JANVIER  2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le seul mensuel multilingue d'intérêt général en Chine, publié en français, anglais, espagnol, allemand, arabe et chinois.

 

 

Le travail

LISA CARDUCCI

Quand je suis arrivée en Chine en 1991, le dimanche, magasins, banques, bureaux de poste étaient ouverts aux mêmes heures que les autres jours de la semaine. Les travailleurs avaient droit à une seule journée de repos hebdomadaire, et pas nécessairement le septième jour. Les écoles étaient généralement fermées le dimanche. Quand un congé s’avisait de tomber un dimanche, on réaménageait le calendrier et « remboursait » l’emprunt en travaillant le dimanche précédent ou suivant. Cette pratique existe encore à l’occasion des trois grandes fêtes pour lesquelles la population jouit, depuis quelques années, de sept jours fériés. Entre-temps, on a implanté l’horaire continu dans les services publics, si bien qu’on n’est plus obligé de monter à pied seize ou dix-neuf étages entre 11 h 30 et 13 h 30 parce que les préposés aux ascenseurs sont tous partis déjeuner en même temps.

Les Chinois ont droit à des congés de visite aux parents, répartis différemment, selon qu’ils sont célibataires, mariés, ou que les conjoints travaillent dans deux villes éloignées. Toutefois, si pendant les douze mois de l’année le travail demeure très intense et ne permet pas de relâchement, qui oserait mettre son poste en jeu pour jouir de ses vacances?

Rues et parterres

Après avoir bizarrement commencé à parler du travail par les congés, je rapporterai ici quelques expériences de labeur.

Ainsi, dès mon arrivée, je regardais les carrés de fleurs du jardin sous ma fenêtre et déplorais qu’ils soient envahis par les herbes folles. Quelques jours plus tard, j’aperçus six personnes en train d’arracher, à la main, les mauvaises herbes tandis que l’un des hommes, avec une petite herse, faisait la vie dure aux racines persistantes. Je descendis donc les aider. Par la suite, vue de la fenêtre, la partie où j’avais mis la main était pour le moins horrible. Ils me disaient pourtant de laisser « ces plantes-là », mais je ne saisissais pas la différence entre les herbes décoratives plantées et les mauvaises herbes à extirper. Il en est résulté un ravage général.

Cette petite aventure m’amena à une conclusion : chacun son métier… En  Occident, ce serait une horreur de voir la terre nue. Il me semblait alors que si l’on plantait du gazon en bordure des rues et sur tous les espaces chauves de Beijing, le vent aurait moins de prise sur la poussière qu’il soulève au grand désespoir de la population. Mon rêve s’est réalisé, dans la capitale en particulier. Aussi les pelouses bien entretenues deviennent-elles de plus en plus fréquentes dans tous les quartiers de la ville.

Quand il fait 21 degrés en octobre, on oublie que c’est l’automne. Pourtant, les feuilles tombent. Les balayeuses, en masque chirurgical et gants blancs, la tête enfouie jusqu’aux yeux sous un bonnet de coton contre la poussière, portant parfois un dossard orange vif pour être mieux vues des automobilistes, poussent de leurs longs balais d’osier, en bordure des allées, les dépouilles dorées des ginkgos, ocre des platanes ou encore vertes des peupliers, tandis que tournoient au-dessus d’elles, comme par dérision, les feuilles minuscules des sorbiers et des saules. Chaque matin, tout est à recommencer. Dès 5 h 30, on entend dans les jardins publics ou autour des bâtiments d’habitation le frush-frush des longs balais. Routine quotidienne : il faut déloger d’entre les arbustes les feuilles que le vent a forcées à s’y réfugier. On en fait des tas dans les allées. Après l’armée des balayeurs, viendra celle des ramasseurs, avec leurs grands sacs de polythène.

Je me dis que si la Chine réussit à fournir du travail à sa nombreuse population, c’est en partie parce que, sous bien des aspects, elle n’est pas encore modernisée. Ici, des ouvriers nombreux, pic à la main, s’appliquent à dresser une rangée bien verticale de blocs de béton en bordure de la chaussée asphaltée, sur des kilomètres et des kilomètres de route. Là, un contingent d’hommes et de femmes repeignent à la main la barre rouge horizontale du muret de béton qui sépare les voies des grandes avenues. Quand j’étais encore sous l’emprise de mes réflexes d’Occidentale de pays développé, je me disais qu’un camion muni d’un pinceau mécanique, activé par un seul homme, en aurait fait autant en une demi-heure. Puis, je me suis mise à penser qu’il valait encore mieux occuper à quelques menus travaux le surplus de main-d’œuvre que de donner une allocation de chômage tout à fait gratuite à des gens oisifs.

Paysans et construction

Je ne puis oublier cet homme dans la trentaine qui mangeait à même les poubelles d’un casse-croûte en plein air. Discrètement, je lui tendis un billet de 2 yuans qu’il ignora. Peut-être est-il aveugle?, pensai-je en lui tapotant le bras. Alors, sans se détourner, il repoussa violemment ma main, et, blessé dans sa fierté – lui qui ne demandait rien à personne –, continua à chercher sa pitance parmi le surplus des autres.

Plus tard, je comprendrai qu’il s’agissait d’un rural venu dans la capitale à la recherche de travail. Il ne se passe pas 24 heures sans que l’on rencontre hommes et femmes, leur baluchon à côté d’eux, assis par terre au bord des rues, une feuille de papier retenue par quelques cailloux ou des débris de brique ou même placée dans un cadre métallique, indiquant les services qu’ils peuvent offrir.

