Le
travail
LISA
CARDUCCI
Quand
je suis arrivée en Chine en 1991, le dimanche, magasins, banques,
bureaux de poste étaient ouverts aux mêmes heures que les autres
jours de la semaine. Les travailleurs avaient droit à une seule
journée de repos hebdomadaire, et pas nécessairement le septième
jour. Les écoles étaient généralement fermées le dimanche. Quand
un congé s’avisait de tomber un dimanche, on réaménageait le calendrier
et « remboursait » l’emprunt en travaillant le dimanche
précédent ou suivant. Cette pratique existe encore à l’occasion
des trois grandes fêtes pour lesquelles la population jouit, depuis
quelques années, de sept jours fériés. Entre-temps, on a implanté
l’horaire continu dans les services publics, si bien qu’on n’est
plus obligé de monter à pied seize ou dix-neuf étages entre 11 h 30
et 13 h 30 parce que les préposés aux ascenseurs sont
tous partis déjeuner en même temps.
Les Chinois ont droit à des congés
de visite aux parents, répartis différemment, selon qu’ils sont
célibataires, mariés, ou que les conjoints travaillent dans deux
villes éloignées. Toutefois, si pendant les douze mois de l’année
le travail demeure très intense et ne permet pas de relâchement,
qui oserait mettre son poste en jeu pour jouir de ses vacances?
Rues et parterres
Après avoir bizarrement commencé
à parler du travail par les congés, je rapporterai ici quelques
expériences de labeur.
Ainsi,
dès mon arrivée, je regardais les carrés de fleurs du jardin sous
ma fenêtre et déplorais qu’ils soient envahis par les herbes folles.
Quelques jours plus tard, j’aperçus six personnes en train d’arracher,
à la main, les mauvaises herbes tandis que l’un des hommes, avec
une petite herse, faisait la vie dure aux racines persistantes.
Je descendis donc les aider. Par la suite, vue de la fenêtre,
la partie où j’avais mis la main était pour le moins horrible.
Ils me disaient pourtant de laisser « ces plantes-là »,
mais je ne saisissais pas la différence entre les herbes décoratives
plantées et les mauvaises herbes à extirper. Il en est résulté
un ravage général.
Cette petite aventure m’amena à
une conclusion : chacun son métier… En
Occident, ce serait une horreur de voir la terre nue. Il
me semblait alors que si l’on plantait du gazon en bordure des
rues et sur tous les espaces chauves de Beijing, le vent aurait
moins de prise sur la poussière qu’il soulève au grand désespoir
de la population. Mon rêve s’est réalisé, dans la capitale en
particulier. Aussi les pelouses bien entretenues deviennent-elles
de plus en plus fréquentes dans tous les quartiers de la ville.
Quand il fait 21 degrés en octobre,
on oublie que c’est l’automne. Pourtant, les feuilles tombent.
Les balayeuses, en masque chirurgical et gants blancs, la tête
enfouie jusqu’aux yeux sous un bonnet de coton contre la poussière,
portant parfois un dossard orange vif pour être mieux vues des
automobilistes, poussent de leurs longs balais d’osier, en bordure
des allées, les dépouilles dorées des ginkgos, ocre des platanes
ou encore vertes des peupliers, tandis que tournoient au-dessus
d’elles, comme par dérision, les feuilles minuscules des sorbiers
et des saules. Chaque matin, tout est à recommencer. Dès 5 h 30,
on entend dans les jardins publics ou autour des bâtiments d’habitation
le frush-frush des longs balais. Routine quotidienne : il
faut déloger d’entre les arbustes les feuilles que le vent a forcées
à s’y réfugier. On en fait des tas dans les allées. Après l’armée
des balayeurs, viendra celle des ramasseurs, avec leurs grands
sacs de polythène.
Je me dis que si la Chine réussit
à fournir du travail à sa nombreuse population, c’est en partie
parce que, sous bien des aspects, elle n’est pas encore modernisée.
