Jouer
encore et encore, la raison de vivre de Liu Zhao
LOUISE CADIEUX, en collaboration
avec HU CHUNHUA
Du
cinéma chinois, le spectateur occidental moyen connaît quelques
grands noms de la réalisation comme Zhang Yimou et Chen Kaige, et
des vedettes comme Gong Li et Jackie Chan. Cependant il sait bien
peu de choses des pionniers qui ont bâti au fil des ans le cinéma
chinois. Pour faire connaître ces talents méconnus, nous vous présentons
l’interview que nous a accordée Liu Zhao, 78 ans, l’un des plus
vieux acteurs chinois encore actifs. Avec ses 1,86 m, c’est
un homme étonnant de vitalité et doté d’un rire franc et sonore.
Journalistes : Depuis combien de temps êtes-vous acteur?
Liu : De ma génération, tous les acteurs appartiennent au genre huaju
(théâtre parlé inspiré du modèle occidental dont les débuts remonte
aux années 1920). Cependant, ce n’est qu’à 44 ans que j’ai véritablement
commencé ma carrière au théâtre moderne proprement dit, à Beijing,
au théâtre Jixiang. C’était dans Lu Chuang Hong Lei, la première
pièce de théâtre moderne. Puis j’ai travaillé quatre ans au sein
d’une troupe artistique de l’Armée de libération qui a fait partie
de la troupe du Commandement général de l’armée. En 1956, j’ai commencé
à travailler au Studio de film de Beijing, soit dès l’année de sa
fondation, et j’ai joué dans un premier film en 1957. Ce film s’appelait
La fille de Shanghai et depuis ce moment-là, tout s’est enchaîné.
J: Pourriez-vous nous présenter les principaux films dans lesquels
vous avez joué?
Liu : J’ai joué le père d’une
jeune fille dans Cause de bonheur en 1979 et le rôle d’un
enseignant détestable qui faisait courir des rumeurs dans Printemps
en février. Ces deux rôles ont marqué ma carrière et ont été
très populaires. Pour moi, la pire période a été la révolution culturelle,
car je n’avais pas l’occasion de monter sur scène; je ne pouvais
pas jouer un ouvrier, un soldat ou un paysan comme on le voulait
à ce moment-là. Après la révolution culturelle, Cause de bonheur
a été la première comédie, et pour les Chinois, c’était comme un
grand souffle de liberté. Tout le pays connaît ce film, mon rôle
et celui de Li Xiuming, joué par Ma Ling. Il y a deux ans, on a
refait ce film, mais comme Ma Ling était déjà morte, on a dû retoucher
le scénario. Au cours de ma carrière, j’ai joué dans de nombreux
téléfilms tournés un peu partout au pays, en compagnie d’autres
acteurs connus.
J : Aimez-vous vraiment cette vie d’artiste, un peu toujours
dans les valises?
Liu : Je ne me considère pas comme un artiste ni comme une star. Je suis
un acteur et pour moi, c’est une vie tout à fait normale. C’est
ma profession et mon bonheur de parcourir le pays. Cependant, j’ai
toujours vécu un peu retiré, et j’ai aussi toujours refusé de participer
aux grandes cérémonies.
J : Pourquoi avoir choisi d’être acteur plutôt que de vous orienter
vers une autre profession?
Liu : C’est un choix un peu ambivalent. Depuis mon enfance, j’aime
le cinéma, mais d’autre part, à un moment donné, je n’étais pas
très content d’avoir choisi ce métier. J’aurais voulu devenir architecte,
construire des bâtiments et des ponts, mais je n’étais pas très
fort en mathématiques. J’ai donc opté pour les Beaux-Arts. J’ai
fait de la peinture à l’huile pendant un temps, puis j’ai laissé
tomber pour devenir acteur.
J : Comment aimeriez-vous
que les gens vous connaissent?
Liu : Surtout pas en m’identifiant
à une star. C’est par mes rôles qu’ils peuvent m’identifier et s’identifier.
Je trouve que, trop souvent, les jeunes acteurs se contentent de
jouer pour jouer. Je refuse de le faire. Il faut que j’aime un rôle
pour bien le rendre, je joue pour exprimer des sentiments authentiques.
