Accueil| La lutte contre la pauvreté en Chine

Tous les chemins mènent hors de la pauvreté

2017-01-23 10:14

 

Dans la serre du projet « Carnaval agricole de Nanhe »

 

VERENA MENZEL, membre de la rédaction

 

Que signifie le terme « pauvreté », en particulier dans un pays comme la Chine où les inégalités de revenu sont immenses ? Et comment s'en débarrasser de façon efficace et durable ?

 

La pauvreté est relative

 

Dans l'arrondissement Xicheng de Beijing, lorsqu'on traverse la porte d'entrée de la petite zone résidentielle avec ses immeubles vieillots de brique rouge où je me suis installée, on passe d'abord devant la guérite du gardien. Celui-ci, toujours aimable, sert aussi de concierge à la propriété et vous salue systématiquement d'un hochement appuyé de la tête. Sur les huit mètres carrés, à vue de nez, qui lui servent à la fois de salon et de chambre à coucher, il y a tout juste la place pour un lit, une table surmontée d'un téléviseur et quelques ustensiles domestiques. Hiver comme été, il fait sa cuisine à l'extérieur sur une plaque chauffante électrique. Sa guérite n'est pas chauffée, m'a-t-il expliqué un jour. Pour les besoins les plus urgents ainsi que pour faire sa toilette, il recourt aux toilettes publiques qui se trouvent à quelques pas de là, juste à côté du coin poubelles de la zone résidentielle.

 

Je reviens justement d'une rencontre avec quelques amis dans un café proche du Stade des ouvriers. Là-bas, au milieu des bars et des discothèques du centre- ville, on peut voir la jeunesse dorée siroter du champagne parfaitement tempéré dans un environnement étincelant, secouée par la musique d'ambiance techno-beat. Devant l'établissement, une file de voitures de luxe se fait et se défait, composée de Porsche, de Maserati, de Ferrari, toutes hérissées d'options et customisées à souhait. Ceux qui ont réellement les moyens, on ne les rencontre que dans ces parages exclusifs de la capitale. Mon concierge ne se plaint pas de son sort et se considère sincèrement comme plutôt favorisé par le destin, surtout s'il se compare aux autres natifs de son village. Pour les citoyens de la campagne chinoise, le progrès matériel est plus lent à venir que pour lui.

 

Il y a pauvreté et pauvreté : c'est une évidence pour les sociologues qui étudient ces questions. Dans leurs rapports, ils font toujours la différence entre pauvreté relative et absolue. La « pauvreté absolue », suivant les standards internationaux, correspond à un revenu disponible inférieur à 1,90 dollar par personne et par jour (à parité de pouvoir d'achat) ; la « pauvreté relative » correspond à un revenu sensiblement inférieur au revenu médian du pays d'appartenance. Dans ces conditions, on trouve des « pauvres relatifs », selon des proportions variables bien entendu, dans pratiquement tous les pays du monde. Le phénomène des « absolument pauvres »

au contraire est pratiquement réservé aux pays en développement et aux pays émergents. La pauvreté absolue implique que les besoins les plus basiques que sont l'habillement, la nourriture, le logement et un minimum vital d'épargne ne sont que partiellement satisfaits, voire pas du tout.

 

En Chine, la politique de réforme et d'ouverture qui date de la fin des années 1970 a réalisé des miracles dans le domaine de la lutte contre la pauvreté. En 1981, la République populaire comptait encore 835 millions de personnes, soit la majorité de la population, vivant sous le seuil de pauvreté absolue. En 2008, ce chiffre est tombé à 173 millions. Grâce à un effort qui s'est poursuivi depuis, on ne comptait plus, fin 2015, que 55,75 millions de pauvres dans le pays. Si l'on compte suivant le standard chinois qui est d'environ 1,1 dollar par jour et par personne, ce sont 70 millions de personnes qui relèvent de l'absolue pauvreté en Chine, un nombre pourtant supérieur au total de la population française. Ces personnes doivent se contenter pour vivre de moins de 2 855 yuans par an, soit environ 390 euros ou 410 dollars. Une somme que les résidents des grandes métropoles du pays peuvent facilement dépenser en échange du dernier smartphone ou consacrer à leur budget annuel de huoguo (pot-au-feu) auprès de l'enseigne Haidilao, populaire dans la classe moyenne.

 

L'entreprise Hebei Runtao Husbandry Sci&Tec Co., Ltd encourage l'élevage de moutons pour augmenter les revenus des paysans locaux.