Ici, des ouvriers nombreux, pic à la main, s’appliquent à dresser
une rangée bien verticale de blocs de béton en bordure de la chaussée
asphaltée, sur des kilomètres et des kilomètres de route. Là,
un contingent d’hommes et de femmes repeignent à la main la barre
rouge horizontale du muret de béton qui sépare les voies des grandes
avenues. Quand j’étais encore sous l’emprise de mes réflexes d’Occidentale
de pays développé, je me disais qu’un camion muni d’un pinceau
mécanique, activé par un seul homme, en aurait fait autant en
une demi-heure. Puis, je me suis mise à penser qu’il valait encore
mieux occuper à quelques menus travaux le surplus de main-d’œuvre
que de donner une allocation de chômage tout à fait gratuite à
des gens oisifs.
Paysans et
construction
Je ne puis oublier cet homme dans
la trentaine qui mangeait à même les poubelles d’un casse-croûte
en plein air. Discrètement, je lui tendis un billet de 2 yuans
qu’il ignora. Peut-être est-il aveugle?, pensai-je en lui tapotant
le bras. Alors, sans se détourner, il repoussa violemment ma main,
et, blessé dans sa fierté – lui qui ne demandait rien à personne
–, continua à chercher sa pitance parmi le surplus des autres.
Plus tard, je comprendrai qu’il
s’agissait d’un rural venu dans la capitale à la recherche de
travail. Il ne se passe pas 24 heures sans que l’on rencontre
hommes et femmes, leur baluchon à côté d’eux, assis par terre
au bord des rues, une feuille de papier retenue par quelques cailloux
ou des débris de brique ou même placée dans un cadre métallique,
indiquant les services qu’ils peuvent offrir.
À certains moments, à Beijing,
de gros travaux de construction absorbent presque tout le surplus
de main-d’œuvre. Ces campagnards savent manier une pelle et ils
ont de bons bras. Ils peuvent abattre une quantité étonnante de
travail en une seule journée pour quelques yuans, payés au mètre
cube de terre déplacée. Ils sont obligés de vivre, pendant leur
emploi, dans des conditions précaires et de promiscuité, dans
des cabanes de bois ou de panneaux d’aluminium, chauffées l’hiver,
ou des tentes l’été. Le matin, on les voit se brosser les dents
debout dehors, un bocal d’eau à la main. Pendant la journée, les
femmes, un enfant dans les bras, vivotent dans la rue en offrant
des disques piratés, des vidéos pornos ou un service personnalisé
de faux diplômes et cartes d’identité. Leur condition est-elle
vraiment supérieure à celle qu’ils avaient quand ils travaillaient
la terre qu’ils ont abandonnée?
Pourtant, l’État reconnaît leur
participation essentielle à l’urbanisation et a commencé à s’occuper
de leur bien-être, de leur permis de résidence dans les villes,
de l’instruction de leurs enfants.*
Emploi, chômage,
retraite
Un
jour, en classe, j’ai discuté avec les étudiants de la justesse
de l’assertion: « Les pauvres envient les riches souvent
sans raison. » Avoir de l’argent n’est pas tout : il
faut le conserver, le faire fructifier, et tout cela entraîne
une kyrielle d’épineux problèmes. Ainsi en est-il d’un pays qui
accède à l’économie de marché : il doit bâtir son économie.
Les jeunes ont maintenant accès au libre emploi. Ce n’est plus
l’État qui assigne les postes, d’où ingéniosité, concurrence,
compétence, rendement sont devenus nécessaires.
Phénomène assez récent en Chine,
le chômage, lié au développement économique et à la réforme de
l’entreprise, se maintient à un bas niveau (3-4 %), alors
que dans des pays industrialisés comme le Canada, il atteint souvent
12 ou 15 %, quand ce n’est pas davantage.
