OCTOBRE  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Le bambou et l’esprit chinois

HUO JIANYING

La chaumière de Du Fu, poète des Tang (618-907), à Chengdu (Sichuan), dans la forêt de bambous.

EN 1974 et en 1983, alors que le Sinarundinaria nitida, aliment des pandas géants, était en pleine floraison, le monde suivait la situation de près, car de cette plante dépend la survie du « trésor national » de Chine. Fleurir régulièrement et monter en graines est une loi naturelle pour le bambou. Toutefois, à la différence d’autres plantes, le bambou ne fleurit que tous les 60 à 80 ans, puis il meurt. Il faut de 10 à 30 ans à ses graines pour germer et constituer une nouvelle forêt. Les deux dernières floraisons ont occasionné la mort par inanition de 250 pandas géants. Ce fut une catastrophe pour cette espèce animale dont il ne reste que 1 000 spécimens environ.

Une œuvre de Xia Gui, peintre des Song. Les sterculiers, les bambous et la chaumière constituaient une résidence idéale pour les anciens lettrés.

Depuis plus de trois millions d’années, le bambou s’est renouvelé 50 000 fois par de tels cycles, et c’est grâce à la migration que les pandas géants ont survécu. Cependant, le processus de développement social de l’humanité, la croissance démographique et le développement économique ont réduit la surface des forêts de bambous; la migration est donc devenue plus difficile aujourd’hui. Cette situation est très déplorable, non seulement pour cet animal, mais aussi le peuple chinois en éprouve de la nostalgie, puisque le bambou revêt une signification particulière dans la culture traditionnelle.

Un objet culte depuis des milliers d’années

Bambous, pierres et neige, un tableau de Gao Fenghan, peintre des Qing (1644-1911).

Le bambou a un lien étroit avec la vie sociale des humains, que ce soit sur le plan de l’habillement, de l’alimentation, de l’habitation ou des déplacements. Dans l’histoire chinoise, pendant quatre ou cinq cents ans, on a écrit sur les lamelles de bambou. Les anciens instruments de musique joués à la bouche étaient presque tous fabriqués en bambou. Mais le plus important est peut-être que ses propriétés naturelles et ses caractéristiques s’accordaient avec l’éthique et la morale féodales des bureaucrates et des lettrés. Le bambou était considéré comme le symbole du gentleman.

Dai Kaizhi, un savant sous les Jin (265-420), estimait dans son ouvrage Zhupu (Registre généalogique du bambou) que le bambou était une plante qui n’était ni herbe ni arbre et qu’il se distinguait beaucoup des autres herbes et des autres arbres. Il est modeste, ferme, fin, inflexible et ne craint pas la neige; tous ces caractères ressemblent aux qualités morales que l’on prête aux humains.

Portrait de l’empereur Qianlong (1736-1795) des Qing (1644-1911), accompagné de bambous et de pruniers, objet d’art conservé au Palais impérial.

Les anciens Chinois donnaient le surnom de « quatre gentlemen » au prunier, à l’orchidée, au bambou et au chrysanthème, et celui de « trois amis qui poussent en plein hiver » au pin, au bambou et au prunier. Bai Juyi (772-846), grand poète des Tang, résuma ainsi les mérites du bambou : résolu, honnête, modeste, pur et intègre. Il tira la conclusion que le bambou est digne de son titre de gentleman, puisqu’il réunit toutes ces nobles qualités.

Selon les Anciens, en plus de posséder la vie et la vertu, le bambou est doté d’âme et d’émotion et comprend les gens.

Les pandas géants vivant sur les bambous.

Au sud du Yangtsé, il existe une sorte de bambou tacheté; il est connu sous le nom de Banzhu, puisque ses tachetures sont semblables à la trace que laissent des larmes. Il s’appelle aussi Xiangfeizhu (bambou des concubines impériales). Selon la légende, dans la Haute Antiquité, l’empereur Shun serait mort de fatigue durant son inspection dans le Sud et aurait été enterré à Cangwu. Ses épouses E’huang et Nüying se seraient alors hâtées de le pleurer jusqu’à la rivière Xiangjiang (Hunan), et leurs larmes seraient tombées sur les bambous, y laissant ainsi des taches. Tout comme le dit un poème : « Les brindilles du bambou tacheté de larmes transmettent les sentiments. » Depuis des milliers d’années, ces bambous tachetés sont toujours aimés des gens et sont considérés comme des produits précieux du genre.