 

Dépasser les déséquilibres régionaux

 

Le gouvernement chinois a placé la lutte contre la pauvreté tout en haut de sa liste de priorités pour la période du XIIIe Plan quinquennal (2016-2020). D'ici à 2020, ce sont au moins 17 millions de personnes qui devront, en particulier dans les zones rurales du pays, sortir de la pauvreté. Des mesures ciblées ont été définies pour atteindre cet objectif en détectant et en répertoriant mieux les personnes susceptibles de bénéficier des aides, en étudiant mieux les causes profondes de leur pauvreté et en améliorant leur niveau de vie par des aides adaptées au cas par cas, efficaces et durables. Depuis le début du mandat du président Xi Jinping, le Fonds de lutte contre la pauvreté a été réalimenté chaque année, et cela, en dépit du relatif ralentissement de la croissance économique. En 2015, son budget s'est élevé à 46,7 milliards de yuans, soit environ 6,4 milliards d'euros, investi dans des mesures d'aide bénéficiant aux plus pauvres du pays, la somme la plus importante de l'histoire de la République populaire. Ceci montre bien la taille du défi que doit relever, malgré la croissance économique fulgurante qu'a connu le pays ces dernières années, la lutte contre la pauvreté. C'est peu de le dire, le progrès économique du pays n'a pas profité à tous de manière égale. Cela doit changer.

 

« En 2015, on comptait toujours dans le pays 128 800 villages et 592 districts pauvres selon les standards nationaux », rappelle Tan Weiping, vice-président du Centre international de réduction de la pauvreté de Chine. « Le problème est que nous vivons en Chine un développement très déséquilibré » ajoute cet expert. « Des différences très importantes subsistent entre l'Ouest et l'Est du pays, mais aussi entre les zones urbaines et rurales. Par ailleurs, on note de grandes différences de niveau de vie à l'intérieur même des villes, en raison d'une répartition inégale des richesses », explique-t-il.

 

L'importance de ces inégalités devient clairement visible dès que l'on jette un coup d'œil hors du territoire des grandes métropoles. D'un coup de TGV, nous atteignons la ville de Xingtai, à environ 400 km au sud de la capitale, dans la province du Hebei. Déjà dans le hall de la gare pékinoise, on voit se déverser la foule des travailleurs migrants chargés de lourds ballots, et par la fenêtre du train climatisé, on aperçoit des terres agricoles pâles et arides. Avec chaque kilomètre supplémentaire qui nous éloigne des splendeurs de la capitale, on croit voir le calendrier reculer. Peu de gens le savent, mais nous nous trouvons ici, à quelques encablures des poches de développement que sont Beijing et Tianjin, dans l'une des zones rurales les plus pauvres de Chine.

 

La province du Hebei s'étend sur une surface d'environ 188 000 km², soit un tiers environ du territoire français. Elle abrite plus de 74 millions de personnes. Parmi elles, 3,1 millions, soit 4,2 % de la population totale de la province, sont considérées comme vivant dans un dénuement absolu. Le Hebei compte aujourd'hui 45 districts pauvres, dont certains particulièrement défavorisés autour de la ville de Xingtai, notre destination.

 

Pour Xingtai, qui compte environ 7,3 millions d'habitants si l'on additionne sa partie urbanisée et ses banlieues proches, la proximité des centres d'hyper-développement est à la fois un malheur et une bénédiction. Bien sûr, on espère ici profiter à long terme de l'élan économique et du marché en expansion que représentent Beijing et Tianjin, mais il faut bien se rendre à l'évidence : pour l'instant la réalité est très différente. Une large proportion des jeunes et des plus qualifiés s'est exilée dans la capitale où l'attendent des salaires plus attractifs et des opportunités plus nombreuses. Ceux qui restent sont principalement les personnes âgées, les femmes, les enfants. D'autre part, l'économie locale est frappée de plein fouet par les normes environnementales renforcées édictées par le gouvernement pour protéger l'environnement et qui pèsent sur les possibilités de croissance de l'industrie locale.

 

Comment réintégrer les régions les plus pauvres comme le Hebei et les habitants de Xingtai dans la croissance et le développement ? C'est l'un des principaux défis auxquels se voit confronté aujourd'hui le gouvernement chinois. Car, et c'est la clé du problème, le fonds et les subventions ne peuvent pas tout, et l'expérience d'autres pays montre à quel point ces mesures sont temporaires et limitées. Si elles peuvent fournir un soulagement momentané, elles sont loin de garantir la formation de compétences et un développement durable de leurs bénéficiaires. L'important est de susciter des initiatives personnelles, notamment visant à accroître le niveau d'éducation, qui pourront être transmises à la génération suivante.