En 2001, par exemple, la Chine
a vu le nombre de ses travailleurs augmenter de 7,68 millions
par rapport à 2000, et sa force de travail totale atteindre 735,74
millions de personnes. Avec une croissance économique moyenne
de 7 % cette année-là et un coefficient d’emploi de 0,13,
la demande réelle aura été de 721,68 millions de personnes. Comme
on a eu besoin de 252,59 millions de travailleurs urbains, le
surplus a été de 14,06 millions, et le taux de chômage global
urbain, de 5,74 %.
La pression exercée sur l’emploi
par les nouveaux travailleurs pourrait diminuer si l’on appliquait
une baisse du taux de participation au travail. Actuellement,
les gens de 16 à 25 ans et de plus de 60 ans ont un taux de participation
plutôt élevé. Pour les plus jeunes, on pourrait augmenter les
occasions et la possibilité de s’instruire davantage. Pour les
aînés, chez les travailleurs ruraux surtout, il faudrait voir
à leur fournir un système complet d’assurance sociale pour qu’ils
soient tentés de prendre leur retraite à 60 ans. Dans les villes
surtout, trois retraités sur quatre, encore en bonne forme physique,
prennent tout simplement un autre emploi.
Le gouvernement chinois est aux
prises avec un grave problème de réemploi qu’il cherche à résoudre
en fournissant des cours de formation aux employés mis à pied.
Les services d’aide au réemploi, gouvernementaux ou privés, ont
redirigé des millions de travailleurs vers une nouvelle occupation.
Il faut accorder une attention
particulière à la main-d’œuvre féminine, aux militaires démobilisés,
aux ressortissants d’ethnies minoritaires et aux personnes handicapées,
et voir à ce que les entreprises, maintenant investies du pouvoir
d’engager et de congédier, respectent les droits de chacun. Des
organisations féminines aident les femmes à mettre sur pied une
entreprise par des prêts qui leur sont réservés et par des dons
aux mères nécessiteuses.
Un autre grave problème lié au
travail est le vieillissement de la population qui approche un
point crucial, d’autant plus que l’espérance de vie s’allonge,
et que le bien-être de la vieillesse de quatre grands-parents
et de deux parents repose, dans la société d’ « un enfant
par famille », sur les épaules d’un seul jeune travailleur.
Par ailleurs, la population vieillissante voit croître le nombre
de maladies chroniques (tumeurs, maladies cardiaques) et le budget
médical augmente sans cesse. En Chine, l’âge de la retraite est
relativement bas, soit 60 ans pour les hommes et 55 pour les femmes.
Dans certaines unités, avec la réforme, afin de diminuer le nombre
de mises à pied, on a encore abaissé l’âge respectivement à 57
et 52 ans, sur consentement de l’intéressé.
Au milieu des années 1980, on a
commencé à instaurer un régime de sécurité de la vieillesse. Pourtant,
le nombre de personnes âgées qui ont répondu, lors d’un sondage,
qu’elles comptaient sur leur conjoint (43 % ) ou sur leurs
enfants (15 %) après la retraite est encore élevé; 20 %
se disent prêtes à aller dans un centre d’accueil et 15 %
pensent recourir à l’aide domestique.
L’établissement d’un système complet
d’assurance sociale (soins de santé et retraite) est une urgence
que le gouvernement n’ignore pas et dont il a fait une de ses
priorités au début du XXIe siècle.
Avec la réforme, de plus en plus,
les individus seront appelés à collaborer au financement des services
sociaux auparavant gratuits.
*(Pour comprendre ce qui arrive
aujourd’hui aux citoyens ruraux qui travaillent dans les villes,
nos lecteurs pourront lire sous la rubrique Reportages sur
l’intérieur de Beijing Information www.bjinformation.com
: « Augmenter les revenus des fermiers » et « Réemploi
des fermiers : premier problème de la Chine », dans
le numéro 28, ainsi que « L’exode rural – un phénomène spécial
de la vie économique chinoise », dans le numéro 32. )