Une œuvre de Zheng Banqiao.

Le Menzongzhu, une autre sorte de bambou, a tiré son nom d'un fils pieux. Meng Zong était un lettré de l’époque des Trois Royaumes (220-280). Son père est mort alors que Meng était encore petit. Un jour, sa vieille mère tomba dangereusement malade et les remèdes n’avaient pas d’effet. Le docteur lui suggéra donc de préparer un bouillon en faisant cuire des pousses de bambou. Mais il était impossible d’en trouver en plein hiver. Désespéré, Meng Zong embrassa un bambou et sanglota. Sa sincérité toucha le ciel, la terre se fendit et des pousses de bambou en sortirent. Après avoir bu de ce bouillon, sa mère se rétablit. La nouvelle de la piété filiale de Meng Zong se répandit tout de suite et Meng devint plus tard un mandarin. On surnomme aussi ce genre de bambou Mengzongzhu (bambou Mengzong) ou Mengzongsun (pousse de bambou Mengzong). Aujourd’hui, dans des supermarchés, on peut trouver le Mengzongsun, produit par des entreprises de traitement du bambou.

Peinture de bambous de Wen Tong (1018-1079), peintre célèbre des Song (960-1279).

La piété filiale occupe une position très importante dans la morale traditionnelle chinoise. Selon Confucius, elle était l’essence de toute vertu humaine. De la société à la famille, la piété filiale était la règle morale à respecter. Certaines dynasties adoptèrent même comme politique d’État de « gouverner le pays avec piété ». Sous les Han (206 av. J.-C. -220), une loi de piété et d’honnêteté fut promulguée comme l’une des manières pour évaluer les fonctionnaires. Dans la société féodale, on croyait que les gens pieux avaient certainement un cœur bienveillant et que les gens honnêtes étaient intègres et loyaux. La piété filiale jouait un rôle irremplaçable pour maintenir la stabilité familiale et sociale.

Xiaogan du Hubei est le pays natal de Meng Zong et de Dong Yong, tous deux cités dans les 24 Exemples de piété filiale, le premier recueil du genre de l’Antiquité chinoise. Dong Yong était louangé parce qu’il se vendit lui-même pour payer les funérailles de son père.

L’alter ego des lettrés

Les lettrés chinois anciens nourrissaient un amour profond pour le bambou. Cela peut expliquer pourquoi il y a tellement d’écrits et de peintures en faisant l’éloge, tout au long de l’histoire. La peinture sur bambou était même une catégorie importante dans la peinture traditionnelle chinoise. Les gens cultivaient des bambous partout dans les montagnes et dans les cours.

Sous les Jin de l’Est (317-420), Wang Huizhi, fils du grand calligraphe Wang Xizhi, était réputé pour adorer le bambou. Lorsqu’il séjournait dans une nouvelle résidence, il ordonnait de planter des bambous dans la cour, avant même de décorer les chambres, en disant : « Comment puis-je supporter un jour sans ce gentleman? » Su Shi (1037-1101), écrivain de génie des Song et disciple du célèbre peintre de bambous Wen Tong, possédait un talent non seulement en poésie mais encore en peinture de bambous. Selon Su Shi, pour dessiner le bambou, le plus important était de captiver les instants pouvant révéler ses caractéristiques et ses différentes formes, et cela devait être fait sur la base d’une observation minutieuse et de la compréhension de la qualité qu’il incarnait. Son célèbre dicton : « Je peux vivre sans viande, mais ne peux habiter une maison sans bambou » en témoigne.  Il insistait : « Avant de dessiner un bambou, on doit en avoir une image définie en tête. » C’est ainsi que Xiongyouchengzhu (avoir un plan bien arrêté) est devenu un idiome populaire même aujourd’hui.