 

Le changement commence dans les esprits

 

Ce qui doit se produire afin que les habitants de Xingtai et d'autres régions pauvres de la Chine puissent tourner durablement la page de la pauvreté, c'est une révolution dans les mentalités. Et c'est justement cela que le gouvernement essaie de provoquer, même si ces efforts ne sont pour l'instant qu'embryonnaires à Xingtai.

 

« Lorsque Deng Xiaoping a lancé en 1978 sa politique de réforme et d'ouverture, sa stratégie était claire et elle a rapidement trouvé un assentiment dans tout le pays », observe M. Tan. Les premiers efforts de développement devaient se concentrer sur les régions côtières de l'Est et du Sud-Est. C'est là que se trouvaient les meilleures conditions structurelles d'une croissance forte qui allait entraîner une prospérité rapide. Ensuite, stipulait la stratégie du leader chinois, ce serait au tour des régions de l'intérieur du pays et de l'Ouest chinois de rattraper progressivement leur retard, en profitant de la force économique, des ressources et des compétences accumulées par les entreprises, les institutions étatiques et les citoyens de l'Est du pays pendant les décennies de développement rapide.

 

« C'est ce qui se produit aujourd'hui, par exemple dans des projets comme l'initiative ''1 000 entreprises aident 1 000 villages'', dans le cadre de laquelle des entreprises prospères prennent sous leur aile des villages pauvres, par exemple en réalisant des investissement locaux », explique Dong Guoping, chef du département des affaires internationales du Bureau de l'information du Conseil des affaires d'État et co-organisateur du voyage d'études à Xingtai.

 

Ici, dans le sud du Hebei, on veut lier les deux depuis le début : l'aide financière par l'intervention de l'État, des entreprises et des ONG, et le changement des mentalités par des concepts innovants pour intégrer la population pauvre dans ce processus interactif de développement.

 

Un exemple de cette approche peut être trouvé dans le projet « Carnaval agricole de Nanhe ». Sur un terrain agricole de la taille de la place Tian'anmen, un ensemble de serres d'une surface totale de 47 000 m² est sorti de terre, divisé en six zones thématiques couvertes. On voit désormais pousser ici des fruits et légumes locaux, des plantes médicinales utilisées dans la médecine traditionnelle et d'autres plantes utiles de la région. Un projet réalisé en commun par la société locale Nanhe Country Jinyang Construction Investment Co., Ltd et l'Université agricole de Chine, à Beijing, cette dernière revendiquant la conception des installations. Ce projet est le quatrième de ce type conduit en Chine.

 

Ces installations ne servent pas qu'à conduire des recherches agronomiques, mais aussi d'attraction touristique de proximité. Le centre propose des visites de loisir studieux aux vacanciers de la région. Les ventes de billets constituent une part significative des revenus du centre et ses serres sont à l'occasion louées comme décor de séances de tournage et de photographie, par exemple à l'occasion d'un mariage.

 

Le rapport avec la lutte contre la pauvreté ? Le plus direct ! Ce projet crée des emplois locaux et des opportunités de recevoir des cours de formation continue, encourage les recherches sur les variétés locales de plantes et les savoir-faire liés à leur culture, mais l'objectif principal est d'encourager et de stimuler le sens des affaires chez les paysans. Chacun a reçu une dotation égale à 4 000 yuans, soit environ 550 euros, financée par le Fonds de lutte contre la pauvreté. « Nous proposons aux fermiers d'investir cette somme dans le projet de serres et ainsi d'acquérir une part dans l'entreprise. Un contrat est signé sur cinq ans, et chaque année les paysans reçoivent un dividende égal à 400 yuans, soit 10 % de leur investissement », explique l'un des employés qui travaille sur place. À l'issue des cinq ans, les actionnaires peuvent décider d'accroître leur investissement ou au contraire de récupérer leur mise. « C'est de cette façon que nous espérons encourager les gens d'ici à réfléchir à long terme et à investir leur argent dans des projets qui rapportent au lieu de les dépenser en une seule fois. »

 

Un autre point fort du projet est de s'attaquer non seulement à la composante « manque de moyens » de la pauvreté, mais aussi à son autre composante, qui est la « culture de la pauvreté ». La « culture de la pauvreté » est un concept identifié par l'anthropologue américain Oscar Lewis au XXe siècle. Sa théorie suggère que la lutte contre la pauvreté ne peut réussir si l'on ne modifie pas les modes d'action et de pensée des bénéficiaires, des modes qui sont souvent transmis d'une génération à l'autre.

