UNE
FAMILLE CHINOISE LOIN DU PAYS NATAL
LISA CARDUCCI
Xia
Tong et sa femme, Wu Keying, vivent à Vancouver (Canada) depuis
cinq ans. Cette entrevue retrace leur migration à la recherche d’une
« vie meilleure ».
En 1998, vous avez quitté la Chine pour le
Canada. Selon vos plans initiaux, seule Wu devait partir faire son
doctorat. Comment se fait-il que vous soyez partis tous les deux?
XT : Au début de 1996, Keying s’est vu refuser le visa d’étudiante
alors qu’elle était admise à l’Université de British Columbia (UBC).
Nous n’avions pas la petite fortune exigée, et elle n’avait pu trouver
de garant. Un ami nous a suggéré de faire une demande d’immigration.
Pour 5 000 dollars CAN (environ 3 500 USD), je pourrais
être admis légalement et nous pourrions poursuivre tous les deux
nos études. Keying avait une maîtrise en linguistique; ce champ
d’étude n’est pas plus utile sur le marché canadien qu’un concierge
de cimetière. Pour ma part, j’étais diplômé en sismologie et j’avais
le minimum requis d’un an d’expérience; ce serait donc moi qui ferais
la demande, et Keying serait ma « dépendante ». À ce titre,
elle n’avait pas à verser les 5 000 dollars.
Mais pourquoi vouliez-vous quitter la Chine?
XT : À ce moment-là, c’était une « mode » d’aller étudier
à l’étranger, surtout en Occident, et le grand rêve de notre génération.
J’avais 29 ans en 1996, et depuis mes études à l’université de Beijing,
j’en rêvais quand je voyais mes camarades se préparer et passer
l’examen TOEFL. Nous voulions « voir le monde », mais
surtout, nous voulions nous sentir libres, goûter cette liberté
légendaire! Mes parents ont vécu la Révolution culturelle, et en
sont encore horrifiés. En fait, je ne voulais pas vraiment quitter
la Chine, parce qu’à ce moment, j’avais commencé à peindre et à
écrire de la poésie. J’avais plusieurs amis, et je savais devoir
rester en Chine et écrire en chinois. Mais l’avenir de la Chine
était incertain; on ne pouvait savoir ce qui arriverait demain.
KY :
J’ai beaucoup réfléchi à cette question et je n’ai pas encore trouvé
de réponse satisfaisante. Pourquoi tant de jeunes Chinois instruits
rêvent-ils d’aller à l’étranger? Un jour, la femme d’un collègue,
après plusieurs années à Toronto (Canada), est revenue en Chine
chercher sa fille. Son motif pour quitter le pays était son sentiment
d’être « perdante » en Chine. Plusieurs jeunes ont gagné
beaucoup d’argent, mais durement. Comme ils travaillaient dans des
organisations gouvernementales, comme l’Académie des sciences de
Chine, ils n’étaient pas bien rémunérés, enfin pas à la mesure de
leur formation. Ils devaient se battre pour monter dans l’autobus
chaque matin, se battre pour trouver une chambre à louer, se battre
pour donner une bonne instruction et de bonnes conditions de vie
à leur enfant. Mais au Canada, m’expliquait-elle, peu importe que
vous soyez riche ou pauvre, votre enfant peut fréquenter l’école
publique et prendre l’autobus comme les autres. Tout le monde peut
avoir une voiture : si vous êtes riche, vous en avez une de
luxe; sinon, une de seconde main. J’étais choquée en entendant sa
théorie, parce que personnellement, je n’éprouvais pas le sentiment
d’être gagnante ou perdante. Il y a aussi des gens qui veulent sortir
du pays pour avoir « plus de liberté », disent-ils. Ma
motivation était très pure : je voulais perfectionner mon instruction
de façon à mieux comprendre autant la culture chinoise que la culture
occidentale. Sans une bonne connaissance de la culture occidentale,
je n’aurais réalisé mon rêve qu’à moitié. Dans mon cas, il était
donc nécessaire que j’étudie à l’étranger; sinon, j’aurais dû abandonner
ma carrière. Aux yeux de mes amis, j’étais une chuguokuang,
c’est-à-dire une « maniaque de l’étranger »; ce sentiment
est semblable à « tomber en amour ».
Certains quittent la Chine parce qu’ils ont connu
une déception amoureuse qu’ils veulent fuir. Ce n’était pas mon
cas. De toute façon, le pays est assez grand; j’aurais pu aller
me cacher ailleurs sans passer la frontière.
Quels étaient vos plans au départ?
XT : Aucun plan. Nous savions seulement
que nous compléterions nos études supérieures. Pour moi, suivre
une formation en art, soit peinture soit cinéma, c’était un nouveau
départ.
KY : Je voulais obtenir mon doctorat. J’avais un très bon emploi
à l’Académie des sciences sociales de Chine, en tant que professeur
adjoint. Et aucune inquiétude pour l’avenir. Si je travaillais fort
et si mes relations avec les directeurs étaient bonnes, je pourrais
avancer vite; en travaillant plus lentement, j’y arriverais plus
tard. Maintenant que je suis au Canada, je n’ai aucune sécurité
face à l’avenir. Quand je revois mon passé, je me dis que ce que
j’ai abandonné en Chine est exactement ce que je cherche ici. C’est
comme tourner en rond. « Si tu as un rêve, réalise-le. »
C’est ce que j’ai tenté de faire. Peut-être est-ce un rêve trop
grand pour devenir réalité? Tout de même, je ne regrette rien.