Parmi les innombrables grands maîtres, Zheng Banqiao (1693-1765), qui a vécu sous les Qing, est le plus admiré pour le dessin de bambous. L’un des « huit excentriques de Yangzhou », il possède un caractère et une maîtrise incomparables sur le plan de l’art et de la culture.

Né dans une famille pauvre du district de Xinghua de la préfecture de Yangzhou, Zheng Banqiao perdit sa mère alors qu’il était encore très jeune, et il apprit à dessiner auprès de son père. Grâce à l’assistance d’un ami, il eut l’occasion d’étudier. Il passa les examens impériaux des échelons régional, provincial et national, mais il ne put obtenir un poste de chef de district qu’à l’âge de 49 ans. Pendant qu’il gouvernait le district de Weixian du Shandong, il fit preuve de diligence et était consciencieux au travail;  il dénonçait impitoyablement la corruption des dignitaires et les gens riches mais cruels. Il témoignait de la sollicitude envers la misère du peuple, et ses peintures et ses poèmes exprimaient bien ses sentiments. Plus tard, pour aider les sinistrés dans l’impasse, il décida de distribuer des réserves de grains du gouvernement au mépris du danger; on l’accusa faussement et il fut destitué.

En fait, il avait l’esprit préparé à cette conséquence. Éprouvant autant de chagrin que de colère, il quitta son poste et retourna à Yangzhou, vivant de la vente de ses peintures.

Zheng Banqiao a aimé le bambou, l’a dessiné et lui a confié ses sentiments durant toute sa vie. Dans son enfance, il y avait une forêt de bambous à côté de sa maison. Il avait appliqué un papier blanc sur la fenêtre et se passionnait à observer jour et nuit les ombres des bambous. Quand l’envie lui venait, il peignait. D’après lui, le plus important pour peindre le bambou est de traduire son esprit et sa vitalité : élancé, mais fort et vigoureux, hautain et distant. Sur l’une de ses peintures de bambou, il a écrit : « Tenir fermement la montagne verte, s’enraciner dans les précipices, pousser plus vigoureusement après les tribulations et se moquer de l’attaque du vent soufflant dans toutes les directions. » C’est en réalité la peinture vivante du peintre lui-même.

La poésie, la calligraphie, la peinture et la gravure de sceau font partie de l’art traditionnel chinois. Dans l’histoire, de nombreux lettrés connus ont tenté de les combiner parfaitement. Quant à Zheng Banqiao, il était expert en ces quatre genres d’art, et il les a harmonisés dans ses œuvres avant d’en faire un art polyvalent de haut niveau. Cette situation explique son statut particulier et important dans l’histoire de l’art chinois.

Au fil des siècles, il n’y a pas que les hommes qui se sont passionnés pour le bambou. Sous les Tang (618-907), la poétesse Xue Tao laissa une bonne réputation grâce à ses poèmes et à son amour pour le bambou. Ses 88 poèmes ont été sélectionnés dans le Quantangshi (Recueil de poèmes des Tang). Restée toujours célibataire, Xue prit le bambou comme compagnon et s’est inspirée des caractères de celui-ci. Après la mort de cette femme, on a planté des bambous partout dans le parc où elle avait vécu pour la commémorer, et au fil des générations, cet endroit est devenu un parc de bambous. C’est le parc Wangjianglou, sur les rives de la rivière Jinjiang de Chengdu, qui couvre une superficie de 12 000 m2 et qui abrite quelque 150 espèces de bambous.

Aujourd’hui, les gens ne se contentent plus seulement de transformer le bambou, de le chanter en poème ou de le dessiner. Comme ils sont plus conscients des relations entre l’homme et la nature, ils utilisent les sciences et techniques modernes pour surveiller la situation écologique des bambous, construire des réserves naturelles et multiplier les surfaces plantées de cet arbre. Toutes ces mesures prouvent que l’homme a pris conscience de l’importance de protéger les bambous, car non seulement elles peuvent permettre de protéger les pandas géants, le bon environnement écologique et les ressources naturelles, mais encore de maintenir et de protéger la vertu traditionnelle de la nation chinoise.