Le
paradis sur terre par l'illumination soudaine
WANG KEPING
Pour les visiteurs d'Extrême-Orient, les églises, à leur apogée dans
l’ensemble du continent européen, et leurs fidèles qui effectuent
silencieusement leurs dévotions en allumant des cierges, sont généralement
une source de respect mêlé d’admiration. Ce scénario est en contraste
direct avec les temples de Chine, bondés et bruyants, où les fidèles
chinois brûlent de l'encens et font des vœux, en s'agenouillant
et en se prosternant devant les statues de bouddha ou de bodhisattva,
peintes aux couleurs vives.
Les Chinois ne sont pas religieux,
dans le sens du culte comme tel. Toutefois, ceci n’empêche pas
un grand nombre de personnes, en particulier dans les régions rurales,
de respecter quantité de rituels, basés sur le concept de chance
et la superstition, et le tout à des fins tout à fait pratiques.
Les histoires de miracles abondent dans les temples. Telle femme
déclarée stérile donne naissance à un bébé en bonne santé (généralement
un fils), à la suite de ses prières assidues à Guanyin; elle est
tellement convaincue de sa puissance qu'elle utilise sa propre expérience
pour convertir d'autres personnes. On retrouve l'autre extrême,
quand la déception incite des personnes, dont les prières ont été
apparemment ignorées, à manifester du mépris pour leur idole d'autrefois.
Le bouddhisme et les Chinois
Dans ces conditions, quelle signification
le bouddhisme a-t-il généralement pour les Chinois? En ce qui concerne
les fidèles sincères, c'est « le paradis du bonheur suprême »
(jile shijie). Selon des descriptions de certains sûtras*,
ce paradis en est un qui coule avec des rivières qui régénèrent
l'esprit de leurs nombreux doux parfums qui exhalent des bouquets
de fleurs incrustés de bijoux, flottant tout le long. Là, tous sont
libérés de la misère et atteignent la félicité. On n'y trouve aucun
péché, malchance, détresse, tristesse ou mortalité.
D'un point de vue bouddhique, la vie
humaine comporte deux états possibles. La vie mortelle est perçue
comme la source de la souffrance. On la nomme mer amère (ku
hai); personne ne peut y échapper. Mais elle offre la possibilité
d'une utopie, caractérisée par un bel environnement et un bonheur
résultant de la libération des soucis, de l'inquiétude et des maux
sociaux. On espère instiller ainsi chez les fidèles un sens de l’espoir
qui renforcera leurs convictions, plutôt que de les plonger dans
un fatras de désespoir total. Il y a également un « mode d'emploi »
sur la façon d’atteindre ce paradis, après avoir suivi une certaine
procédure et après une longue période de perfectionnement de la
spiritualité. Le paradis dépeint est invitant, mais pour les Chinois,
pragmatiques et axés sur les valeurs, sa « procédure d'admission »
est tout simplement irréalisable.
Le bouddhisme chinois de Chan (zen)**
fournit une alternative plus simple pour trouver un paradis spirituel
qui soit accessible à tous les disciples : l'illumination soudaine
(dun wu). C'est un genre spécial de sagesse ou de
prajna, basé sur la négation du monde temporel et la croyance
que tous ont un potentiel d’éveil, ou la capacité innée d'atteindre
la boddhéité. Dans cette philosophie, le paradis du bonheur suprême
survient immédiatement lors de l'illumination. Il est possible
d'approcher la boddhéité en préservant et en nourrissant le potentiel
d’éveil, tout en exerçant simultanément ses activités quotidiennes.
Ce n'est pas exigé de s’astreindre aux rituels religieux, puisque
ceux-ci sont vus comme rien de plus que des prétentions formelles.
Le bouddhisme de Chan reporte ainsi l'attention vers un paradis
intérieur plutôt qu'extérieur.
La voie vers l’illumination
L'illumination soudaine exige le non-attachement
aux choses extérieures, ceci étant considéré comme la base de toute
liberté spirituelle. Elle exige également la capacité de suspendre
le cours de la pensée pour maintenir un esprit ouvert. Selon le
sixième patriarche Hui Neng, le principe de l'illumination soudaine
signifie comprendre et obtenir la sagesse sans avoir à passer par
quelque procédé complexe et progressif que ce soit. De ce point
de vue, la compréhension est normale et vient spontanément. L'illumination
survient quand un esprit a été purifié et est ainsi dépourvu de
tout désir. L'esprit est éclairé par l'abandon de tous les éléments
de l'existence (dharma) et en se maintenant vide, et dès
lors ouvert. L'illumination soudaine signifie le détachement de
la vacuité, au moment où on se rend compte de celle-ci, et également
le détachement à l'absence de vacuité. De la même manière, l’illumination
signifie le détachement du moi, en en prenant conscience, tout comme
le détachement de l'absence du moi. À l'atteinte de ce niveau,
le nirvana est possible.
Que se produit-il donc à l'atteinte
de l'illumination soudaine? À ce stade, selon les maîtres de Chan,
la personne concernée est censée « sauter par-dessus l’extrémité
du bambou de cent chi (un chi vaut un tiers de mètre)
(baichi gantou, gengjin yibu). Ce faisant, les personnes
tombent du côté opposé du bambou qu'ils ont au départ grimpé à la
recherche de l'illumination. On ne s'attend alors à rien de plus
de ces personnes; elles vivent leur vie normalement, exerçant leurs
activités habituelles. Toutefois, après l'illumination, les choses
du passé sont vues sous un angle différent puisque, bien que les
personnes illuminées puissent ne pas vivre différemment d'avant,
elles ne sont plus les mêmes.
La culture chinoise manque de divinités
au sens religieux strict. Ses philosophies et ses religions ont
des frontières floues. Les lettrés chinois pensent à la philosophie
dans son sens spirituel, et à la religion dans son sens philosophique.
À propos de l'état de bonheur, la philosophie et la religion se
recoupent souvent dans un objectif commun sur la condition humaine.
* Voir: Aparimitayus Sutra (Amituo
jing) et Sukhavati-vyuha Sutra (Dawuliangshou jing),
etc.
** Voir: « The Zen (Chan) School
» dans Wing-tsit Chan (tr.), A Source Book in Chinese Philosophy,
(Princeton/New Jersey: Princeton University Press, 1963), p.441.
WANG
KEPING est vice-directeur de l'Institut pour les études transculturelles,
relevant de l'Université des langues étrangères no 2
de Beijing.
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