La réalité que vous avez trouvée au Canada
était-elle comme vous l’aviez imaginée?
XT : Ma seule image canadienne était celle du beau drapeau à la
feuille d’érable, de la neige du nord, et du Dr Norman Bethune.
Je connaissais le climat de Vancouver parce que j’ai suivi la météo
dans l’Internet – nouvellement accessible – pendant deux semaines
avant de partir. Je pense que les images de l’Occident que nous
avons proviennent des films, de la télévision et de la littérature.
Ce sont des images poétiques, et la dure réalité les détruit.
Un ami nous a trouvé un logement, un sous-sol
que nous partagions avec une autre couple, pour 350 CAD (245 USD)
par mois, au sud-ouest de Vancouver, le quartier le plus modeste.
Nous n’avions même pas un lit décent, seulement deux matelas usagés.
Nous ne savions même pas où nous étions. Était-ce la ville que nous
avions vue sur des cartes postales? Il y avait une seule ligne d’autobus.
Où étaient les centres commerciaux capitalistes?
Où étaient les gens? C’était si tranquille!
KY : Plusieurs Chinois du continent qui émigrent au Canada sont
des intellectuels. Ils abandonnent leur carrière, changent de domaine
afin de trouver rapidement du travail. Mais cela ne m’a pas influencée.
Je suis toujours en linguistique chinoise. La langue sur laquelle
je travaille actuellement est l’ancêtre du chinois moderne. Quand
on me demande quel est mon champs d’étude, je réponds simplement
« Études asiatiques ». Si les gens veulent en savoir davantage,
je parle d’ « ancienne Chine ». J’ai dit à deux Chinois
que je travaillais sur les oracles de la période Shang, les inscriptions
sur les os d’animaux; ils ont pouffé de rire et ne pouvaient s’arrêter.
Ensuite, sympathisant avec moi, ils m’ont demandé si j’avais une
bourse. J’ai dit « non »; il est très difficile d’obtenir
de l’aide financière dans ce domaine. Tout en étudiant, je travaille
à temps plein comme assistante à l’enseignement. J’ai un prêt du
gouvernement canadien; c’est tout. L’argent est un gros problème
dans ma vie d’étudiante; à comparer à mon autre emploi à temps plein,
être mère est beaucoup moins difficile.
Avez-vous connu de mauvaises expériences? Des
surprises?
XT: Notre premier mauvais souvenir,
c’est le moine bouddhiste de Taiwan qui était notre propriétaire.
Nous sommes arrivés au moment où il partait en tournée de prédication
à Singapour. L’ami qui nous avait trouvé ce logement nous croyait
entre bonnes mains : un bonze! Mais sa fille, une diplômée
de McGill, à Montréal, s’occupait des affaires. C’était au creux
de la crise financière asiatique. Elle nous a dit que parce son
père était bon et généreux, il perdait toujours de l’argent; elle
s’est montrée très dure et avare.
Nous n’avions ni téléphone ni télévision. Nous
en avions absolument besoin pour être en contact avec le monde.
Au Canada, un numéro de téléphone est directement lié à une personne.
Il nous fallait faire des démarches personnelles pour en obtenir
un. Mais la compagnie nous a dit que les fils n’étaient pas installés,
et que le travail coûterait 160 CAD l’heure. La fille du propriétaire
refusa d’assumer ces frais.
Sans un numéro de téléphone, personne ne nous
fait confiance : nous sommes des sans-logis! Nous voulions
déménager immédiatement, mais selon le contrat, nous aurions perdu
le dépôt de 175 dollars en partant avant un mois. Sans amis, sans
argent, nous avons commencé à chercher ailleurs. Pour épargner le
coût de l’autobus (1,5 dollar), nous marchions des kilomètres chaque
jour pour aller au Centre de ressources humaines, voir les emplois
offerts et pouvoir téléphoner gratuitement aux employeurs. Dire
que nous avions versé inutilement 5 000 dollars à un avocat!
KY : Découvrir que j’étais enceinte de notre fille Flora quand je
venais de commencer mon doctorat fut toute une surprise. Avant ses
trois ans, je n’ai jamais dormi une nuit complète. Tong et moi nous
levions à tour de rôle, la nuit; le jour, c’était la gardienne qui
s’occupait d’elle. Heureusement, à partir de 21 mois, Flora a été
acceptée à la garderie de jour. Mais c’était encore très difficile
d’être à la fois une mère, une étudiante et un professeur à temps
complet.
Quand Flora avait trois mois, une dame assise
à côté de moi dans le bus m’a demandé si j’étais la mère du bébé.
J’ai trouvé sa question étrange : croyait-elle que j’avais
volé un enfant? Je lui ai demandé « pourquoi », et elle
a répondu que j’étais tellement mince, que je n’avais pas l’air
d’une nouvelle maman. Quand j’étais en Chine, je ne voulais pas
avoir d’enfant pour ne pas perdre ma taille. Mais le Ph.D. et la
maternité en même temps ont réglé le problème. Maintenant,
je voudrais bien prendre quelques kilos… À
quel point ma vie est dure? Difficile à exprimer; mais il y a des
fois où j’aurais envie de tout abandonner…
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