Novembre/Décembre 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

Le paradis sur terre par l'illumination soudaine

WANG KEPING

Pour les visiteurs d'Extrême-Orient, les églises, à leur apogée dans l’ensemble du continent européen, et leurs fidèles qui effectuent silencieusement leurs dévotions en allumant des cierges, sont généralement une source de respect mêlé d’admiration. Ce scénario est en contraste direct avec les temples de Chine, bondés et bruyants, où les fidèles chinois brûlent de l'encens et font des vœux, en s'agenouillant et en se prosternant devant les statues de bouddha ou de bodhisattva, peintes aux couleurs vives.

Les Chinois ne sont pas religieux, dans le sens du culte comme tel.  Toutefois, ceci n’empêche pas un grand nombre de personnes, en particulier dans les régions rurales, de respecter quantité de rituels, basés sur le concept de chance et la superstition, et le tout à des fins tout à fait pratiques.  Les histoires de miracles abondent dans les temples.  Telle femme déclarée stérile donne naissance à un bébé en bonne santé (généralement un fils), à la suite de ses prières assidues à Guanyin; elle est tellement convaincue de sa puissance qu'elle utilise sa propre expérience pour convertir d'autres personnes.  On retrouve l'autre extrême, quand la déception incite des personnes, dont les prières ont été apparemment ignorées, à manifester du mépris pour leur idole d'autrefois. 

Le bouddhisme et les Chinois

Dans ces conditions, quelle signification le bouddhisme a-t-il généralement pour les Chinois?  En ce qui concerne les fidèles sincères, c'est « le paradis du bonheur suprême » (jile shijie).  Selon des descriptions de certains sûtras*, ce paradis en est un qui coule avec des rivières qui régénèrent l'esprit de leurs nombreux doux parfums qui exhalent des bouquets de fleurs incrustés de bijoux, flottant tout le long. Là, tous sont libérés de la misère et atteignent la félicité. On n'y trouve aucun péché, malchance, détresse, tristesse ou mortalité.

D'un point de vue bouddhique, la vie humaine comporte deux états possibles. La vie mortelle est perçue comme la source de la souffrance.  On la nomme mer amère (ku hai); personne ne peut y échapper.  Mais elle offre la possibilité d'une utopie, caractérisée par un bel environnement et un bonheur résultant de la libération des soucis, de l'inquiétude et des maux sociaux. On espère instiller ainsi chez les fidèles un sens de l’espoir qui renforcera leurs convictions, plutôt que de les plonger dans un fatras de désespoir total.  Il y a également un « mode d'emploi » sur la façon d’atteindre ce paradis, après avoir suivi une certaine procédure et après une longue période de perfectionnement de la spiritualité. Le paradis dépeint est invitant, mais pour les Chinois, pragmatiques et axés sur les valeurs, sa « procédure d'admission » est tout simplement irréalisable.

Le bouddhisme chinois de Chan (zen)** fournit une alternative plus simple pour trouver un paradis spirituel qui soit accessible à tous les disciples : l'illumination soudaine (dun wu). C'est un genre spécial de sagesse ou de prajna, basé sur la négation du monde temporel et la croyance que tous ont un potentiel d’éveil, ou la capacité innée d'atteindre la boddhéité.  Dans cette philosophie, le paradis du bonheur suprême survient immédiatement lors de l'illumination.  Il est possible d'approcher la boddhéité en préservant et en nourrissant le potentiel d’éveil, tout en exerçant simultanément ses activités quotidiennes.  Ce n'est pas exigé de s’astreindre aux rituels religieux, puisque ceux-ci sont vus comme rien de plus que des prétentions formelles.  Le bouddhisme de Chan reporte ainsi l'attention vers un paradis intérieur plutôt qu'extérieur.

La voie vers l’illumination

L'illumination soudaine exige le non-attachement aux choses extérieures, ceci étant considéré comme la base de toute liberté spirituelle.  Elle exige également la capacité de suspendre le cours de la pensée pour maintenir un esprit ouvert.  Selon le sixième patriarche Hui Neng, le principe de l'illumination soudaine signifie comprendre et obtenir la sagesse sans avoir à passer par quelque procédé complexe et progressif que ce soit.  De ce point de vue, la compréhension est normale et vient spontanément.  L'illumination survient quand un esprit a été purifié et est ainsi dépourvu de tout désir.  L'esprit est éclairé par l'abandon de tous les éléments de l'existence (dharma) et en se maintenant vide, et dès lors ouvert.  L'illumination soudaine signifie le détachement de la vacuité, au moment où on se rend compte de celle-ci, et également le détachement à l'absence de vacuité.  De la même manière, l’illumination signifie le détachement du moi, en en prenant conscience, tout comme le détachement de l'absence du moi.  À l'atteinte de ce niveau, le nirvana est possible.

Que se produit-il donc à l'atteinte de l'illumination soudaine? À ce stade, selon les maîtres de Chan, la personne concernée est censée « sauter par-dessus l’extrémité du bambou de cent chi (un chi vaut un tiers de mètre) (baichi gantou, gengjin yibu).  Ce faisant, les personnes tombent du côté opposé du bambou qu'ils ont au départ grimpé à la recherche de l'illumination.  On ne s'attend alors à rien de plus de ces personnes; elles vivent leur vie normalement, exerçant leurs activités habituelles. Toutefois, après l'illumination, les choses du passé sont vues sous un angle différent puisque, bien que les personnes illuminées puissent ne pas vivre différemment d'avant, elles ne sont plus les mêmes. 

La culture chinoise manque de divinités au sens religieux strict.  Ses philosophies et ses religions ont des frontières floues.  Les lettrés chinois pensent à la philosophie dans son sens spirituel, et à la religion dans son sens philosophique.  À propos de l'état de bonheur, la philosophie et la religion se recoupent souvent dans un objectif commun sur la condition humaine.

* Voir:  Aparimitayus Sutra (Amituo jing) et Sukhavati-vyuha Sutra (Dawuliangshou jing), etc.

** Voir:  « The Zen (Chan) School » dans Wing-tsit Chan (tr.), A Source Book in Chinese Philosophy, (Princeton/New Jersey: Princeton University Press, 1963), p.441.

WANG KEPING est vice-directeur de l'Institut pour les études transculturelles, relevant de l'Université des langues étrangères no 2 de Beijing.