 

Deux autres projets clé se sont fixé cet objectif, et on peut dire qu'il s'agit des fleurons de la campagne locale de lutte contre la pauvreté lancée par Xingtai. Les deux se développent dans le district de Lincheng. Le premier s'appelle Hebei Runtao Husbandry Sci&Tec Co., Ltd, une entreprise spécialisée dans l'élevage ovin créée en 2012. Les fermiers de la région peuvent participer à cette initiative en reversant à l'entreprise la subvention de 6 000 yuans (environ 830 euros) qu'ils ont obtenue du Fonds. En échange, ils seront bénéficiaires d'un dividende annuel de 480 yuans (66 euros). Par ailleurs, l'entreprise achète des fourrages pour bétail auprès des fermiers locaux à des prix supérieurs au marché, sans compter que de nombreux emplois été créés pour les habitants du village. Dans un avenir proche, il est prévu que les fermiers du village bénéficieront de cours de requalification pour l'élevage de bétail.

 

La société Lüling Manor s'appuie sur un concept similaire. Depuis sa création en 1999, elle s'est positionnée comme un des producteurs leaders de noix bio et écoule désormais sa production dans toute la Chine. Lüling Manor a elle aussi voulu inclure les fermiers des environs dans son succès commercial. Les noix qu'elle vend proviennent pour l'instant de huit villages du district de Lincheng et l'entreprise, qui maîtrise l'ensemble de la chaîne de production depuis la recherche-développement jusqu'au traitement et au conditionnement, en passant par la culture et la récolte, conduit aussi un marketing moderne et possède un réseau de distribution national. Elle emploie aujourd'hui plus de 8 000 personnes, dont une large majorité est originaire de la région. « Depuis quelques temps nous recrutons aussi des jeunes de la ville désireux de se réinstaller à Xingtai pour pouvoir travailler chez nous. Ceux-ci apportent des savoirs et une expérience de travail qui sont les bienvenus, c'est pourquoi nous nous efforçons de leur proposer de bonnes conditions de progression », affirme Gao Shengfu, directeur et fondateur de l'entreprise.

 

Mais on ne rencontre pas que des histoires à succès dans le cadre de cette participation qui a été mise au point pour offrir à la région des perspectives d'avenir. Aussi le gouvernement explore-t-il de nouvelles approches dans le domaine de l'attribution des subventions. La variété des formes de soutien à l'entreprenariat est sortie du cadre des simples garanties sociales comme l'assurance maladie ou la pension. Les autorités municipales de Xingtai par exemple ont installé dans tous les cantons les plus pauvres de la ville des cellules photovoltaïques. Celles-ci ne se contentent pas de fournir du courant électrique pour couvrir les besoins des habitants du canton, mais elles permettent aussi de faire des profits. Des profits qui sont redistribués aux citoyens, leur fournissant un petit complément de revenu.

 

Des innovations de ce genre conduites pendant la période du XIIe Plan (2011-2015) ont déjà réussi à sortir de la pauvreté cinq millions de personnes. D'ici à 2020, ce premier succès devra être suivi d'autres avancées.

 

Le psychologue américain Martin Seligman a lancé la théorie selon laquelle un grand nombre de personnes vivant dans la pauvreté, que ce soit dans les pays développés ou les pays en développement, souffrent d'une sorte de « désespoir acquis ». Leurs conditions de vie les conduisent à considérer les choix personnels comme peu importants ou inutiles, telle est son hypothèse de départ. Les aider à s'aider eux-mêmes, telle est l'action que veut mener le gouvernement chinois. Et ces nouveaux succès démontrent qu'une révolution des esprits peut réellement déplacer des montagnes.

 

Ce changement de mentalité ne pourra être décisif que dans la mesure où les déséquilibres présents dans le pays pourront être contrebalancés de façon durable. Et si l'on parle de révolution des esprits, celle-ci ne peut pas se cantonner uniquement à l'esprit des pauvres. Une vraie amélioration des relations, cela vaut aussi bien pour la Chine que pour les pays européens, ne sera possible qu'à condition qu'une égalité des chances soit créée pour tous les membres de la société. En Chine, cela signifierait que les citoyens des régions les plus développées du pays acceptent réellement de tenir la promesse qui a été faite au départ de la réforme et de l'ouverture et qu'ils tendent la main au reste du pays pour l'aider à se développer. Il faudra pour cela reconnaître qu'il n'y a pas plus de mérite à être né à Beijing qu'à Xingtai, que naître dans une famille diplômée, ce n'est pas la même chose que de venir au monde dans une famille où les enfants travaillent. Il faudra reconnaître que certaines situations de départ engendrent certaines responsabilités, que ce soit en Chine ou en Europe.

 

 

La Chine au présent