À certains moments, à Beijing, de gros travaux de construction absorbent presque tout le surplus de main-d’œuvre. Ces campagnards savent manier une pelle et ils ont de bons bras. Ils peuvent abattre une quantité étonnante de travail en une seule journée pour quelques yuans, payés au mètre cube de terre déplacée. Ils sont obligés de vivre, pendant leur emploi, dans des conditions précaires et de promiscuité, dans des cabanes de bois ou de panneaux d’aluminium, chauffées l’hiver, ou des tentes l’été. Le matin, on les voit se brosser les dents debout dehors, un bocal d’eau à la main. Pendant la journée, les femmes, un enfant dans les bras, vivotent dans la rue en offrant des disques piratés, des vidéos pornos ou un service personnalisé de faux diplômes et cartes d’identité. Leur condition est-elle vraiment supérieure à celle qu’ils avaient quand ils travaillaient la terre qu’ils ont abandonnée?

Pourtant, l’État reconnaît leur participation essentielle à l’urbanisation et a commencé à s’occuper de leur bien-être, de leur permis de résidence dans les villes, de l’instruction de leurs enfants.*

Emploi, chômage, retraite

Un jour, en classe, j’ai discuté avec les étudiants de la justesse de l’assertion: « Les pauvres envient les riches souvent sans raison. » Avoir de l’argent n’est pas tout : il faut le conserver, le faire fructifier, et tout cela entraîne une kyrielle d’épineux problèmes. Ainsi en est-il d’un pays qui accède à l’économie de marché : il doit bâtir son économie. Les jeunes ont maintenant accès au libre emploi. Ce n’est plus l’État qui assigne les postes, d’où ingéniosité, concurrence, compétence, rendement sont devenus nécessaires.

Phénomène assez récent en Chine, le chômage, lié au développement économique et à la réforme de l’entreprise, se maintient à un bas niveau (3-4 %), alors que dans des pays industrialisés comme le Canada, il atteint souvent 12 ou 15 %, quand ce n’est pas davantage.

En 2001, par exemple, la Chine a vu le nombre de ses travailleurs augmenter de 7,68 millions par rapport à 2000, et sa force de travail totale atteindre 735,74 millions de personnes. Avec une croissance économique moyenne de 7 % cette année-là et un coefficient d’emploi de 0,13, la demande réelle aura été de 721,68 millions de personnes. Comme on a eu besoin de 252,59 millions de travailleurs urbains, le surplus a été de 14,06 millions, et le taux de chômage global urbain, de 5,74 %.

La pression exercée sur l’emploi par les nouveaux travailleurs pourrait diminuer si l’on appliquait une baisse du taux de participation au travail. Actuellement, les gens de 16 à 25 ans et de plus de 60 ans ont un taux de participation plutôt élevé. Pour les plus jeunes, on pourrait augmenter les occasions et la possibilité de s’instruire davantage. Pour les aînés, chez les travailleurs ruraux surtout, il faudrait voir à leur fournir un système complet d’assurance sociale pour qu’ils soient tentés de prendre leur retraite à 60 ans. Dans les villes surtout, trois retraités sur quatre, encore en bonne forme physique, prennent tout simplement un autre emploi.

Le gouvernement chinois est aux prises avec un grave problème de réemploi qu’il cherche à résoudre en fournissant des cours de formation aux employés mis à pied. Les services d’aide au réemploi, gouvernementaux ou privés, ont redirigé des millions de travailleurs vers une nouvelle occupation.

Il faut accorder une attention particulière à la main-d’œuvre féminine, aux militaires démobilisés, aux ressortissants d’ethnies minoritaires et aux personnes handicapées, et voir à ce que les entreprises, maintenant investies du pouvoir d’engager et de congédier, respectent les droits de chacun. Des organisations féminines aident les femmes à mettre sur pied une entreprise par des prêts qui leur sont réservés et par des dons aux mères nécessiteuses.

Un autre grave problème lié au travail est le vieillissement de la population qui approche un point crucial, d’autant plus que l’espérance de vie s’allonge, et que le bien-être de la vieillesse de quatre grands-parents et de deux parents repose, dans la société d’ « un enfant par famille », sur les épaules d’un seul jeune travailleur. Par ailleurs, la population vieillissante voit croître le nombre de maladies chroniques (tumeurs, maladies cardiaques) et le budget médical augmente sans cesse. En Chine, l’âge de la retraite est relativement bas, soit 60 ans pour les hommes et 55 pour les femmes. Dans certaines unités, avec la réforme, afin de diminuer le nombre de mises à pied, on a encore abaissé l’âge respectivement à 57 et 52 ans, sur consentement de l’intéressé.

Au milieu des années 1980, on a commencé à instaurer un régime de sécurité de la vieillesse. Pourtant, le nombre de personnes âgées qui ont répondu, lors d’un sondage, qu’elles comptaient sur leur conjoint (43 % ) ou sur leurs enfants (15 %) après la retraite est encore élevé; 20 % se disent prêtes à aller dans un centre d’accueil et 15 % pensent recourir à l’aide domestique.

L’établissement d’un système complet d’assurance sociale (soins de santé et retraite) est une urgence que le gouvernement n’ignore pas et dont il a fait une de ses priorités au début du XXIe siècle.

Avec la réforme, de plus en plus, les individus seront appelés à collaborer au financement des services sociaux auparavant gratuits.

*(Pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui aux citoyens ruraux qui travaillent dans les villes, nos lecteurs pourront lire sous la rubrique Reportages sur l’intérieur de Beijing Information www.bjinformation.com  : « Augmenter les revenus des fermiers » et « Réemploi des fermiers : premier problème de la Chine », dans le numéro 28, ainsi que « L’exode rural – un phénomène spécial de la vie économique chinoise », dans le numéro 32. )