est enchaîné.

J: Pourriez-vous nous présenter les principaux films dans lesquels vous avez joué?

Liu :  J’ai joué le père d’une jeune fille dans Cause de bonheur en 1979 et le rôle d’un enseignant détestable qui faisait courir des rumeurs dans Printemps en février. Ces deux rôles ont marqué ma carrière et ont été très populaires. Pour moi, la pire période a été la révolution culturelle, car je n’avais pas l’occasion de monter sur scène; je ne pouvais pas jouer un ouvrier, un soldat ou un paysan comme on le voulait à ce moment-là. Après la révolution culturelle, Cause de bonheur a été la première comédie, et pour les Chinois, c’était comme un grand souffle de liberté. Tout le pays connaît ce film, mon rôle et celui de Li Xiuming, joué par Ma Ling. Il y a deux ans, on a refait ce film, mais comme Ma Ling était déjà morte, on a dû retoucher le scénario. Au cours de ma carrière, j’ai joué dans de nombreux téléfilms tournés un peu partout au pays, en compagnie d’autres acteurs connus.

J : Aimez-vous vraiment cette vie d’artiste, un peu toujours dans les valises?

Liu : Je ne me considère pas comme un artiste ni comme une star. Je suis un acteur et pour moi, c’est une vie tout à fait normale. C’est ma profession et mon bonheur de parcourir le pays. Cependant, j’ai toujours vécu un peu retiré, et j’ai aussi toujours refusé de participer aux grandes cérémonies.

: Pourquoi avoir choisi d’être acteur plutôt que de vous orienter vers une autre profession?

Liu : C’est un choix un peu ambivalent. Depuis mon enfance, j’aime le cinéma, mais d’autre part, à un moment donné, je n’étais pas très content d’avoir choisi ce métier. J’aurais voulu devenir architecte, construire des bâtiments et des ponts, mais je n’étais pas très fort en mathématiques. J’ai donc opté pour les Beaux-Arts. J’ai fait de la peinture à l’huile pendant un temps, puis j’ai laissé tomber pour devenir acteur.

: Comment aimeriez-vous  que les gens vous connaissent?

Liu :  Surtout pas en m’identifiant à une star. C’est par mes rôles qu’ils peuvent m’identifier et s’identifier. Je trouve que, trop souvent, les jeunes acteurs se contentent de jouer pour jouer. Je refuse de le faire. Il faut que j’aime un rôle pour bien le rendre, je joue pour exprimer des sentiments authentiques. La représentation, c’est aussi une science, une science qui n’est pas toujours pareille, car plus on joue, plus on se rend compte qu’il est difficile de bien le faire. Quand je reçois un scénario, je réfléchis un moment, car bien jouer, ce n’est pas facile. Pour me mettre dans la peau d’un personnage, je ne peux copier ce que d’autres ont fait. Je dois utiliser toutes les ressources possibles pour bien synthétiser ce personnage.

J : Vous aimez beaucoup regarder des films?

Liu :  Oh! oui, entre autres, j’aime bien les films français. J’ai souvent visionné Le vieux fusil dans lequel il y a une scène qui me fascine. Dans un café, l’actrice boit du vin et rien que par le mouvement de sa main, on peut pratiquement goûter ce vin. C’est très bien joué.

J: Quelles sont vos recommandations pour la nouvelle génération?

Liu : Quelque chose de simple : beaucoup lire et étudier. Parce qu’une vie, c’est court, et que beaucoup de temps est consacré à travailler, à se reposer, mais pas suffisamment à lire. Il faut bien saisir tout le temps possible pour le faire. Si on arrive à lire 2 000 livres au cours d’une vie, c’est bien. Malheureusement, les jeunes n’accordent pas assez de temps à la lecture. Et pour bien présenter un rôle, il faut deux choses : bien comprendre la vie et avoir tiré des connaissances dans les livres. Un acteur ne doit pas être un spécialiste, mais quelqu’un qui a des connaissances générales. Dans ma tête, il y a des petites archives, et si je dois interpréter un rôle représentant telle ou telle personne, je m’inspire de ces archives accumulées au cours de ma vie et de mes lectures. Par exemple, quand deux personnes se querellent, au début, le ton de la voix est élevé, puis il diminue au fur et à mesure que la querelle s’envenime. Il n’y a que l’observation de la vie qui puisse faire réaliser ce genre de choses.

J :Quels sont vos rôles préférés?

Liu : J’adore les rôles dramatiques, mais le plus difficile, c’est de jouer la comédie. J’aimerais un jour pouvoir jouer un rôle comique où, en même temps, l’acteur a le cœur lourd, un rôle qui donnerait à réfléchir… Malheureusement, en Chine, il n’y a pas de comédie ayant un sens profond. Il n’y a que le rire pour le rire. Pour moi, Chaplin, c’est un héros.

: Les spectateurs ont-ils beaucoup changé au cours des années?

Liu :  Aujourd’hui, 90 % des cinéphiles sont des jeunes et le cinéma subit maintenant l’influence du marché. Je ne veux pas dire que les anciens films étaient meilleurs, chaque période a ses chefs-d'œuvre. Le cinéma d’aujourd’hui force les gens à voir. Pourquoi les force-t-il? Parce qu’il laisse voir seulement ce qu’il veut bien.

J : Dans ce contexte, que pensez-vous de l’ouverture du marché du cinéma chinois et de l’entrée des superproductions de Hollywood?

Liu : Dans un sens, on peut dire que cela nous encourage. Dans les années 50 et 60, on se demandait si on arriverait à faire un film, ce n’était pas facile de coordonner tous les intervenants. Aujourd’hui, on a ajouté un nouvel élément : l’argent. Pas d’argent, pas de film, pas de bon film.  Mais je reste confiant. Il y a toujours une place pour les films intimistes qui présentent les émotions.

J : Quel est votre plus grand espoir?

Liu :  À mon âge, il n’y a pas beaucoup d’acteurs qui peuvent encore travailler. Je peux marcher et réciter sans problème, ma mémoire est bonne. En fait, ce que je veux, c’est bien vivre et jouer encore dans deux ou trois films. Si je n’y arrive pas, tant pis. Je veux profiter de la vie, bien rire; j’aime la vie et j’aime les gens.

En fin d’entrevue, Liu Zhao nous a révélé l’ouverture du musée du film chinois, prévue pour l’an prochain. Il y occupera sûrement une place importante de son vivant.