La représentation, c’est aussi une science, une science qui n’est
pas toujours pareille, car plus on joue, plus on se rend compte
qu’il est difficile de bien le faire. Quand je reçois un scénario,
je réfléchis un moment, car bien jouer, ce n’est pas facile. Pour
me mettre dans la peau d’un personnage, je ne peux copier ce que
d’autres ont fait. Je dois utiliser toutes les ressources possibles
pour bien synthétiser ce personnage.
J : Vous aimez beaucoup regarder des films?
Liu : Oh! oui, entre autres,
j’aime bien les films français. J’ai souvent visionné Le vieux
fusil dans lequel il y a une scène qui me fascine. Dans un
café, l’actrice boit du vin et rien que par le mouvement de sa main,
on peut pratiquement goûter ce vin. C’est très bien joué.
J: Quelles sont vos recommandations pour la nouvelle génération?
Liu : Quelque chose de simple : beaucoup lire et étudier. Parce qu’une
vie, c’est court, et que beaucoup de temps est consacré à travailler,
à se reposer, mais pas suffisamment à lire. Il faut bien saisir
tout le temps possible pour le faire. Si on arrive à lire 2 000
livres au cours d’une vie, c’est bien. Malheureusement, les jeunes
n’accordent pas assez de temps à la lecture. Et pour bien présenter
un rôle, il faut deux choses : bien comprendre la vie et avoir
tiré des connaissances dans les livres. Un acteur ne doit pas être
un spécialiste, mais quelqu’un qui a des connaissances générales.
Dans ma tête, il y a des petites archives, et si je dois interpréter
un rôle représentant telle ou telle personne, je m’inspire de ces
archives accumulées au cours de ma vie et de mes lectures. Par exemple,
quand deux personnes se querellent, au début, le ton de la voix
est élevé, puis il diminue au fur et à mesure que la querelle s’envenime.
Il n’y a que l’observation de la vie qui puisse faire réaliser ce
genre de choses.
J :Quels sont vos rôles préférés?
Liu : J’adore les rôles dramatiques, mais le plus difficile, c’est de jouer
la comédie. J’aimerais un jour pouvoir jouer un rôle comique où,
en même temps, l’acteur a le cœur lourd, un rôle qui donnerait à
réfléchir… Malheureusement, en Chine, il n’y a pas de comédie ayant
un sens profond. Il n’y a que le rire pour le rire. Pour moi, Chaplin,
c’est un héros.
J : Les spectateurs ont-ils beaucoup changé au cours des années?
Liu : Aujourd’hui, 90 %
des cinéphiles sont des jeunes et le cinéma subit maintenant l’influence
du marché. Je ne veux pas dire que les anciens films étaient meilleurs,
chaque période a ses chefs-d'œuvre. Le cinéma d’aujourd’hui force
les gens à voir. Pourquoi les force-t-il? Parce qu’il laisse voir
seulement ce qu’il veut bien.
J : Dans ce contexte, que pensez-vous de l’ouverture du marché
du cinéma chinois et de l’entrée des superproductions de Hollywood?
Liu : Dans un sens, on peut
dire que cela nous encourage. Dans les années 50 et 60, on se demandait
si on arriverait à faire un film, ce n’était pas facile de coordonner
tous les intervenants. Aujourd’hui, on a ajouté un nouvel élément :
l’argent. Pas d’argent, pas de film, pas de bon film. Mais je reste
confiant. Il y a toujours une place pour les films intimistes qui
présentent les émotions.
J : Quel est votre plus grand espoir?
Liu : À mon âge, il n’y a
pas beaucoup d’acteurs qui peuvent encore travailler. Je peux marcher
et réciter sans problème, ma mémoire est bonne. En fait, ce que
je veux, c’est bien vivre et jouer encore dans deux ou trois films.
Si je n’y arrive pas, tant pis. Je veux profiter de la vie, bien
rire; j’aime la vie et j’aime les gens.
En fin d’entrevue, Liu Zhao nous a révélé l’ouverture
du musée du film chinois, prévue pour l’an prochain. Il y occupera
sûrement une place importante de son vivant.
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